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points ben day et sunday pages : de l’importance de l’impression de mauvaise qualité

Guy Lawley

[janvier 2023]
Comment les couleurs des bandes dessinées de la fin du XIXe siècle étaient-elles produites ? Ces couleurs si singulières forgèrent l’esthétique de la bande dessinée américaine parue dans la presse dominicale. 
Cet article présente les techniques d’impression des premières Sunday Pages en couleurs ; il rappelle leur histoire éditoriale, puis détaille les méthodes d’impression derrière les aplats et points Ben Day qui contribuaient à leur syntaxe visuelle si caractéristique – celle que plusieurs décennies plus tard le pop artist new-yorkais Roy Lichtenstein reconnut et exploita.

Introduction

Dans la dernière décennie du XIXe siècle, l’impression en couleur et le comic strip moderne où les personnages utilisent des bulles pour s’exprimer, l’« audiovisuel sur papier » selon l’expression de Thierry Smolderen, ont tous deux fait irruption dans la presse américaine grand public. S’ils ne sont pas arrivés exactement au même moment, leur essor est intimement lié. Les bandes dessinées étant de nos jours de plus en plus créées numériquement et lues sur écran, la réalité de la production et de la consommation de bande dessinée à l’ère pré-numérique nous apparaît de plus en plus éloignée. De plus, une bande dessinée fait aujourd’hui généralement l’objet d’une impression offset sophistiquée sur du papier glacé, et c’est par ce biais que nous découvrons les chefs-d’œuvre du passé, tels les albums de Rodolphe Töpffer ou le Krazy Kat de Herriman. Pour bien comprendre l’histoire de la bande dessinée, il faut donc prendre en compte la matérialité des pages telles qu’elles étaient publiées et lues lors de leur première publication — ce que Charles Hatfield a appelé « leur construction physique comme objets imprimés » [1].

Case de The Katzenjammer Kids (Pim Pam Poum), par Rudolph Dirks, New York Journal, 8 mai 1904

Cet article présente les techniques d’impression des premiers comics en couleur. Il rappelle leur histoire éditoriale, puis détaille les méthodes d’impression derrière les aplats et points Ben Day qui contribuaient à leur syntaxe visuelle si caractéristique – celle que plusieurs décennies plus tard l’artiste new-yorkais Roy Lichtenstein reconnut et exploita. Jusque-là, les chercheurs n’avaient en effet pas assez expliqué ces racines techniques.

Journaux en couleur, comics en couleur

En 1890, les journaux étaient imprimés en noir et blanc. Quelques magazines hebdomadaires avaient commencé à utiliser l’impression en couleur, en particulier les magazines satiriques new-yorkais Puck et Judge (chromolithographie), ainsi que Paris illustré (chromotypographie). Les presses des journaux, conçues pour allier rapidité et économie, utilisaient d’énormes rouleaux du papier journal le plus fin et le moins cher possible, et l’encre est, pour paraphraser Henry Ford, « de la couleur qu’ils voulaient, tant que c’est du noir. »

Dans les années 1870, la presse rotative à retiration, qui associe deux cylindres pour permettre d’imprimer sur les deux côtés du papier en même temps, avait constitué une première innovation majeure. Hippolyte Marinoni, à Paris, eut l’idée de l’améliorer en ajoutant trois paires de cylindres supplémentaires (jaune, rouge et bleu) afin d’imprimer en quadrichromie. La couverture et la dernière page du Supplément Illustré dominical à son Petit Journal parut en couleur à partir de novembre 1890. L’absence de bande dessinée, contrairement à diverses publications concurrentes, n’empêcha pas un succès immédiat : l’impression en quadrichromie des journaux connaissait des débuts en fanfare.

Le succès de Marinoni ne put tout d’abord être reproduit hors de France. George Newnes du Strand Magazine tenta de lancer un hebdomadaire, le Million, imprimé à Londres sur une rotative polychrome Marinoni. L’expérience ne dura que trois ans (1892-1895). L’Illustrated Supplement du Inter Ocean de Chicago, qui utilisait la première presse couleur montée aux États-Unis, dura deux ans (1892-1894). À New York, le Recorder, un quotidien aux yeux plus gros que le ventre, essaya la couleur en 1893 avant de jeter l’éponge.

Cela incita cependant Joseph Pulitzer, propriétaire du bien plus établi New York World, à acheter une presse polychrome la même année. Il faillit abdiquer car la qualité d’impression des premières pages publiées dans son supplément dominical s’avérait très décevante. Deux ans plus tard, le Sunday World publiait cependant un supplément en couleur à succès associant dessins et textes humoristiques, la « Comic Section ». Des comic strips y apparaissaient périodiquement, comme ç’avait déjà été le cas quand le supplément était en noir et blanc. Les grandes images mettant en scène le Yellow Kid de Richard Outcault s’avéraient particulièrement populaires.

En 1896, William Randolph Hearst, pour enrayer le déclin de son New York Journal, débaucha Outcault et son Kid pour alimenter The American Humorist, son propre supplément dominical en couleur fortement inspiré du Sunday World. Outcault se mit à utiliser de temps en temps plusieurs cases, et parfois des bulles. L’« audiovisuel sur papier » s’imposa dans le Journal lorsque les Katzenjammer Kids de Dicks (1899) et Happy Hooligan d’Opper (1900) établirent fermement l’usage des bulles. Le terme « comic strip » n’apparut que quelques années plus tard, initialement pour désigner les bandes quotidiennes en noir et blanc.

Les chercheurs ont depuis longtemps exposé la diversité des influences ayant permis l’apparition du comics dominical, bien que l’importance relative de celles-ci fasse toujours débat : Wilhelm Busch, les Images d’Épinal, les magazines Puck et Judge, le vaudeville, etc. Concernant leur impression en couleur, Jean-Paul Gabilliet a conclu dans son article de 2005 « “Fun in four colors” : Comment la quadrichromie a créé la bande dessinée aux États-Unis » :

Dire que la quadrichromie a créé la bande dessinée américaine relève bien sûr de la boutade. Néanmoins, le rôle joué par la couleur dans le développement de la bande dessinée aux États-Unis a été indéniable d’un point de vue culturel dans la première moitié du XXe siècle, jusqu’à ce que le cinéma, puis la télévision, deviennent des sources de couleurs plus immédiates et quantitativement plus importantes que les pages des illustrés.

Jean-Paul Gabilliet

Gabilliet a bien montré que la quadrichromie est un facteur important du succès des nouveaux bandes dessinées dans les journaux. Ce qui est moins connu, c’est qu’en-dehors de la France, les bandes dessinées ont joué un rôle de première importance dans le succès de la quadrichromie dans les journaux.

La première page en couleur publiée par le New York World en 1893 contenait un grand dessin de Walt McDougall, le second une piètre reproduction d’une peinture du navire de Colomb, la Santa Maria. Dans tous les cas, l’impression en couleur, dans les dessins d’humour comme dans les reproductions d’images, n’a pas rencontré le succès escompté. L’apparition de la Comic Section ne fut pas qu’une affaire de sélection darwinienne, ou de décision éditoriale de satisfaire les goûts de son public. C’était aussi que le coût très important des presses couleurs flambant neuves de Pulitzer incitait fortement à leur trouver une utilisation financièrement productive – pour utiliser une expression moderne, c’était un projet « too big too fail » [trop important pour échouer]. Dans son autobiographie publiée en 1941, Moses Koenigsberg, premier dirigeant du King Features Syndicate de Hearst, évoqua le destin de cette machine hors de prix. Selon lui, ce sont ses limitations techniques qui motivèrent le choix de publier une section humoristique :

C’est de cette magie mécanisée qu’émergèrent les pages dominicales de bande dessinée. […] Le World fit plusieurs tirages d’essai insatisfaisants. Le projet qu’avait Pulitzer de reproduire des tableaux célèbres alla à vau-l’eau. Les reproductions étaient atroces. […] Contrairement à une idée reçue, la bande dessinée en couleur ne résulta pas d’une passion pour l’humour. Elle ne naquit pas d’une divine inspiration mais du pénible labeur d’éditeurs s’échinant à résoudre un problème. Ce fut la réponse à un casse-tête technique.

Moses Koenigsberg

Une section mode fut suggérée, mais le rédacteur en chef de l’édition dominicale Morrill Goddard croyait dur comme fer aux cartoons :

Une majorité de ses collèges s’accrochaient à leur préférence pour les robes. Goddard prévalut autant par élimination que par un choix arbitraire.

Moses Koenigsberg

Le supplément se rentabilisa en faisant vendre des centaines de milliers d’exemplaires supplémentaires. De plus, il lança un nouveau média de masse américain qui influença largement le développement de la narration graphique au Japon, en Europe et ailleurs. Bien que Jean-Paul Gabilliet ait qualifié le titre de son article de « boutade », la quadrichromie a bien joué un rôle majeur dans la création de la bande dessinée aux États-Unis.

À ces facteurs étiologiques, nous suggérons d’ajouter l’importance quelque peu paradoxale de l’impression de mauvaise qualité. En effet, les chercheurs en bande dessinée n’ont pas encore produit d’exposé clair des méthodes utilisées pour imprimer les bandes dessinées américaines, pas plus d’ailleurs que les historiens de l’impression, de l’illustration ou des Beaux Arts, malgré leur importance pour Lichtenstein.

Les points Ben Day

Cette case du Yellow Kid de Richard F. Outcault provient du New York Journal du 20 décembre 1896. Les points permettant de faire apparaître les couleurs sont clairement visibles, comme ils l’étaient aux lecteurs de l’époque. Il était possible d’imprimer avec des points beaucoup plus petits, mais uniquement sur un papier à la surface plus lisse, et en utilisant autre chose qu’une rotative à journaux.

Richard F. Outcault, case du Yellow Kid parue dans le New York Journal du 20 décembre 1896

Les détails ci-dessous (2 × 2 cm dans la publication d’origine) font apparaître deux types différents de points Ben Day : un motif géométrique régulier rouge sur la peau du Kid, et à l’arrière-plan un motif bleu évoquant des pointillés faits à la main.

Les motifs Ben Day n’étaient pas tous des points. L’image suivante, extraite d’un livre de 1946 de Ben Dalgin (Advertising production), présente des « motifs Ben Day typiques » de l’époque. Les n° 523 et 437 sont similaires à ceux utilisés ci-dessus.

Exemple de motifs Ben Day issu du livre de Ben Dalgin - 1946, page 21.

Benjamin Day Junior avait breveté ses « moyens d’ombrage » en 1879. Ils avaient déjà connu un grand succès dans l’industrie de la lithographie avant leur adoption par les quotidiens new-yorkais. Appliquer ces motifs aux plaques métalliques utilisées pour l’impression des journaux nécessitait une technique différente de la lithographie. La méthode utilisée était intimement liée à la photogravure.

Photogravure et Ben Day : un exemple en noir et blanc

La photogravure a été pratiquée pour la première fois à Paris en 1872 par Charles Gillot. La méthode dite « américaine », légèrement différente, a été développée une dizaine d’années plus tard par Louis Levy. Je vais expliciter les liens entre photogravure et Ben Day à partir d’une case en noir et blanc extraite d’une bande quotidienne de George McManus, La Famille Illico, où apparaît Jiggs, le personnage principal. À l’époque, ce travail était réalisé non pas case par case mais bande par bande ou, le dimanche, page par page.

Tout d’abord, le dessin original (à gauche) était photographié, ce qui produisait une image inversée, le négatif, (à droite), laquelle n’était techniquement pas en noir et blanc mais en noir opaque sur fond transparent.

Le négatif était placé sur une feuille métallique (souvent du zinc) imprégnée d’une couche photosensible (probablement de l’albumine bichromatée) qui, après exposition à la lumière, durcissait et devenait résistante à l’acide.

Schéma en coupe adapté de l’ouvrage de 1948 de L. Flader and J.S. Mertle, Modern Photoengraving (page 196) :

1. Source lumineuse
2. Négatif
3. Plaque métallique sensibilisée
4. Image reproduite sur la couche sensibilisée sous la forme d’une pellicule durcie

Les parties de la couche photosensible non durcies étaient ensuite enlevées. En résultait sur la plaque d’impression une image inversée résistante à l’acide, [un acid resist en anglais] (ci-dessous) :

Cette image était prête pour la gravure. En plongeant la plaque métallique dans de l’acide, les zones non protégées par l’image résistante se retrouvaient partiellement rongées. Le dessin ressort alors de la surface métallique abaissée, « en relief ».

Graver assez profondément pour fabriquer une plaque d’impression opérationnelle nécessitait au moins trois ou quatre passages. À chaque fois, les bords métalliques des parties en relief devaient être protégés pour éviter que l’acide ne creuse la base sur laquelle reposait le dessin. Ce procédé, le gillotage, avait été inventé vers 1850 par Firmin Gillot, le père de Charles, avant l’apparition de la photogravure. Gillot père protégeait les bords avec une encre noire épaisse. La méthode américaine utilisait une résine en poudre appelée « sang de dragon », appliquée consciencieusement à la brosse sur les bords puis fondue sur ceux-ci à la flamme de gaz.


5. Résultat de la première gravure à l’acide
6. Protection des bords des images avec une résine résistance à l’acide
7. Résultat des gravures supplémentaires

L’image en relief était ensuite copiée sur une plaque métallique flexible par stéréotypie [2] ou électrotypie [3] , puis incurvée pour être placée sur le cylindre d’une rotative. Après impression, l’image retrouvait son sens de lecture d’origine.

Imaginons cependant que McManus ait voulu que le veston de Jiggs arbore un motif Ben Day. Le processus aurait alors été différent. Dans ce cas, l’auteur indiquait sur son original, au badigeon ou à l’encre bleue, où il voulait que le motif soit appliqué. Une note manuscrite spécifiait le motif si ce n’était pas le même que d’habitude.

La couleur bleue n’apparaissait pas sur le film photographique : le négatif était parfaitement identique au précédent, et l’image résistante à l’acide était préparée sur la plaque en zinc exactement comme précédemment . Cependant, arrivé à cette étape, le graveur, suivant les indications du dessin original, ne lançait pas immédiatement la gravure.

À la place, il appliquait un fluide semi-transparent, une sorte de solution de caoutchouc, un liquide de masquage coloré par de la gomme-gutte, sur l’ensemble des zones de l’image ne nécessitant pas de points. En séchant, la gomme formait une couche caoutchouteuse, et la plaque métallique n’était plus exposée qu’au niveau du veston de Jiggs. Il était également possible d’aboutir au même résultat en utilisant un masque en papier.

Les motifs étaient appliqués au moyen d’une table Ben Day associant diverses barres métalliques à un écran, comme le montre l’illustration de 1924 ci-dessous (H. A. Groesbeck Jr., The Principles and Practice of Photo-Engraving, New York : Doubleday, Page & Co, 1924, p. 147) :

Le cadre en bois de l’écran (le rectangle pâle au centre de l’image) est fixé à une barre métallique horizontale par une pince articulée permettant de retourner l’écran. Cette barre horizontale est elle-même fixée à deux barres situées aux extrémités gauche et droite de la table afin de pouvoir déplacer l’écran de haut en bas et de gauche à droite.

Une feuille de celluloïd transparent est enchâssée dans le cadre en bois. La face inférieure de cette feuille est faite d’une couche caoutchouteuse portant le motif Ben Day. La plaque de zinc à traiter est visible sous l’écran. Elle contient quatre images, masquées par du papier et non par le liquide de masquage.

L’image suivante montre l’écran retourné à 180° pour rendre apparente sa surface en contact avec l’image. De l’encre noire épaisse y est appliquée au rouleau. Cette encre n’adhère qu’au sommet des points en relief, afin que l’écran demeure semi-transparent.

Ci-dessous, l’écran est remis dans sa position initiale. Sa surface encrée repose dorénavant sur la plaque d’impression. L’imprimeur appuie avec un autre rouleau sur l’écran afin de transférer les points encrés sur les parties exposées du métal. Il n’y a pas d’encre sur son petit rouleau. Un polissoir encore plus simple pouvait être utilisé.

Ci-dessous : notre case de Jiggs après application des points Ben Day. La précision n’était pas requise : le nettoyage de la gomme-gutte faisait disparaître les points superflus. Le résultat apparaît à droite. L’image tout entière était maintenant résistante à l’acide : les traits grâce à la pellicule résistante à l’acide décrite antérieurement, et chaque point Ben Day fait d’une encre noire épaisse elle aussi résistante à l’acide. La plaque d’impression était alors prête pour la gravure.

Voici un agrandissement des points sur la plaque, et l’image imprimée finale. Les indications (imaginaires) de George McManus ont été suivies.

Les points Ben Day en couleur

Une plaque d’impression pouvait être utilisée pour imprimer dans n’importe quelle couleur. En quadrichromie, l’image sera imprimée par imposition de quatre plaques différentes successivement : une en jaune, suivie d’une en rouge, puis en bleu, puis en noir. Il suffisait d’utiliser la bonne encre, par exemple pour produire des points Ben Day bleus (à gauche). Cependant, si cette image était combinée avec une image noire imprimée depuis une plaque séparée, mais avec un léger décalage, comme c’était souvent le cas, le résultat se serait avéré insatisfaisant (à droite). Sans parler du résultat après le passage en rouge et jaune !

La solution était d’utiliser le négatif photographique non pas pour faire apparaître le dessin original sur la plaque en zinc comme une pellicule résistante à l’acide mais comme une simple « trace » non résistante à l’acide (à gauche). Cette image était visible pour l’ouvrier spécialisé dans le procédé Ben Day, qui pouvait la recouvrir de gomme-gutte puis y ajouter des points comme il le faisait en noir et blanc, avec la même encre noire ; seule l’image imprimée finale utiliserait du bleu. Après application sur la plaque, seuls les points se retrouvaient résistant à l’acide (à droite).

La gravure faisait disparaître la « trace » avec le reste de la surface métallique exposée. Sur la plaque finale, seuls les points restaient en relief. Imprimé seul, le veston bleu de Jiggs semblait dès lors flotter dans l’espace (à gauche). La superposition du noir (sans points noirs) permettait d’atteindre l’effet désiré.

Il était également possible d’appliquer de l’encre noire résistante à l’acide sur une plaque Ben Day « tracée » avant de la passer à l’acide (à gauche). Cela permettait d’obtenir un aplat uniforme (à droite).

Enfin, voici la combinaison des impressions bleue et noire ; parfaitement alignées (à gauche) et comme elles auraient pu apparaître sur une vraie page dominicale lorsque l’impression ne se passait pas si bien (à droite).

En procédant de la même manière avec le jaune et le rouge, il était donc possible de produire une image en quadrichromie à partir d’un dessin original en noir et blanc et de points Ben Day.

Séparation des couleurs et indications de couleurs

Les ouvriers spécialisés dans le Ben Day agissaient comme ce que nous appellerions des « séparateurs de couleurs » : ils devaient décider où placer les différents motifs sur chacune des quatre plaques d’impression en bleu, rouge, jaune et noir – couleurs par la suite standardisées dans le système CMJN (cyan, magenta, jaune, noir).

Cependant, l’expression de « séparation des couleurs » n’est apparue qu’avec le procédé très différent de séparation photographique des couleurs : photographier des œuvres en couleur via différents filtres colorés, en extrayant différentes couleurs issues de tout le spectre. Aux États-Unis, jusqu’aux années 1980, les bandes dessinées ont continué à utiliser des dessins en noir et blanc, sans couleur à extraire. Les ouvriers Ben Day et leurs successeurs devaient ajouter les couleurs, généralement en utilisant des indications.

Tout comme ils ajoutaient à leurs dessins des indications bleu pâle destinées au graveur pour l’impression en niveaux de gris, les dessinateurs produisaient des indications de couleurs pour les pages dominicales. Il ne s’agissait pas d’une planche originale en couleur directe prête à être photographiée en séparation des couleurs, mais, là encore, d’un simple ensemble d’instructions pour les ouvriers Ben Day. Ainsi, lorsque des personnages ou des décors apparaissaient plusieurs fois, les indications n’étaient pas répétées. La bibliothèque du Congrès américaine détient par exemple cette planche de Little Nemo :

Indications de couleurs (« colour guide ») pour Little Nemo In the Land of Wonderful Dreams par Winsor McCay, New York American, 8 juin 1913, In the land of wonderful dreams. "Drive the truck right up here underneath her !" | Library of Congress

Pour interpréter les indications de couleurs, les graveurs Ben Day devaient avoir l’œil, le cerveau et la main bien entraînés. Ils pouvaient utiliser plusieurs écrans Ben Day différents sur chaque plaque de couleur pour produire des teintes plus ou moins foncées. Le même écran pouvait également être utilisé pour produire plusieurs teintes. Comme la surface caoutchouteuse de l’écran Ben Day était compressible, appuyer plus fortement au dos de l’écran résultait en des points plus larges et une teinte plus foncée.

De plus, le même écran pouvait être appliqué deux fois, trois fois ou plus pour produire des agglomérats de points de plus en plus larges. Le dispositif Ben Day permettait de soulever, ré-encrer et replacer l’écran exactement à la même position si besoin était. L’écran pouvait également être déplacé légèrement vers la gauche ou la droite, le haut ou le bas, afin de réaliser des ajustements très précis se comptant en fractions de millimètres. Cela permettait de placer une deuxième ou une troisième série de points immédiatement à côté de ceux appliqués juste avant, pour créer des formes différentes ou des points de couleur plus larges. Cela est mentionné dans quelques manuels d’impression, de photogravure, etc. mais je ne l’ai jamais vu illustré. J’ai réalisé numériquement les trois exemples hypothétiques qui suivent : application simple, double et triple d’un même motif à points réguliers.

Une fois ces motifs en tête, il devient facile de les repérer dans les comics. Par exemple, dans la case du Yellow Kid de 1896 que j’ai montrée plus haut (à gauche), et dans une autre case de la même planche (à droite), des triples applications d’un même écran apparaissent clairement. Et je pense qu’un second écran avec un motif différent a été appliqué sur ses oreilles et ailleurs.

Une esthétique incidente

Selon moi, cette nouvelle technique d’impression a par ailleurs été à l’origine, quoique incidemment, d’une nouvelle esthétique, une syntaxe visuelle unique qui perdura jusqu’au dernier tiers du XXe siècle à la fois dans les suppléments dominicaux et, à partir des années 1930, dans leurs rejetons illégitimes, les comic books. Au fil des décennies les ouvriers Ben Day se sont de plus en plus contentés d’appliquer des points en utilisant plusieurs fois un unique écran, plutôt que différents écrans.

En 1934, un nouveau système est apparu aux États-Unis permettant de produire une colorisation semblable plus rapidement, à moindre coût et sans nécessiter d’ouvriers spécialisés : Craftint Multicolor. Les motifs de lignes et de points étaient préimprimés à l’encre invisible sur du papier à dessin ; ils devenaient noirs lorsque l’artiste peignait avec un fluide chimique aqueux, ou « révélateur ». [4] Comme elle avait besoin d’une méthode bon marché, l’industrie naissante du comic book s’en est saisie avec enthousiasme, tout comme certains éditeurs de pages dominicales. Cependant, alors que la quadrichromie Ben Day permettait de produire un large ensemble de nuances, Craftint ne permettait que 63 couleurs outre le noir et blanc. Cela n’était pas un problème pour l’industrie du comic book, qui utilisait généralement bien moins de couleurs que ça.

Au milieu des années 1950, elle trouva d’ailleurs une alternative encore moins chère : peindre sur des transparents en acétate et faire des points au moyen d’un écran de similigravure (il s’agit d’un écran ou une trame de « demi-teinte » qui décompose photographiquement les formes plates, peintes sur l’acétate, en points [5]. Le procédé est lui aussi limité à 63 couleurs, mais l’écho de la colorisation des années 1890 résonnait encore !

Cette troisième méthode est celle utilisée dans les bandes dessinées que Roy Lichtenstein a imitées et transformées dans ses tableaux des années 1960. Lichtenstein a mis l’esthétique des comic books sur le devant de la scène d’une manière à la fois spectaculaire et controversée en s’appropriant des cases de comic books qu’il avait aussi considérablement agrandies. Il simplifiait encore plus leurs contours noirs austères et leur nuancier, tout en exagérant les proportions de ce qu’il appelait leurs « points Ben Day ».

A gauche : case de Girls’ Romances 105, décembre 1964 (DC comics), dessiné par Tony Abruzzo. Droite : M-maybe, Roy Lichtenstein 1965, huile sur toile, 152,4 x 152,7 cm.

Les comics d’alors en étaient à deux générations technologiques des points Ben Day authentiques, mais Lichtenstein n’avait pas tort d’adopter ce nom. La méthode Ben Day des origines avait connu un tel succès, dans l’industrie des comics comme au-delà, que le terme « point Ben Day » en était venu à désigner de manière générique toutes les méthodes ultérieures de colorisation par application de points, à l’instar de Frigidaire, Thermos ou K-Way pour les réfrigérateurs, les gourdes isothermes ou les imperméables.

La version de l’esthétique comics popularisée par Lichtenstein a perduré. Que ce soit dans la bande dessinée, les arts graphiques ou la publicité, la mise en avant de « points Ben Day » sert souvent à symboliser les comics de super-héros ou ceux à l’eau de rose. Bien que le monde de la bande dessinée affiche souvent un certain mépris envers Lichtenstein et son œuvre, il est aujourd’hui banal d’imprimer ou d’exposer de cases de comics classiques agrandies en laissant les points d’origine bien visibles (par exemple des disques rouges sur un fond blanc) sans chercher à les dissimuler (au moyen d’une teinte numérique rose uniforme). Cela peut être compris comme un positionnement anti-Lichtenstein : l’imagerie de la bande dessinée réaffirmant son identité en se réappropriant ses propres points. Mais ne devrions-nous pas admettre que c’est lui qui fut le premier à nous inciter à voir ces points faits pour être invisibles ?

Traduction de l’anglais par Gwendal Rannou

PS : Cet article ne fait qu’effleurer un très riche sujet que j’approfondis sur mon site legionofandy.com (en anglais)

Bibliographie et sources :

  • Ben Dalgin, Advertising production, New York, McGraw-Hill, 1946.
  • L. Flader and J.S. Mertle, Modern Photoengraving, Chicago, Modern Photoengraving Publishers, 1948.
  • Jean-Paul Gabilliet, « “Fun in four colors” : Comment la quadrichromie a créé la bande dessinée aux États-Unis », Transatlantica [Online], « Les couleurs de l’Amérique », 1 | 2005 : https://journals.openedition.org/tr....
  • H. A. Groesbeck Jr., The Principles and Practice of Photo-Engraving, New York, Doubleday, Page & Co, 1924.
  • Charles Hatfield, Alternative comics : an emerging literature, Jackson, University Press Of Mississippi, 2005.
  • Moses Koenigsberg, King News : An Autobiography, New York, F. A. Stokes Company, 1941.

[1Alternative comics : an emerging literature, 2005, University Press Of Mississippi ; Jackson, p.33)

[2] Stéréotypage : faire un moule de la plaque en papier mâché, et mouler une copie à partir de métal fondu.

[3] Électrotypage : fabrication d’un moule en cire, qui est ensuite recouvert de cuivre par des moyens électrochimiques, créant une nouvelle copie métallique de la plaque d’impression.

[4] Pour plus d’informations voir mon blog : BEN DAY DOTS Part 8 : 1930s to 1950s—the Golden Age of Comics.

[5] Pour plus d’informations sur la similigravure, voir l’article de Thierry Gervais, « La similigravure », Nouvelles de l’estampe [Online], 229 | 2010 : https://journals.openedition.org/estampe/1337