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norbert moutier - 1 - le roman d’un collectionneur

Xavier Girard

[décembre 2022]
En septembre 2020, sur le marché aux puces d’Orléans, apparaissaient près de 1000 fascicules illustrés, fabriqués artisanalement de 1946 à 1960 et signés par un certain Norbert Moutier (1941 - 2020). J’en faisais l’acquisition, en rassemblant aussi le maximum de documents s’y rapportant. Depuis deux ans, la collection s’est faite connaître au travers de « déballages publics » , de journées à caractère scientifique et de publications.
Pour Neuvième art, j’entame une série de chroniques pensée comme autant de points de vue sur un corpus singulier.

Déballage commenté des illustrés lors du festival Formula Bula (Paris), en septembre 2022. Crédit photo : Sylvain Quément

Apparition

Aux puces d’Orléans, la collection prenait la forme d’un carton aux dimensions modestes d’où émergeaient quelques petits formats illustrés de facture artisanale. Sur le même stand, des dizaines de grandes caisses regorgeaient de magazines commerciaux datant des années 1940 à 1980 que s’arrachaient les collectionneurs présents. Très vite, je fis l’acquisition du petit carton entier, en supposant que les enveloppes de papier kraft qu’il renfermait contiendraient d’autres illustrés faits main. C’était effectivement le cas. Quelques jours plus tard, l’occasion me fut donnée d’explorer le stock du brocanteur. Je dénichais un second carton rempli des mêmes enveloppes renfermant la suite de la collection. Sur l’un d’eux, la mention : « Norbert auteur - Collection Aventures ».

Exemple d’enveloppe ayant contenu les illustrés de Norbert Moutier.

Semaine après semaine, je collectais d’autres matériaux : des cahiers de dessins datant de la fin des années 1940, des négatifs de photos de familles, des fanzines et des papiers provenant de la maison Moutier [1]. Parallèlement, j’explorais ces enveloppes. Chacune d’elles renfermait bien des fascicules uniques, fabriqués à la main, à la plume et à l’encre (à l’encre de Chine et à l’encre aquarellable à partir de 1955). Agrafés, façonnés avec soin, ils affichaient presque systématiquement leur date de « publication » [2] : entre 1946 et 1960. Sans être spécialiste de la presse des années 1950, plusieurs titres (Tarzan, Zorro, le Fantôme du Bengale) indiquaient clairement leurs références aux publications commerciales pour la jeunesse de l’époque, celles qu’on appelait alors les illustrés. Je relevais les formats, les paginations de chaque série (de 2 à 68 pages) et estimais le volume total de cette production : un peu plus de 970 éditions différentes, réparties sur environ 14 000 pages manuscrites, le tout produit sur 14 ans.

Évolution du corpus de 1946 à 1960 : échantillon de couvertures de fascicules issus de chacune des séries.

Quelques mois plus tard, la structure de cette archive se révéla plus claire. Elle était constituée de 37 enveloppes réparties en 2 catégories. D’un côté, classées chronologiquement de 1 à 30 par des coups de tampon, les séries de fascicules ordinaires, parfois réparties sur plusieurs enveloppes. De l’autre, numérotées de 1 à 7, les « collections reliées » procédant par assemblages de fascicules créés précédemment. Je collectais enfin deux séries, à part : le Canard déchaîné et des fascicules inachevés datant de 1956 à 1960.

Le Canard déchaîné du 24 juillet 1957. L’un des 25 fascicules de la série.

Parmi les plus anciennes éditions, une vingtaine de petites signatures en page de couverture confirmait la présence de la main de cet enfant, Norbert Moutier. Je retrouvais aussi l’adresse complète de la maison familiale d’Orléans [3]. Pour autant, la maturité graphique des premières séries de fascicules ne laissait aucun doute. Un adulte, probablement, la mère du jeune Norbert, Simone Moutier, avait contribué activement à la création de ces éditions qu’il s’agisse de leur façonnage mais aussi de leurs textes ou de leurs dessins, sur une période difficile à déterminer : probablement jusqu’en 1955. À plusieurs reprises, cependant, l’enfant revendiquera seul « l’auctorialité » de la totalité du corpus.

Au fil de ces milliers de pages, soutenu par sa mère, l’enfant rejoua l’ensemble des contenus éditoriaux des illustrés de l’époque. Aux côtés des récits, parfois expédiés à grands traits, des annonces des épisodes « déjà parus » et « à paraître », des renvois promotionnels d’une série à une autre, des pages de jeux et des adresses au lecteur fictif témoignent de l’intérêt porté non pas seulement à la bande dessinée mais à l’ensemble des codes de l’édition périodique pour la jeunesse des années 1950 [4], bande dessinée comprise. Vraisemblablement, il s’agissait de fabriquer des objets éditoriaux à collectionner.

Kid-Joé n°10 (1er août 1953), archivé dans « 6 - Collection Aventures (3) n°176 à 236 ».

Tout porte à croire que cette production n’avait pas vocation à avoir de lecteurs. Le caractère complet des séries, leur incroyable état de conservation tout comme la surprise des proches de Norbert Moutier à la découverte de la collection depuis 2020 permettent de penser que la collection n’est jamais sortie de la sphère privée de l’enfant. Elle témoigne matériellement d’un jeu de communication de soi à so [5] terminé et archivé vers 1960, à l’entrée dans l’âge adulte.

Qui était Norbert Moutier ?

Dès l’achat du premier lot, on m’avait informé : l’ensemble provenait de la maison d’un certain Norbert Moutier, située rive sud de la Loire, à Orléans. L’homme était décédé quelques mois plus tôt. Une page wikipédia et plusieurs reportages de télévision m’informeraient de son premier métier de comptable, de l’existence de sa librairie vidéo-club, BD - Ciné, ouverte à Paris en 1986 et fréquentée par les passionnés de cinéma de genre, de bande dessinée populaire et de fanzines. L’homme prolongea aussi une activité de cinéaste entamée en 1983 avec la réalisation du film Ogroff (Mad Mutilator), un premier long métrage horrifique tourné au format super 8, en forêt d’Orléans. Au total, il réalisa 9 films sans moyens financiers, mettant en scène les clients de sa boutique parisienne et les premiers passionnés de cinéma bis [6] .

Norbert Moutier, masqué, dans le rôle du bûcheron fou du film Ogroff / Mad Mutilator (sortie : 1984).

Parallèlement, à partir de la fin des années 1970, Norbert Moutier créa deux magazines auto-édités. Monster Bis (83 numéros parus de 1979 aux années 2000) se consacra au cinéma populaire. Le Petit Bédéraste du XXe siècle fut dévolu aux périodiques illustrés de sa jeunesse (11 numéros de 1981 à 1995). Dans les numéros 1 et 2 de ce dernier, l’homme dressa les premières bibliographies des récits complets [7] et des petits formats [8] publiés en France. Son travail érudit fut reconnu par les collectionneurs et les passionnés. En janvier 2022, n’ayant pas encore eu matériellement accès à ces fanzines, je découvrais plusieurs extraits du n°2 du Petit bédéraste du XXe siècle sur le site Internet d’un collectionneur suisse. Au milieu de la page « éditions diverses”, je découvrais le seul commentaire de Norbert Moutier à propos de sa production d’enfance : trois titres « publiés » chez E.D.P.M. (Les Éditions de périodiques modernes, nom de sa maison d’édition fictive utilisé à partir de 1955), BEPPO, Démonio et Infini, cités de mémoire [9] au milieu des références à des éditeurs et des titres commerciaux.

Page de couverture et extrait du Petit bédéraste du 20e siècle n°2.

En 2012, Norbert Moutier mit fin à ses activités de libraire et rapatria l’ensemble du contenu de sa boutique dans la maison familiale, à Orléans. La vente au marché aux puces permit de compléter le portrait de cet homme : au fil des semaines, l’étendue de sa collection personnelle fut mise à jour. Outre des illustrés pour enfants et pour adultes en très grandes quantités, ont été mises en vente de longues séries de ciné-romans et de romans-photos, de magazines et de fanzines liés au cinéma, de revues et de documents sur l’histoire et les techniques du 7e art. Des milliers de DVD et de VHS de films de genres furent également égrainés sur le stand du marchand.
De mon côté, je collectais aussi un lot de courriers, de catalogues et de factures adressés à Norbert Moutier à partir de 1975 et 198 par des libraires « spécialisés dans l’ancien » (selon sa propre expression), de France comme de Belgique, en réponse à ses sollicitations. L’ensemble témoigne des nombreuses démarches d’un collectionneur, alors comptable de profession, qui consacra des ressources financières importantes au fait de compléter les séries d’illustrés en sa possession.

Au sein de ce même lot, d’autres documents montrent de l’intérêt porté par Norbert Moutier aux cercles de la bédéphilie. Dès le début des années 1970, l’homme suivait les bulletins et les fanzines publiés par les passionnés de bande dessinée. Plusieurs numéros du magazine Hop ! voisinent Haga Sup ou BD’70. D’autres documents indiquent ses démarches en direction de diverses associations de collectionneurs. Certaines correspondances témoignent aussi du fait qu’il rencontrait certains libraires spécialisés à l’occasion de salons et d’événements. Le libraire bruxellois Georges « Count » Coune, créateur d’une des premières librairies belges spécialisées en bande dessinée, fut de ceux-là. D’autres courriers témoignent d’échanges avec certains éditeurs de périodiques qui ne se limitaient pas à la collection mais participaient aussi d’une connaissance d’une histoire éditoriale qui nourrira ses propres publications durant les années 1980.

Les éléments témoignant de la trajectoire de Norbert Moutier montrent combien les passions pour la bande dessinée et l’édition manifestées dès l’enfance se sont inscrites dans la durée, à l’échelle de la vie toute entière de cet homme. C’est l’évolution des pratiques bédéphiliques de cette génération qui se manifeste même si cela n’explique pas comment a émergé l’entreprise « Collection Aventures ».

Enfance et place de la fiction

Sur l’enfance de Norbert Moutier, très peu d’informations sont disponibles. Sa réserve sur le sujet était connue. Une nouvelle fois, ce sont les archives familiales mises au jour au marché aux puces qui témoignèrent. J’y trouvai d’abord une carte postale qui permit d’identifier sa mère, Simone Moutier (1906 - 1981), puis son grand-père, Henri Moutier (? - 1939). J’accédais à la situation de famille particulière de l’enfant, élevé par sa mère seule, à Orléans. Le grand-père, Henri, avait été commerçant, louant du matériel pour fêtes et spectacles à Orléans, avant de devenir libraire, éditeur et auteur de théâtre populaire [10]. Il signa plusieurs dizaines de pièces et de saynètes, souvent pour adolescents et publia plus d’une centaine de livrets et de fascicules entre 1920 et 1939. Certains textes furent réédités par sa fille, Simonne, après sa mort. Si Norbert Moutier ne connut pas son grand-père, par l’intermédiaire de sa mère, l’influence de cet auteur-éditeur-libraire ne fait aucun doute. Les pratiques de l’édition et de la librairie étaient parfaitement connues de la famille. Elles étaient son quotidien sur deux générations avant même la naissance de Norbert Moutier.

Par ailleurs, je collectais environ 600 négatifs de photographies de famille, répartis en deux lots. Le premier réunit une centaine d’images datant de 1924 à 1940. Il se focalise sur Simone Moutier, souvent accompagnée de celui qui semble être son frère, Guy Moutier, et parfois de son père, Henri Moutier.

Norbert sortant de la librairie-papeterie d’une station balnéaire de la côte atlantique (1953). Crédit photo : Simone Moutier.

Le second lot réunit environ 500 clichés classés par années, de 1942 à 1964. Focalisées sur le jeune Norbert, les prises de vue sont très probablement le fait de sa mère. Elles montrent un enfant puis un adolescent souriant, très rarement accompagné à l’image, sinon par les animaux domestiques du logis.

Norbert Moutier dans le jardin familial (1951). Crédit photo : Simone Moutier.

Ces photographies donnent des informations précieuses sur le contexte de l’entreprise artisanale de fabrication d’illustrés. Elles mettent le garçon en scène magazines commerciaux en main ou jouant parfois les personnages de ses fictions dans le jardin familial. Le lot comprend aussi une courte série de photographies mettant en scène le jeune Norbert posant avec sa propre production.

Norbert Moutier posant face à l’objectif avec l’un de ses fascicules artisanaux (1956) Crédit photo : Simone Moutier.

Deux photographies datant de 1957 incitent à la réflexion sur l’étendue des pratiques juvéniles de Norbert Moutier. Visiblement, l’adolescent créa davantage de magazines que ce que l’archive « Collection Aventures » mise sous enveloppes kraft ne le donne à voir aujourd’hui. Sur ces prises de vue, comme dans un kiosque, s’affichent des fascicules qui ne sont pas en notre possession et qui portent des numéros de série avancés : « Collection Diablax n°15, Collection Les belles histoires n°16, Collection Middle Ouest n°40, Jean Jaguar mensuel n°41 ». Faut-il en conclure qu’il manque plusieurs dizaines voire plusieurs centaines d’éditions au corpus que nous avons collecté ? S’il est possible qu’une partie de l’archive soit stockée chez un marchand, il est aussi vraisemblable que ces « illustrés manquants » n’aient pas été conservés, qu’ils aient été détruits volontairement ou accidentellement.

Fascicules artisanaux n’étant pas en notre possession. Crédit photo : probablement Norbert Moutier (1957).

Par ailleurs, la mécanique de production juvénile de Norbert Moutier génère aussi des artefacts fictionnels. L’adolescent crée un système sériel dans lequel il commence par annoncer les numéros à paraître avant de les concrétiser par le dessin. Dans ce jeu de fiction, l’effet d’annonce peut parfois se suffire à lui-même. D’autres fois, l’ambition (en termes de périodicité ou de pagination) peut avoir dépassé les possibilités matérielles de l’adolescent pour aller au bout de la fabrication. Les fascicules inachevés en sont une manifestation. Un certain nombre de pages de réclame ne correspondant à aucun fascicule en notre possession en sont une autre.

Exemple de probable artefact fictionnel. Extrait de Beppo n°26 (20 janvier 1957).

Perspectives

Placée dans le contexte éditorial de l’immédiat après-guerre, cette production juvénile déplace donc le regard du côté d’un jeune lecteur de bande dessinée des années 1950 et de son imaginaire. Complétée par l’ensemble des documents évoqués plus haut, elle forme un fonds qui tisse des liens très forts entre émergence de la bédéphilie, enfance et édition périodique de bande dessinée. Cette collection devient même un point d’entrée particulièrement intéressant pour l’étude et la mise en valeur de l’histoire de la bande dessinée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Épisode suivant : L’illustré au second degré.

[1] Je prévenais également un passionné de cinéma de genre, Alexandre Tardif, sur le point de finir un film documentaire sur Norbert Moutier. Avec un complice à Orléans, ils collectèrent beaucoup de documents sur le Norbert Moutier cinéaste et éditeur de magazines sur le cinéma bis.

[2] Les termes “publication” et “édition” sont utilisés par analogie bien que ces productions n’aient vraisemblablement jamais eu de caractère public et n’aient pas fait l’objet de reproduction.

[3] Pris au piège de la dimension du corpus, j’ai égaré la référence précise de cet indice. Voir le chapitre “Méthodologie” pour une présentation de la base de données qui devrait permettre de résoudre ce genre de difficultés.

[4] Voir à ce sujet “Norbert Moutier, Collection Aventures - L’enfance et la sérialité à l’œuvre", Comicalités, 2022 (à paraître).

[5] iExpression empruntée à Matthieu Letourneux lors d’échanges écrits autour de la collection.

[6] Des personnalités du cinéma bis ont joué dans certains de ses films, notamment Christophe Bier, Quélou Parente, Jean-Pierre Putters ou Jean Rolin.

[7] Moutier, Norbert, Le Petit bédéraste du XXe siècle n°1, Catalogue des récits complets et illustrés 1937 - 1957, Orléans, 1980

[8] Moutier, Norbert, Le Petit bédéraste du XXe siècle n°2, Catalogue des petits formats et publications de 1949 à nos jours, Orléans, 1981

[9] En 1981, Norbert Moutier fit plusieurs erreurs dans les titres et les durées des séries. Il mentionna aussi une série, Infini, qui ne fait pas partie de l’archive Collection Aventures.

[10] Auteur de théâtre sous le pseudonyme E. Ritier ; éditeur et libraire sous son nom, Henri Moutier, à Orléans.