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la constellation des chats

Vincent Baudoux

[janvier 2006]

Peut-on imaginer la bande dessinée sans ses chats ? Après tout, sans l’acharnement de William Randolph Hearst, magnat de la presse américaine au début du vingtième siècle, la série Krazy Kat d’Herriman, qui initie toutes les autres sur ce thème, était condamné car de peu de portée commerciale.

Cela se comprend, tant la grande idée de Krazy Kat est parallèle à celle de l’art pictural de son époque : se passer de la représentation rigidifiée par ses conventions de temps, de lieu, d’action. Il n’est donc pas étonnant que Picasso en fut l’un des plus fervents admirateurs. Le parallèle ne s’arrête pas là, car autant Picasso est curieux de l’art nègre, autant Herriman témoigne de respect pour les cultures et les signes graphiques des Navajos et des Hopis, en même temps qu’il intègre le graphisme des panneaux d’affichage et des premiers billards électriques ! Si la narration se résume presque au triangle Ignatz Mouse (la souris), Krazy Kat et Officer Pupp (le gros chien), elle se nourrit de paradoxes et d’inversions tant il est impossible de comprendre si, entre les protagonistes, il s’agit d’amour ou de haine, et si la brique lancée par Ignatz à la tête de Krazy est douceur ou douleur. Il en va de même de l’instabilité du langage, qui emprunte à toutes les sources et superpose les registres, du phonétisme à l’argot hispanique, par exemple. Herriman touche ici à l’un des fondements de la bande dessinée qui saute souvent, sans choisir, du mode spatial au mode verbal et inversement.

Félix the Cat de pat Sullivan dans "tout se passe derrière l’écran" en 1926

Ainsi, outre « l’erreur » du redoublement des « K » de Krazy Kat, « belle » devient « bell » (cloche), mot que les personnages prennent aussitôt au mot ! Inconfort des signes encore, lorsque le paysage ou le décor changent de case à case, le jour succédant illico à la nuit, ou lorsque le dessin du titre se modifie à chaque planche. Indécision de la sexualité, car nous ne saurons jamais avec certitude si Krazy est chat ou chatte. Herriman introduit dans la bande dessinée ce concept nouveau de la science et de l’art de son temps : l’incertitude.

Compère quasi contemporain de Krazy Kat, Felix the Cat, de Sullivan, est issu des premiers dessins animés. Ce chat se comporte et raisonne en humain. Conçu dans une optique de diffusion planétaire, faisant sauter l’obstacle de la langue, il est muet. Ne reste donc que le visuel. Ce qui, loin d’être un handicap, devient un avantage, car le moindre indice, du plus petit signe du décor au corps du chat, notamment son appendice caudal, devient signe ou objet, canne à pêche, périscope, crochet, point d’interrogation...Tout peut advenir. L’imagination active les signes, dans un grand processus de métamorphose continuelle, donnant des scénarios imprévisibles, contradictoires, graves et drôles, qui atteignent leur paroxysme lorsque l’auteur raconte un film en train de se réaliser, par exemple. Felix the Cat sera le premier dessin animé sonore, quoique non synchronisé (c’est Disney qui réussira la première synchronisation, un peu plus tard, non pas avec un chat, mais avec une souris nommée Mickey), et le premier chat de la télévision naissante, en 1930, pour la NBC Télévision. Il sera le premier à passer du dessin animé aux publications dans les journaux, et un des premiers à pratiquer le merchandising à échelle industrielle. Son potentiel reste si énorme, aujourd’hui encore, que l’un des sites-phares de la bande dessinée numérique When I am King de DemianS, lui rend hommage et s’en inspire. Quant au sexe, sans quoi tout ce qui précède ne serait qu’aimable jeu formel, Felix the Cat n’est pas en reste, notamment avec Felix in love en 1922.

Krazy Kat de Georges Herriman, planche du 10 décembre 1983

Les chats de Saul Steinberg, d’Albert Dubout, puis de Ronald Searle et de Tomi Ungerer apportent une autre pierre à cette constellation, parce qu’ils indiquent qu’ils sont avant tout du dessin. Ces auteurs trouvent avec leurs chats de purs moments de plaisirs graphiques. Ils inventent des signes quasi picturaux, qui cheminent en parallèle à l’art contemporain de leur temps, par la mise en avant du médium, de son indépendance lentement reconquise après tant d’années de colonisation des contenus. Il faut signaler la convergence des dessins de Steinberg avec les travaux de Paul Klee, un des géants de l’Art pictural du vingtième siècle. Certains extraits des Esquisses pédagogiques de 1925 pourraient avoir étés écrits pour les images de Steinberg : « Une ligne active prenant librement ses ébats. Promenade pour la promenade, sans but particulier. Cette même ligne avec des formes d’accompagnement... ».

Cependant, à la différence de Klee, qui réfléchit comme un artiste de la première moitié du XXè siècle, Steinberg aborde de front le monde contemporain et les médias. Il y a aussi du Picasso chez Steinberg, lorsqu’il inverse la relation séculaire du modèle au dessinateur, en contraste à la tradition normative qui décidait d’abord d’un modèle, d’un motif, que l’on essaye ensuite de transcrire comme on peut. Quant au sexe, puisqu’il est à l’origine de toute vie, s’il y en a peu chez Steinberg (son flair lui fait préférer le nez, soutenant que là, Freud s’est trompé), Dubout est le premier à oser dessiner des trous du cul (en gros plans). Searley va d’enlacements very british (on le fait, mais les formes sont sauf sous la fourrure -honey soit qui mâle y pense). Tandis que Ungerer, exceptionnellement, préfère ne pas trop en montrer, réservant ses ardeurs pour Jo, gamin qui refuse les baisers de sa maman, faisant d’un mignon petit chat un horrible petit monstre.

Dessin publicitaire Abracadabra par Tomi Ungerer en 1979


Lorsqu’il deviendra sexuellement mature, Jo imitera Slowburn, de Franquin et Gotlib, soixante vignettes d’une partie de pattes en l’air intensives, se terminant en caricature de revendication féministe. Il faut évoquer cette lignée de chats qui s’embourgeoisent au contact des « Golden sixties », Poussy, Chaminou (flic d’un ordre végétarien), Pantoufle, dont le nom est déjà tout un programme. Ils sont célibataires, sans doute castrés. Dans cette veine, le pompon revient cependant à Garfield, plus récent, matou gras, heureux, imbécile, logé, nourri, chauffé et blanchi, ravi à l’idée de ne rien faire, qui reçoit le luxe au quotidien sans qu’il ait à le demander ni à se battre pour l’obtenir. Pour le dire en deux mots : irresponsable et infantilisé.

Un chat qui serait comme un coq en pâte, à l’image du consommateur gavé que nous aspirerions tant à devenir, ce qui explique sans doute son succès, Siné a tout osé, bien servi par les circonstances, tout le monde n’ayant pas la chance d’avoir sous la main le général de Gaulle et mai 68 ! Il nous a appris qu’aucun tabou ne doit être épargné, que l’on peut et que l’on doit affronter de manière enragée la politique, la religion, la magistrature, les femmes, les corps institués, la famille, le travail, la patrie, les patrons, la police, la justice, l’armée, le sentiment amoureux, ou le sexe (qu’il transforme en pornographie), les handicapés mêmes. Un vrai jeu de massacre, et tant pis pour la censure ou les procès pour outrages, car tel est le prix de la liberté. Siné apporte aussi sa Portée de chats, soit l’intrusion de la langue (sans jeu de mots), dans un monde verbal indissociable des images.

Chaminou et Khrompire de Macherot

Mais, contrepoint à la virulence du propos engagé, ces chats se permettent les calembours les plus navrants (Châteaubriant), leur légèreté dénigrant l’ordre du langage aussi sûrement que les images s’en prennent à la mise en ordre du social. On a trop rarement signalé les qualités graphiques de Siné, sans quoi tout le reste apparaîtrait bien fade. Siné dessine, si j’ose dire, à coups de trique. Toutes matraques et griffes dehors, certes, mais d’une précision signalétique exemplaire.

Après les grands-pères fondateurs qui ont balisé le terrain, les artistes, les bourgeois repus, le révolté, il manque à cette constellation des chats le délinquant, en attendant le tortionnaire. Le rôle est assumé par Fritz the Cat, sous le crayon de Robert Crumb. Miroir de l’underground américain des années soixante, il se délecte des interdits, vivant de violence et de drogues, débauché que ne rebute pas le vol, le viol, l’inceste, ou quoi que ce soit qui satisfasse un érotisme aussi développé que fort peu romantique. Lubrique et salace, Fritz est un mauvais garçon sans gêne, mais pas sans gènes. Dans ce contexte, d’où tout projet est absent sinon tirer son coup dès que faire se peut (ou ne peut pas, selon les règles des bonnes mœurs, ce qui est bien plus excitant), la propension à l’autobiographie s’installe, avec une langue dans laquelle une phrase de sept mots contient au moins trois fois un gros mot de quatre lettres. Contenu, graphisme, langage, Fritz the Cat instaure l’esthétique du « crade ».

Fritz the Cat-Special Agent for the CIA de Robert Crumb

Téléchat, une émission de télévision, marque le paysage médiatique de son temps. Roland Topor y met en scène les deux filières déjà aperçues et que tout oppose, la contestation et la soumission, par le biais d’un chat impertinent face à une autruche guindée. C’est à qui en met plein la vue à l’autre, dans un humour au second degré (voire au troisième), proche de l’esprit du Muppet-Show, mais avec davantage de nonsense. Le chat de Téléchat s’appelle d’ailleurs Groucha (sans « t »),hommage non déguisé à Groucho Marx ! Son jeu favori consiste à abreuver le public de nouvelles et de commentaires les plus farfelus, au milieu d’un bric-à-brac d’objets dont le sens est indéfinissable. Les marionnettes se livrent aussi, subrepticement, au combat des mâles et des femelles, l’autruche n’étant pas toujours ici un gros oiseau pour le chat. Peu de mouvements de caméra, de changements de plans, le monde entier s’imagine à travers les racontars de ces hommes et femmes-troncs, cadrés tels qu’on les voit à travers la lucarne du petit écran.

Les gosses qui s’interrogent devant Téléchat sont les mêmes qui versent une larme pour les Aristochats, un produit calibré pour générer un maximum de recettes. Quitte à paraître incongru, on est en droit de se demander si le temps ne fera pas de Walt Disney le « Pompier » de notre époque, virtuose et ingénieux, séducteur, mais porteur de valeurs tellement bien pensantes et politiquement correctes, qu’il en devient saint-sulpicien ! Quoi qu’il en soit, Walt Disney contribue à crédibiliser le dessin animé auprès du grand public, et, par le biais de la vidéo, il s’installe dans nos salons. Dès lors, notre constellation doit inclure les chats qui entrent chaque jour dans nos familles par le biais de la télévision. Titi et Gros Minet et Tom et Jerry, par exemple, de classiques histoires où les petites souris prennent le meilleur des gros bêtas de matous. Soit la réécriture de l’éternel scénario de David et Goliath, ou encore le désir très humain - et des petits enfants vis-à-vis des adultes - de voir l’astuce triompher de la force.

Extrait de "Et vous, chat va, de Philippe Geluck

Ces séries reprennent au Krazy Kat l’idée d’un même scénario décliné en une multitude de variations inattendues qui convergent vers une chute par avance connue, et à Felix le goût des métamorphoses des corps et des objets, l’un n’étant d’ailleurs pas exclusif de l’autre. Ces nouveaux chats se réapproprient la cruauté naturelle des chats et des souris, qui s’inverse souvent. Ils sont propulsés en cela par le médium, puisque celui-ci permet, en combinant vitesse et animation, de nier les certitudes et les lois de la physique, l’entropie, même la mort, au point que l’on devrait souvent parler d’un cinéma de réanimation ! Dans ce cadre, il faut accorder une mention spéciale à Itchy et Scratchy, le chat et la souris locataires de la série Les Simpson. La violence y est encore montée d’un cran : il ne s’agit plus seulement de se défendre dans un monde où les valeurs traditionnelles dont plus cours, mais où toutes les relations sont à réinventer à partir de la lutte pour la vie, la survie. La « Nature », instinctive, brimée par une « Civilisation » déboussolée, revient à ses origines, sauvages.

Voilà qui expliquerait le retour des chats depuis un siècle, depuis que, au quotidien, et même sous des airs charmeurs et libéraux, l’image du prédateur réinvestit notre imaginaire collectif. A vrai dire, la bête n’a jamais cessé de ramper. Edmond Calvo l’avait bien compris en dessinant La Bête est morte !, sur un scénario de Victor Dancette. Il y raconte la Seconde Guerre mondiale par le biais de protagonistes qui seraient des animaux, les Français des lapins, les Anglais des bouledogues, les Russes des ours, les Américains des bisons, les Japonais des singes et les nazis des loups, etc. Ces loups sont une parenthèse dans l’œuvre de Calvo, car avant et après, il dessine beaucoup de chats. Moustache, flanqué de Trottinette et de Coquin, avec, bien entendu, l’un ou l’autre méchant, pas bien terrible et ridicule, comme l’est Coupendeux. Même si Moustache et Trottinette et Krazy Kat ont peu de points communs, Calvo savait-il qu’il revenait sur le trio imaginé par Herriman, faisant d’un chat, d’une souris et d’un chien les héros d’un petit monde féerique et détaché des choses du temps ?

Extrait de "La bête est morte" de Calvo

La guerre détruisit ce paradis terrestre, et rappela avec horreur que l’homme est un loup pour l’homme. La guerre, qui n’avait été qu’une parenthèse épouvantable pour Calvo, a enfanté Maus, une des bandes dessinées majeures de notre époque. Art Spiegelman fait des nazis des chats, criminels cruels, qui se livrent à l’extermination des juifs, les souris. Ce récit est pour une part autobiographique, Spiegelman trouvant dans ses traumatismes le ressort de ses créations majeures. Ici : une réponse à sa culpabilité suite au suicide de sa mère, déportée revenue des camps, anéantie de voir son gamin sombrer dans la déchéance de la drogue et de l’alcool... Il s’en sortira, plus tard, par le dessin. Une œuvre noire donc, mais qui aurait valeur de thérapie.

Comment encore dessiner des chats après cela ? En pensant que, quoi qu’il arrive, la vie continue, et que les jeunes générations ont ce pouvoir sans cesse renouvelé de recommencer, ailleurs, et là où on ne les attend pas. Car le monde et les rapports sociaux évoluent, ce dont témoignent ces chats à l’étonnant pouvoir d’adaptation. Aux chats de trouver leur niche, si l’on ose dire. Ainsi, Le Chat de Philippe Geluck, un des derniers arrivés sur la scène (cela tombe bien, il est acteur),joue la carte de la dérision, voire du cynisme. A force de faire le pitre, Le Chat dévoile l’envers du décor, suivant ainsi le proverbe selon lequel, si l’on veut connaître le vrai, il faut répandre le faux. Très cultivé, Le Chat picore partout dans le patrimoine que lui ont laissé les ancêtres que nous venons d’évoquer, s’accaparant ce qui lui semble nécessaire, ignorant le reste : il recycle et recompose ce qui lui convient. Bientôt, sans doute, et probablement sur un autre mode, viendront d’autres chats qui nous étonneront, nous dérangeront, qui emprunteront à leurs prédécesseurs de quoi bâtir leur vie, créer leur monde, et élargir encore cette constellation qui ne cesse de s’étendre.

Article paru dans le numéro 12 de 9e Art en janvier 2006.