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l’oie de cravan, un éditeur qu’on n’attend pas. entretien avec benoît chaput.

Maël Rannou

[janvier 2023]

Maison d’édition de poésie québécoise fondée par Benoît Chaput, L’Oie de Cravan arbore fièrement le slogan d’« éditeur lent ». Discrète, la structure publie depuis sa création des bandes dessinées, qu’elle voit comme autant de poésie graphique, et a entretenu un long compagnonnage avec Julie Doucet. Avant la réédition Maxiplotte (2022) à l’Association, elle a notamment publié en 2014 une anthologie nommée Fantastic Plotte qui permettait de rendre disponible des pages de Dirty Plotte, dont certaines n’étaient pas parues dans Ciboire de criss !. Au-delà de ce livre, L’Oie de Cravan est ouverte aux multiples expérimentations graphico-poétiques de l’autrice, et accueille régulièrement des ouvrages inattendus. Ce dossier est l’occasion de revenir sur leur travail défrichage, en parlant de Julie Doucet et d’autres.

L’Oie de Cravan est d’abord connue comme un éditeur de poésie, mais tu accueilles très tôt des autrices et auteurs de bande dessinée comme Gigi Perron ou Julie Doucet.

L’Oie de Cravan a été fondée en 1992, et j’allais beaucoup au Cheval Blanc, qui était un peu mon quartier général. Gigi est une vieille amie et c’était une des propriétaires et ils venaient tout juste de recruter Simon Bossé comme serveur. Simon m’a dit que son père avait une shop de sérigraphie, il travaillait surtout pour des équipes de hockey. Simon m’a dit que ce serait vraiment le fun de faire des livres avec des couvertures sérigraphiées, et comme on avait un projet avec Gigi il a sérigraphié la couverture.
Je suis très influencé par les surréalistes, donc je suis très marquée par cette idée que ce qui compte c’est l’émotion poétique et pas le médium, je ne cloisonne pas. J’ai édité des livres très différents, par exemple j’ai réédité un vieux livre de recettes du XIXe, pour faire de l’absinthe, Simon Bossé et Julie Doucet l’ont illustré (Manuel pratique pour la fabrication rapide et économique des liqueurs et des spiritueux sans distillation, de M. Ferreyrol, 1999).

Trois livres de Julie Doucet chez L’Oie de Cravan

Ce n’est pas la forme comme telle qui est importante pour moi, plutôt le feeling poétique, bien sûr la plupart du temps ce sont des livres de poésie, mais pas que. J’aime beaucoup l’esprit de collaboration aussi, demander à des gens d’illustrer des poèmes.
La bande dessinée j’ai commencé par Gigi Perron, puis assez tôt j’ai fait des livres d’Obom (Plus tard… sort en 1997), avec aussi une couverture sérigraphiée par Simon. Simon est très important, il a présenté beaucoup de monde dans le milieu de la bande dessinée, aujourd’hui il travaille pour la brasserie Dunham mais il est vraiment directeur artistique, il réalise les étiquettes, publie un très beau journal dans lequel il me dessine toujours une très belle publicité… Il a une générosité incroyable et c’est un homme de réseautage, avec Julie, dans les années 90, ils avaient une activité postale inouïe.
C’est d’ailleurs lui aussi qui m’a présenté Julie, vers janvier 1998, je m’en souviens, car c’était au moment de la crise du verglas à Montréal. J’entendais parler d’elle depuis longtemps et je connaissais Dirty Plotte, mais je ne pensais pas vraiment qu’elle était approchable. Un jour Simon me l’a présentée au Cheval blanc, on a bu des verres et c’est comme ça qu’on est devenus amis. À l’époque elle avait eu la commande d’un récit feuilleton dans le journal Ici, un gratuit de Montréal, à toutes les semaines. On a eu l’envie d’en faire l’album et évidemment Simon en a sérigraphié la couverture.

Ce feuilleton c’est L’Affaire madame Paul, qui sort aussi à l’Association, il y avait un accord entre vous ?

Oui, il est sorti après à l’Association. Le mien était disponible en France mais pas très bien distribué, donc quand l’Association a voulu le sortir on s’est mis d’accord et j’ai gardé le marché québécois. Après je ne suis pas un gros joueur en bande dessinée, on ne peut pas dire qu’on se nuit, on fait des choses parallèles. Parfois certains veulent les deux éditions et me commandent la nôtre, c’est toujours possible.

L’Affaire Madame Paul, édition québécoise à gauche et française à droite

Vous allez aussi faire un livre en collaboration.

Quand je l’ai rencontrée, elle me disait qu’elle en avait un peu assez du milieu de la bande dessinée. Je l’ai rencontrée vers janvier et en août elle revenait de Berlin pour se réinstaller à Montréal. À Berlin, elle avait acheté des photos de Melek dans un marché aux puces. On a pris ce matériel et elle a illustré avec ces photos, j’ai écrit ces textes mais on s’est amusé à mettre « textes rassemblés par », ça allait bien avec les photos trouvées.

Une gravure de Julie Doucet dans Melek, 2002

Cela donne le ton de ses autres livres, à part L’Affaire madame Paul et l’anthologie Fantastic Plotte, tous explorent d’autres formes que la bande dessinée.

De manière générale dans mon catalogue à part ces deux titres et Gigi Perron, la plupart sont loin de la bande dessinée. Obom ça en est bien sûr, mais c’est déjà beaucoup plus loin du réel. Intestine, de Simon Bossé, c’est de la bande dessinée mais c’est sans paroles. Les livres que j’ai fait avec Geneviève Castrée ce sont aussi ses plus poétiques, on vient me voir pour des projets atypiques, après je ne refuse pas un projet parce qu’il serait « trop bande dessinée ».

Quand Michel Hellman est arrivée avec son projet Petit Guide du Plan Nord, il est arrivé avec ses sacs poubelles qu’il avait ramassés par terre dans le Nord. Quand tu as ça devant toi ou que tu veux expliquer ce que c’est aux gens, personne ne comprend jamais, tu es obligé de leur dire « regarde ce sont des sacs poubelles découpés et scannés ». C’est pas très vendeur ! Ce sont d’ailleurs les livres de Michel qui ont dû se vendre le moins même si je les aime beaucoup.

Extrait de Mélasse de Guillaume Pelletier, 2014

Mais le livre qu’on a sans doute le moins vendu ce doit être Mélasse, de Guillaume Pelletier. Pour moi c’est un chef d’œuvre et le dessin est tout mignon, assez classique, avec un découpage de bande dessinée. Je me rappelle au Salon du livre les gens le feuilletaient mais ressentaient un tel malaise qu’ils le reposaient tout de suite. Ce sont vraiment des projets qui m’intéressent.

« Le coucou », planches originales de Simon Bossé pour Bébête, 2009

La bande dessinée, comme la poésie d’ailleurs, ce sont des petits milieux, c’est intéressant de décloisonner ainsi.

C’est vrai, mais la maison est comme ça. Par exemple j’ai très peu de collections à L’Oie de Cravan : le format change, la mise en page change, la typographie change. J’essaie de publier un nouveau projet à chaque livre. Et moi ça me va très bien qu’un auteur comme Michel Hellman aille faire un projet qui se vend plus chez La Pastèque ou Pow Pow, j’assume très bien mon rôle d’être en marge.

Je vis de l’édition de poésie, c’est déjà un miracle. Entendons- nous, c’est en grande partie grâce aux subventions du Conseil des arts du Canada, mais pas que. Dernièrement on arrive bien à sortir nos livres en France, Les Belles Lettres font un bon travail de placement. Mais cette situation en marge permet de ne pas aborder les projets uniquement sur la perspective de vente. Un auteur comme Michel Rabagliati (la série des Paul), j’aime beaucoup ce qu’il fait, mais ce ne serait pas pour moi.

Pour Julie Doucet, qui est justement en équilibre sur plusieurs mondes, est-ce que tu vois des porosités, des lecteurs de bande dessinée qui vont vers ses poèmes, et inversement.

Pas forcément, L’Affaire madame Paul et Fantastic Plotte se sont bien vendus. On a fait plusieurs gros tirages à l’échelle de L’Oie de Cravan. Mais ce n’est pas évident qu’un lecteur de BD aille vers des livres de poésie. C’est pourtant ça qui m’intéresse, quand l’amateur de poésie va se dire « Ha mais c’est qui ça Julie Doucet ? » et aller lire ses bandes dessinées alors que ce n’est pas habituel.

Bon, ça a quand même beaucoup changé en 30 ans l’image de l’amateur de poésie comme de celui de bande dessinée, ce ne sont ni des snobs ni nerds, mais tu peux encore trouver ce clivage. J’ai des amis qui sont des amateurs de poésie littéraire, qui ne méprisent pas la bande dessinée, mais qui n’ont vraiment pas cette habitude.

Ce que j’aime avec Julie c’est que je peux aller la voir quand j’ai un projet un peu fou. C’est quelqu’un qui carbure beaucoup aux idées et qui a une énergie créatrice énorme. Je n’ai jamais vu quelqu’un comme ça, qui se lève le matin et dois avoir un projet, et qui le fais. Elle se donne toujours des défis et elle travaille tout le temps. S’il faut la définir, c’est vraiment quelqu’un qui a une capacité de travail ahurissante en création. Elle va tout essayer : la sculpture, la musique, l’animation… Elle a commencé à prendre des cours de piano il y a un an et demi, bon moi si je faisais ça je trouverais ça dur et j’arrêterai assez vite, elle elle trouve ça dur alors elle en fait quatre heures par jour et je suis sur qu’aujourd’hui elle sait jouer des choses complexes. Il y a douzaine d’années elle s’était mise à apprendre l’allemand, quelques années après elle lisait Thomas Bernhard en allemand. Je rêverais d’avoir le quart de ses capacités de travail !

Extrait de Je suis un K, livre-CD de poésie et de collages, avec Anne-Françoise Jacques, 2006, photo Maël Rannou

Tu es déjà allé défendre tes livres dans des salons de bande dessinée ?

Assez peu, mais en 2000 il y a eu une grosse délégation québécoise au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, c’est là que j’ai rencontré plein de gens que je ne connaissais pas. Je connais très peu ce milieu, quand j’étais jeune j’ai lu Pilote, Spirou, Philémon… Mais c’est Simon et Julie qui m’ont présenté beaucoup de monde. À Angoulême, j’ai rencontré l’espagnol Max, le finlandais incroyable Matti Hagelberg [Julie Doucet a préfacé, en BD, son ouvrage Le sultan de Vénus et Autres Moelles d’invertébrés, L’Association, 2003], mais c’est là que je vois que je connais assez mal ce milieu.

Avant je publiais une bande dessinée par année, maintenant c’est plus un par deux ans. Il faut dire que ça fait une dizaine d’années que Pow Pow existe, un éditeur qui répondait vraiment à une nécessité au Québec et qui fait un travail incroyable. Des auteurs qui m’envoyaient des projets l’envoient désormais sans doute plutôt là-bas, on est peut-être moins visibles aussi maintenant.

En début d’année 2023, je vais publier un ouvrage d’une toute jeune femme qui habite à Paris, Violette Gauthier, qui a 19 ans et que j’ai rencontrée il y a deux ans. Elle fait un fanzine depuis son adolescence, Eau de Javel, et c’est vraiment formidable. Elle me fait beaucoup penser à Geneviève Castrée, elle a la même écriture quand elle forme les mots, je ne sais pas ce que l’écriture révèle des gens. Elle fait un peu de dessin, des textes, ce n’est pas vraiment de la bande dessinée, ça nous correspond très bien je crois ?

Publicité de Violette Gauthier pour L’Oie de Cravan dans L’Etiquette, Journal de la brasserie Dunham, 2021

C’est comme ça que je fonctionne, je lance des perches, et si ça marche ça crée des livres. J’ai beaucoup travaillé avec des musiciens aussi, toujours le croisement, on devait faire un livre avec Devendra Banhart mais on le remettait sans cesse à l’année prochaine. Mais on aime prendre notre temps. Avec Julie on avait créé un mouvement « Le Mouvement lent », c’était un peu une blague, mais on a fait des affiches, Julie en a fait notamment, elle a réalisé la carte de membre qu’elle a sérigraphiée avec un lapin allongé qui disait « Festina lente » (« Hâte-toi lentement »).

Propagande de rue pour le Mouvement lent, affichettes en sérigraphie sur papier recyclé, 2000 - Photo prise à l’exposition Toujours de grande classe, FIBD 2023

On a fait ça à l’orée du nouveau millénaire, tout le monde faisait de grosses fêtes et on s’était lancé le défi d’entrer dans les années 2000 en dormant, « la nouvelle vitesse c’est la lenteur » disions-nous. On a gardé ce slogan « l’éditeur lent », ça n’a pas trop marché pour le monde mais plutôt bien pour nous. Pour Julie aussi, elle bosse énormément, mais en prenant son temps. On peut toujours aller la voir pour ce genre de projet, elle a aussi réalisé une affiche pour les concerts de ma compagne, Myriam Gendron, c’est quelqu’un qui a un grand sens de la communauté.

Affiche de concert pour Myriam Gendron Julie Doucet © 2022

Entretien réalisé à Montréal,
chez l’éditeur, le 1er septembre 2022.

Bibliographie de Julie Doucet chez L’Oie de Cravan (premières éditions)

  • Manuel pratique pour la fabrication rapide et économique des liqueurs et des spiritueux sans distillation, de M. Ferreyrol, guide de recettes co-illustré avec Simon Bossé, 1999.
  • L’Affaire madame Paul, bande dessinée, 2000.
  • Melek, illustrations de poèmes de Benoît Chaput, 2002.
  • Chapu gadget, illustrations de poèmes Benoît Chaput, 2003.
  • Je suis un K, poèmes et collages, mis en voix par Anne-Françoise Jacques, 2006.
  • À l’école de l’amour, poèmes et collages, 2008.
  • Fantastic Plotte, anthologie bilingue de bandes dessinées, 2014.