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bandelettes, de françois henninger. entretien avec alexandre balcaen et jérôme leglatin.

Claire Latxague

[décembre 2022]

Le dossier sur François Henninger est l’occasion de s’entretenir avec ses éditeurs Alexandre Balcaen et Jérôme LeGlatin pour parler du recueil de strips Bandelettes, paru aux éditions Adverse en 2021. Cette maison d’édition, à la charte graphique affirmée, a été fondée par Alexandre Balcaen en 2016. Son modèle économique, radicalement indépendant et à rebours des rouages du marché du livre dominant, est un contre-exemple passionnant dans le paysage éditorial. En 2019, la maison lance la revue À partir de, co-fondée avec Jérôme LeGlatin, et consacrée, entre autres, à la critique de bande dessinée et aux questions d’économie éditoriale. La revue ne comporte aucune image, mis à part un strip de François Henninger qui court du recto au verso du livre. C’est le travail prolifique de cet auteur dans la création de ces bandes qui a incité les deux éditeurs à publier ce recueil en les rassemblant toutes dans un élégant et maniable étui jaune. Cet entretien permet de revenir sur les liens entre la réflexion que mène Henninger dans son travail et le projet critique d’À partir de.

L’entretien a donné lieu à un petit épisode de création sonore qui éclaire la fabrication du livre et la forme du strip, à écouter ici

Comment est née la revue À partir de ?

Jérôme LeGlatin Avec mon frère Emmanuel LeGlatin, nous avions travaillé avec Alexandre lorsque nous avons publié l’album Projectile chez The Hoochie Coochie. Le travail qu’on a mené ensemble était intéressant et fertile. On se rejoignait sur pas mal de choses et, lorsqu’il a fondé Adverse, il nous a semblé naturel de suivre Alex pour nos projets suivants. Par la suite, nos discussions et notre proximité nous ont menées à réfléchir ensemble à la création d’une revue. J’avais co-fondé Pré carré avec Julien Meunier, L.L. de Mars et Docteur C. quelques années auparavant et, après avoir quitté la revue, j’avais toujours en tête le désir de continuer quelque chose de cet ordre. Ça a pris forme il y a environ trois ans.

Alexandre Balcaen On a commencé à songer à ce projet quasiment un an avant la sortie. Nos discussions se sont développées pendant l’été 2018. Les premières invitations aux auteurs qu’on souhaitait voir écrire dans notre revue ont été lancées en septembre 2018, et le premier numéro est sorti en septembre 2019. Il y en a quatre parus à ce jour.

Couvertures des quatre numéros déjà parus d’À partir de © Adverse

Pourquoi avez-vous choisi François Henninger pour illustrer la couverture d’À partir de ?

JLG Le choix de François s‘est imposé de par le travail qu’il fait depuis le début. Entre Cent mètres carrés, qu’il publie en 2007 chez Warum et Un novembre (journal) aux éditions Anathème, un ou deux ans après, il y a, si ce n’est une rupture, un mouvement très surprenant qui augurait d’une bonne partie de ce qu’allait être son travail. Le travail de François est d’une grande inventivité, il consiste en une remise en cause et en forme permanente, aussi ambitieuse que humble. Il était a priori parfait pour ce qu’on cherchait à faire et ce qu’on espérait de la couverture, et on n’a pas été déçus.

AB Le moment où on a commencé à travailler sur le projet de cette revue correspond aux années où Lucas Méthé publiait Tchouc tchouc, un projet éditorial qui nous intéressait beaucoup et dans lequel François Henninger était très présent. Ça nous a permis de réaliser que, même s’il publiait très peu d’albums, il avait toujours une activité d’auteur de bande dessinée extrêmement soutenue, qui se déployait dans beaucoup de directions, ce dont ses travaux dans DMPP, quelques années plus tôt, avaient déjà témoigné. Une capacité à se renouveler, et à se réinventer assez impressionnante.

Quelle est la fonction particulière de ce strip en couverture ?

JLG Un des principes de la revue, c’est qu’il n’y a pas d’image à l’intérieur. Mais on voulait une image en couverture pour intégrer, de visu, la revue au champ de la bande dessinée, même si la revue, elle-même, s’en écarte, de manière plus ou moins importante selon les textes. Donc, on tenait à une forme bande dessinée et la question du strip nous est venue en tant qu’elle nous paraissait une de ces conventions, une de ces formes canoniques que nombre de lecteurs vont reconnaître du premier coup d’œil – en tout cas, ceux éduqués à reconnaître des formes conventionnelles. On avait, dès le début, considéré la possibilité d’un strip qui travaillerait et interrogerait le dualisme langage/image et qui viendrait perturber ces deux catégories fondamentales. Car, dans nombre de théories, on retrouve ces deux catégories comme des présupposés qu’on ne questionne jamais. Nous, on voulait que la proposition de bande dessinée en couverture interroge directement ce présupposé, qui est l’un des tenants théoriques que nous interrogeons dans la revue et qui nous a conduits à avoir envie de la créer.

AB Au départ, on ne lui a pas expressément demandé de travailler cette mise en crise de la séparation traditionnelle texte/dessin. Ça s’est imposé petit à petit et la compilation de l’ensemble des propositions de François en témoigne. Beaucoup de propositions qu’il nous a livrées sont dénuées de toute évocation de texte de quelque manière que ce soit. C’est nous qui avons eu tendance à privilégier ses efforts dans cette direction-là. Par contre, ce qui a surgi immédiatement, et ça c’était une proposition de Jérôme, c’était d’affranchir la revue des principes de la charte d’Adverse, avec par exemple son cartouche ne présentant en couverture qu’une seule image sur fond noir. Jérôme a en parallèle insisté sur l’intérêt de conserver ce jeu sur la manipulation du livre et le mouvement du lecteur qui, prenant en main un livre Adverse, est d’abord confronté à une image et invité à le retourner pour découvrir, en quatrième de couverture, le nom de l’auteur, le titre du livre et le nom de la maison d’édition. C’est ce qui a donné l’idée de couper le dernier tiers de la dernière case du strip de trois cases pour le renvoyer en quatrième de couverture. Cette idée de casser la dernière case dans son dernier tiers, c’est quelque chose dont François s’est emparé très fortement dans ses créations. Ce n’est pas forcément immédiatement perceptible quand on parcourt Bandelettes mais, si on est un peu attentif au défilé des presque 170 strips qui le composent, il y a souvent un décrochage sur ce dernier tiers de la dernière case. On y trouve un jeu de contrepoint de grande cohérence, mais aussi de rupture quasiment insensible. François, là aussi, a apporté des choses qu’on n’avait pas anticipées et qui sont vraiment intéressantes.

François Henninger, Bandelettes. © Adverse

JLG Qu’il n’y ait aucune image à l’intérieur de la revue ne signifie en rien qu’on alloue à l’écrit un caractère supérieur, surplombant, et à l’image une puissance de désordre qu’il aurait fallu évacuer pour donner des gages de « sérieux ». Pour moi, cette absence d’image témoigne d’un rapport mémoriel et de trace à la question de la bande dessinée. Les textes, à l’intérieur de la revue, n’ont de cesse de témoigner de l’absence de la bande dessinée. Et à l’extérieur, le strip de François, du fait qu’il englobe recto et verso, est comme le contenant de tous ces textes. C’est donc de l’intérieur même de ce strip, dès qu’on fait le geste d’ouvrir la revue, que surgissent les textes et toutes les propositions critiques. La critique doit être un mouvement qui continue le mouvement inauguré par l’objet auquel elle se consacre. Le strip concentre la bande dessinée et ses potentialités, par-delà les catégories bien établies du langage et de l’image. C’est une espèce de tohu-bohu primordial duquel peuvent jaillir ces textes critiques. C’est une manière, pour l’acte critique, de faire obédience à travers la maquette de la revue, et de ne jamais chercher à se rendre plus important que l’objet auquel il se consacre.

Quel a été le protocole de travail pour la création et la sélection de ces strips de couverture ?

AB On n’avait pas commandé à François un nombre précis de strips pour chaque numéro mais il a été extrêmement prolixe et généreux dans ses propositions. Pour chacun des numéros, il nous a envoyé entre 20 et 30 propositions alors qu’il savait pertinemment qu’on n’en retiendrait qu’une. On s’est tout de suite intéressés aux strips où il travaillait l’idée d’un texte illisible, pris dans le geste du dessin. Il a aussi introduit, tout de suite, quelque chose d’une confusion qui nous a paru immédiatement pertinent par rapport au projet de la revue. Mais, même si on a choisi un strip de ce type dès le premier numéro, on ne s’est pas dit qu’on reprendrait cette logique pour les suivants. On attendait de voir ce qu’il allait nous proposer. Et dès le deuxième on a poursuivi dans cette direction car ses propositions dans ce sens étaient de nouveau très pertinentes. C’est à partir du troisième numéro qu’on s’est dit qu’il y avait quelque chose d’un principe, d’une cohérence, qu’il nous paraissait pertinent de prolonger sur la durée. Après, on ignorait s’il allait continuer à nous faire des propositions dans cette direction-là et on n’a pas décidé de l’orienter dans ce sens-là. On lui a toujours laissé la plus grande latitude. Les seules contraintes étaient le format et la forme du strip.

JLG On a pu dégager quelque chose qui nous tenait fondamentalement à cœur, parmi une pléthore de propositions toutes plus passionnantes les unes que les autres.

François Henninger, Bandelettes. © Adverse

Vous avez donc décidé de réunir toutes ces propositions dans un recueil et, là encore, sa conception répond à différentes contraintes ou enjeux éditoriaux.

AB On avait défini un format pour cette revue avant même d’inviter François et il savait donc, très précisément, quelle serait l’échelle de reproduction de son dessin. C’est un auteur qui est attaché à travailler à l’échelle de publication et cela justifie aussi le format de l’objet livre qu’on a conçu pour le recueil : les strips y sont reproduits à la même échelle que les couvertures d’À partir de et sont aussi à l’échelle des originaux. On est sur un format qui fait environ 16 cm de large et 6 cm de haut, un objet assez compact. On a choisi de publier les strips uniquement en page impaire pour qu’il n’y ait aucun doute sur le fait que chaque strip est absolument autonome, ni aucun parasitage visuel entre deux strips différents. Et, en ce qui concerne l’ordonnancement, il a été fait de façon totalement arbitraire. À un moment, on avait même évoqué la potentialité que chacun des exemplaires soit un nouvel agencement absolument aléatoire.

JLG La question éditoriale de la présentation du strip est vraiment hyper importante et, très souvent, on assiste à des massacres éditoriaux – dus, bien sûr, à des raisons économiques – où des strips quotidiens sont présentés les uns au-dessus des autres, trois ou quatre par page, ce qui rend compliquée la rencontre avec ces strips-là. Dans les journaux américains, effectivement, les strips se superposaient mais, de par les différents auteurs et les différentes séries, on pouvait avoir des différentiels à l’œil qui permettaient de séparer plus aisément chaque strip pour en faire une lecture autonome. Les propositions éditoriales posent problème parce que quand on se retrouve avec plusieurs strips du même auteur sur une même page, il y a une perturbation dommageable de la lecture. Par exemple, pour les Maakies de Tony Millionaire, qui est un auteur contemporain dont le travail sur les strips est passionnant, Fantagraphics avait publié plusieurs volumes, à raison d’un strip par page, à l’italienne, donc l’objet était très allongé. Mais on retrouvait un strip à gauche et un strip à droite, et donc cette perturbation de la lecture de par ce voisinage. Et je ne pense pas que ce soit une fixette de trouver cela dommageable. Dans Bandelettes, la question de la présentation a été mûrement réfléchie et le choix final me semble être le bon. Par ailleurs, ça me renvoie avec bonheur aux Novels in woodcuts de Lynd Ward, ou encore à Frans Masereel, et d’autres de ces auteurs qui publiaient la plupart de leurs récits uniquement en page impaire. C’est une forme à laquelle je suis aussi attaché de par la suspension que ça crée dans le passage des pages. Suspension qui a été totalement abandonnée en bande dessinée puisque le recto/verso s’est imposé. En fait, paradoxalement, le strip est publié partout, on le retrouve, ou retrouvait, partout dans les journaux, il est présent et omniprésent, mais, en même temps, il est réticent à la publication.

François Henninger, Bandelettes. © Adverse

Avez-vous opéré une sélection ou s’agit-il de l’intégralité des strips ?

AB Au départ, intuitivement, j’ai eu tendance à considérer qu’on n’était pas obligés de mettre toutes ses propositions dans le livre. Je pensais qu’une sélection pouvait se justifier. Il engageait des logiques de séries ou « exercice de style », qu’il déployait sur 4, 5, 6 propositions et je m’inquiétais de possibles effets de redondance, ou d’épuisement. Mais Jérôme considérait que c’était intéressant de conserver la totalité qui témoignait de cette dynamique de dessins un peu compulsifs, de ces tentatives de travailler sur une forme et de la décliner pour voir jusqu’où on pouvait la tirer.

JLG Une des particularités du strip c’est, de par ses origines de pratique au quotidien, de témoigner d’un mouvement de pensée, d’un geste de pensée. On retrouve ce qui va être de l’ordre des dérives, des répétitions, de séries. François qui est attentif à ce type de choses s’est laissé aller à ça et il importait de pouvoir le conserver, comme c’est le cas pour d’autres auteurs. Je pense à Schulz dans Peanuts, où il y a des effets de série qui ne sont en rien dissimulés.

AB Quand on a pris cette décision, la pagination du livre a explosé, ce qui a entraîné quelques difficultés. C’est un livre assez compact, de 168 strips, uniquement en page de droite, donc plus de 300 pages. Sur un format très contraint, ça pose des problèmes de manipulation. Les premiers essais ont été faits avec une véritable couverture, mais tout ça résistait, on n’arrivait pas à avoir une belle ouverture avec une feuille bien plate. Il y avait un gondolement qui nuisait à la manière d’appréhender l’image. Car il y avait des contraintes de fabrication : l’idée était de travailler la reliure de manière artisanale, donc ça empêchait d’employer certaines techniques industrielles qui permettent des belles ouvertures pour des livres épais. Là, on est sur une reliure japonaise, avec deux trous à la perceuse sur le côté et une reliure au fil. Les différents essais techniques ont fini par révéler qu’il était intéressant de faire un livre sans couverture. Le papier intérieur assez fin – 85g — permet une meilleure maniabilité et ce qui fait office de couverture c’est un étui en papier plus épais, sur un principe de boîte d’allumettes qui vient emballer ce livre extrêmement souple et lui offre sa tenue.

François Henninger, Bandelettes. © Adverse
François Henninger, Bandelettes. © Adverse

Et pourquoi le choix de cette couleur jaune pour l’étui ?

AB Là, c’est pour des questions de rationalité économique et de cohérence par rapport à la charte graphique. Il y a beaucoup de gâche dans l’imprimerie industrielle. Les imprimeurs commandent du papier pour répondre à un tirage et il y a souvent du rab qui n’est jamais réclamé par l’éditeur parce qu’il n’imprime pas lui-même et que ce sont souvent des petites quantités. Mais Adverse est un éditeur qui travaille beaucoup l’artisanat. La revue est imprimée et façonnée par un sous-traitant mais j’ai négocié avec l’imprimeur pour récupérer la totalité des restes de papier, y compris les chutes. Le livre a été entièrement imprimé et façonné avec des papiers qui venaient de la revue elle-même. Tout le papier intérieur est le même que celui de la revue, mis à part deux morceaux de papier épais noir teinté dans la masse – pour reprendre la charte graphique d’Adverse – qui permettent de fixer les feuilles intérieures sur le côté gauche. Pour l’étui, on a réutilisé du papier restant des couvertures du quatrième numéro. On a fait un premier tirage de 250 exemplaires et on peut le réimprimer facilement, voire augmenter le tirage au besoin avec facilité, il nous reste assez de papier.

Comment vous est venue l’idée du titre Bandelettes ?

AB François n’avait pas vraiment d’idées et était assez content de se décharger de la question. Avec ce titre, il y a un jeu très évident, matérialiste, car c’est concrètement ce qu’on a entre les mains, une accumulation de petites bandes de papier. Il n’y a pas de cahier, jamais de feuille pliée, ce sont vraiment des bandelettes empilées les unes sur les autres et c’est une perceuse qui vient les traverser de haut en bas, puis le fil qui les assemble. Ça renvoie à l’idée du classeur. Avec, aussi, une référence très directe aux bandes de bande dessinée.

JLG Pour moi, le titre, depuis le début, m’évoque la question de la momie. Ça peut donner une idée un peu grave d’un objet qui ne l’est pas tant que ça, ou pas uniquement, mais il y a quelque chose de l’ordre d’un ensemble conservé, d’un témoignage.

AB Et peut-être aussi le « -ette » qui renvoie à quelque chose de petit. Le format de réalisation était contraint puisqu’on souhaitait que la revue ait un format littéraire assez compact. Au final, on est devant un format très inattendu pour la publication de strips.

François Henninger, Bandelettes. © Adverse

Que représente pour vous la forme strip ?

AB Lors des discussions avec Jérôme on avait évoqué notre intérêt pour cette forme, la reconnaissance de son extraordinaire importance historique. Moi ça m’a toujours saisi de voir combien cette forme du strip avait eu des difficultés à s’installer sur le territoire français et qu’il est vraiment compliqué de publier et de vendre sur le marché français, au-delà des quelques strips stars, comme Peanuts, etc. C’est toujours compliqué d’éditer des recueils de strips, ça fait toujours des objets atypiques. Il est sensible que le public français, contemporain, n’a pas du tout le même rapport à cette forme que le public américain parce qu’il n’a pas du tout la même présence historique dans la presse française. Et François arrive magnifiquement à passer de la figuration à de la non-figuration. Certains des strips sont de purs mouvements de dessin. Il travaille le collage, la photographie… Il y a des strips très clairement figuratifs, d’autres pas du tout, et beaucoup qui se situent dans une zone incertaine qui tend dans les deux directions. C’est quelque chose qui me touche beaucoup. Il aborde l’écriture comme un pur geste de dessin, quitte à ne rien signifier, ce qui renvoie à la poésie concrète ou à l’écriture asémique, qui sont aussi des axes d’intérêt qu’on peut retrouver dans le catalogue d’Adverse.

JLG Il me semble que la forme strip permet de rendre plus sensible que jamais la question du dessin en bande dessinée comme une manière de quadrillage de l’espace et du temps. L’espace de la page et le temps du geste. On peut penser à Töpffer qui s’excite énormément à l’époque [de l’invention de l’autographie] parce que son geste va pouvoir être imprimé à l’endroit sans qu’il ait à le dessiner à l’envers en prévision de l’impression. Ce qui doit sans doute l’exciter foncièrement là-dedans, c’est l’idée d’une transmission du geste et d’une temporalité du geste qui ne va pas être perturbée et qui va être plus directement transmise et appréhendée par celui qui va y être confronté. À ce titre, le strip, dans sa forme à la fois spatiale – petite chose réduite, fragile – et aussi dans son mode de publication au quotidien, participe à plein de cette question-là, celle du témoignage d’un geste, d’une temporalité, d’une vie, d’une présence. Et François, dans ce recueil, en particulier par ses gestes de crayon, ses envolées abstraites, s’inscrit très clairement dans ces questions-là, qui dépassent de loin toute question narrative ou de personnages tel qu’on peut les retrouver plus communément dans les formes plus conventionnelles. Il joue à plein de ces questions de quadrillage spatio-temporel que permet la bande dessinée et dont le strip est une des formes les plus passionnantes.

AB On a coutume de dire que la bande dessinée est un art séquentiel, ce qui me paraît sinon contestable au moins problématique. Or, j’ai relu, récemment, beaucoup de Milton Caniff et j’ai été surpris de voir qu’il y a des tas d’effets de brouillage qui viennent contredire l’idée d’une séquence linéaire évidente, d’une fluidité. Le dialogue est présenté comme si les phrases s’enchaînaient, dans une temporalité extrêmement resserrée, tandis que la mise en scène témoigne de tas de déplacements au sein de l’espace. La mise en scène est en rupture complète avec l’articulation des dialogues. Et j’ai été surpris d’être face à une forme aussi classique, un modèle de la bande dessinée historique, qui témoigne pourtant de manière aussi intense de cette perturbation fondamentale de l’idée de séquence.

François Henninger, Bandelettes. © Adverse
François Henninger, Bandelettes. © Adverse

Retrouve-t-on une forme d’humour dans les strips de Bandelettes ?

AB Ce qui est sûr, c’est qu’il a délibérément cherché à jouer avec les idées canoniques du code de la bande dessinée. Par exemple, ce strip qui est un pur délire de lignes de mouvement, de retournements, d’affolement généralisé, une espèce d’énergie très brute. Ou encore, dans certains strips, quelques chose qui relève du slapstick, comme le vieux gag éculé de la peau de banane, dont il est capable de s’emparer sans aucune ironie, de manière très frontale. Dans le tout dernier strip du livre, on a une série de petits gribouillis qui pourraient être des personnages ou des éléments de décor, en mouvement ou non, on ne sait pas trop, et dans ce fameux tiers de la dernière case qu’on évoquait il glisse ce « BIM ! », interjection ou onomatopée, une espèce de chute qui renvoie au gag alors même que le strip ne figure rien de très précis. Il y a effectivement une dynamique de jeu très évidente à nombre d’endroits.

JLG Alexandre a raison de faire référence au slapstick. On peut penser à Chaplin, chez Mack Sennett, où il y avait des recettes répétitives de séries : les films se terminaient souvent par des jets de brique, et on pense d’ailleurs qu’Herriman s’en est peut-être inspiré. Il y a des liens étroits de facto entre certains strips et le slapstick. Par-delà les raisons, les scénarios, les récits qui composent l’histoire du film, souvent resserrée à pas grand-chose, avec le slapstick on est confronté à de pures fonctions, de purs gestes, de purs mouvements. On retrouve ces quadrillages dont je parlais tout à l’heure, de l’espace et du temps : des corps qui bougent, des corps qui chutent, des objets qui bougent et des objets qui chutent, des objets qui rencontrent des corps… Les liens sont étroits avec le dessin lui-même, par-delà toute question de figuration ou d’abstraction, et encore plus de récit. Le slapstick est du geste, une transmission de ce geste. En ce qui concerne François, il fait de ce que peut être le gag, ou certaines formes qu’on est plus habitués à rencontrer, un possible du strip parmi tant d’autres. Il accepte de se confronter à la palette la plus large possible de ce que peut permettre une succession de trois cases et de ce qu’on peut faire à l’intérieur de ce mode-là et, tout à coup, les formes les plus conventionnelles deviennent un possible, mais parmi une foule d’autres. On prend conscience de tout l’intérêt de certaines propositions conventionnelles et aussi à quel point on se retrouve souvent pris dans un champ resserré et beaucoup trop étroit, alors qu’il y a une infinité de choses à tenter et à arpenter. Je ne dis pas que François les arpente toutes mais, dans Bandelettes, et plus largement dans son travail, je crois qu’il est attentif à tenter de nouvelles choses. Je ne crois pas qu’on invente foncièrement de nouvelles formes quand on est artiste, mais je crois qu’il faut essayer de faire l’effort incessant de remettre en cause son travail et d’élargir le champ de ses trajectoires. Et Bandelettes travaille ça à l’intérieur de la forme strip.

Entretien réalisé vendredi 17 juin 2022 à Montreuil.

Alexandre Balcaen est éditeur et critique. En 2016, il fonde les éditions Adverse, après avoir participé au projet collectif des éditions The Hoochie Coochie entre 2006 et 2015. Depuis un an, il enseigne également l’histoire de la bande dessinée à l’EESI d’Angoulême.
Jérôme LeGlatin est auteur de bande dessinée, notamment avec son frère, Emmanuel LeGlatin. Il a co-fondé le collectif Pré carré, consacré à la critique de bande dessinée. Il a également traduit Mauretania de Chris Reynolds, paru en 2020 aux éditions Tanibis.
Tous deux sont co-fondateurs de la revue À partir de (Adverse), qui compte quatre numéros depuis 2019.