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la bande dessinée sur les réseaux sociaux

Gaëlle Kovaliv

[décembre 2022]

La production de bandes dessinées sur les services de réseautage social en ligne est l’une des évolutions les plus récentes du neuvième art. Ces « réseaux sociaux » ne sont pas uniquement des espaces de diffusion, mais, à l’instar d’autres supports de publication, ils jouent un rôle actif dans l’entreprise créative et artistique, imposant leurs propres contraintes sémiotiques et esthétiques.

Les réseaux sociaux, un lieu comme un autre ?

En Europe francophone, l’utilisation des plateformes telles qu’Instagram, ou, plus marginalement Facebook, Twitter et Tumblr, s’inscrit dans une histoire de la bande dessinée numérique divisée en plusieurs phases, qui correspondent à autant de paradigmes culturels, économiques et matériels. Après la « fièvre du multimédia » (du début des années 1980 au début des années 2000 et le recul expérimental (du milieu des années 1990 au tournant des années 2010) s’ouvre une troisième période, depuis le début des années 2010, marquée par différentes tentatives de structurer le marché et de professionnaliser la production (Baudry 2018). La phase actuelle, dite de « l’économie des plateformes » (Busi Rizzi à paraître), concentre la majorité de la production numérique sur deux types d’espaces en ligne : les médias sociaux d’une part, qui fonctionnent comme un avatar du blog BD et les plateformes spécialisées de lecture en ligne d’autre part, lesquelles accueillent et vendent (ou louent) des œuvres initialement parues en album – à l’image d’Izneo ou de Sequencity – ou des créations spécifiquement crées pour l’écran, au format webtoon – on pense alors à des acteurs comme Delitoon, Webtoon Factory, Verytoon, Naver Webtoon ou Piccoma pour le marché francophone. Bien que l’on observe parfois des publications simultanées sur les médias sociaux et sur les plateformes dédiées à la bande dessinée numérique, le lieu de publication soulève des contraintes de production, des modalités de diffusion et est porteur de codes sémiotiques distincts, ces dernières seront donc laissées de côté dans cet article.

Parmi les plateformes de réseaux sociaux – qui se déclinent le plus souvent sous la forme d’applications pour les appareils mobiles – ou services de partage de contenu et de réseautage social en ligne, communément appelées réseaux sociaux, les plus utilisées dans le monde au début des années 2020 sont Facebook (2,91 milliards de comptes en 2022, dont 40 millions d’utilisateurs et utilisatrices actives en France), Instagram (2 milliards dans le monde, dont 28 millions en France), TikTok (1 milliard dans le monde, dont 18,9 milliards en France), Twitter (237,8 millions dans le monde et 12,8 millions en France) et Snapchat (206 millions dans le monde, dont 22 millions en France). Viennent ensuite, dans une moindre mesure, LinkedIn et Pinterest. Les plus anciens, Facebook et Twitter datent du début des années 2000 – respectivement 2004 et 2006 – tandis que TikTok, le plus récent, a été lancé en 2016. Si certains de ces réseaux appartiennent à un même consortium – comme Facebook et Instagram qui font tous deux partie de Meta – ils sont constitués par des codes, des contraintes et des enjeux propres. Ils se distinguent notamment par le type de contenu privilégié, certains étant conçus pour favoriser le partage de texte (Twitter), d’images fixes (Instagram), de vidéos (Snapchat, TikTok) tandis que d’autres sont plus généralistes (Facebook). Bien que de nombreuses personnes possèdent un compte sur plusieurs de ces plateformes, la démographie de leurs utilisatrices et utilisateurs respectifs varie aussi sensiblement, les jeunes générations ayant, par exemple, tendance à se tourner majoritairement vers les réseaux partageant des contenus audiovisuels (Asselin 2022).

L’héritage de la blogosphère

La rencontre entre bande dessinée et réseaux sociaux date du milieu des années 2010. Habitué·es à poster sur Internet par le biais de leur blog, nombreux et nombreuses sont les artistes qui se mettent à ces nouvelles socialisations en ligne, où l’on compte très rapidement un nombre très important d’utilisateurs et d’utilisatrices et donc autant de lecteurs et de lectrices potentielles. S’il s’agit surtout, au commencement, de poster des liens renvoyant vers leurs sites personnels, les artistes se rendent rapidement compte que leur audience peine à quitter les plateformes et se mettent alors à publier spécifiquement pour et sur les réseaux. Au milieu des années 2010, la messe est dite. Comme le constate Gilles Ratier dans son rapport annuel sur le marché de la bande dessinée, « en cette année 2016, on ne peut plus vraiment parler de blogosphère, car la communauté s’est déportée sur les réseaux sociaux Facebook, Tumblr, Instagram… Ce sont ces derniers qui amènent vers les blogs, lesquels sont devenus une simple vitrine et une carte de visite. » (Ratier 2016 : 29).

La dernière publication de Margaux Mottin sur son blog incite ainsi ses lecteurs et ses lectrices à ne plus la suivre que sur les réseaux sociaux, 02.08.2018 - ©Margaux Mottin, 2018

La dernière publication de Margaux Mottin sur son blog incite ainsi ses lecteurs et ses lectrices à ne plus la suivre que sur les réseaux sociaux, 02.08.2018 - ©Margaux Mottin, 2018.

Les pratiques se ressemblent et semblent s’être déportées vers ces nouveaux lieux de création et de diffusion. Une partie importante de la production est ainsi consacrée à la publication d’anecdotes autobiographiques éparses, dont l’ordre de lecture importe peu, en vertu de la faiblesse du lien narratif qui les unit. À l’instar de la temporalité qui régissait le paradigme du blog, la mise en ligne de ces anecdotes s’effectue souvent de manière fluctuante, loin de la rigoureuse régularité imposée sur des plateformes de webtoon par exemple. Comme les blogs, l’accès au contenu est gratuit et la notion de communauté est prépondérante : les artistes s’invitent sur leurs comptes respectifs pour des cross-overs, partagent les publications de leurs pairs, suggèrent à leurs abonné·es d’aller découvrir d’autres pages qu’ils et elles apprécient.

Exemple de cross-over entre La Nuit Remue et Livio et la Vie Moderne, publié simultanément sur leurs deux comptes Instagram, 01.02.2021 @Blanche Sabbah et Livio Bernardo, 2021

Ces collaborations servent non seulement à faire corps et à renforcer la notion de communauté, essentielle pour une profession dont les membres travaillent souvent de manière isolée (Nocérino), mais aussi à se renforcer mutuellement en essayant de se partager les audiences respectives. Et ça fonctionne ! Loin d’être exclusifs et exclusives, les lecteurs et les lectrices sont nombreux et nombreuses à suivre ces recommandations et les comptes des auteurs et autrices impliqué·es connaissent régulièrement un saut quantitatif d’abonné·es après ce type de publication.

Au sein d’une story éphémère, Caro Zinzin se réjouit de l’augmentation substantielle de son nombre d’abonné·es après un cross-over avec Livio et la Vie Moderne diffusé sur le compte de Livio, 08.02.2022, © Zinzin 2022

Enfin, favorisée par les nombreux outils mis à disposition par les plateformes, l’interaction avec l’audience est fondamentale. On incite à commenter, réagir, « aimer », partager autour de soi, avec des boutons dédiés aujourd’hui comme avec des partages d’URL autrefois. Cette filiation naturelle entre blog et réseaux sociaux est aussi assumée par la nouvelle génération qui a émergé sur et grâce à ces nouvelles interfaces. Salomé Lahoche témoigne ainsi :

« En fait j’ai commencé à faire de la BD quand j’étais au collège, parce que je lisais des blogs BD autobiographiques, donc j’ai toujours dessiné des petites blagues sur ma vie dans des carnets, mais je ne les montrais pas. Et puis à un moment, des copains autour de moi, comme le désopilant Adrien Yeung, ont commencé à faire des strips sur Instagram, et voyant que ça marchait bien je me suis dit : pourquoi ne pas m’y mettre aussi ? (Citée dans Bernard 2022) »

Le triomphe d’Instagram

Après avoir essaimé sur de nombreuses plateformes, Facebook et Twitter, bien sûr, mais aussi Behance ou Tumblr, la bande dessinée en ligne semble avoir définitivement pris ses quartiers sur Instagram, tout étant encore parfois publiée simultanément sur d’autres canaux. La plateforme serait aussi littéralement « prise[e] d’assaut par les illustrateurs professionnels » (Falquy 2019). Cet engouement envers le réseau social n’est pas propre à la bande dessinée puisqu’Instagram est, plus généralement, le média social préféré du monde de l’art (Kang, Chen et Kang 2019). Ce plébiscite n’a rien de très surprenant : Instagram est actuellement le réseau le plus communément associé à la culture visuelle (Rogers 2021). Il se distingue d’autres plateformes visuelles, comme Snapchat par exemple, parce qu’on y privilégie la qualité esthétique des images diffusées et semble donc en effet le plus adapté à la composante picturale de la bande dessinée. Le succès tient aussi à la simplicité d’utilisation – en particulier par rapport aux nombreuses fonctionnalités de Facebook (Pellerin 2021) –, à la réactivité de la communauté (Falquy 2019) et à son fort taux d’engagement (Tréhondart 2019 : 115). L’audience croissante du réseau, qui connaît l’une des plus fortes progressions de ces dernières années (Mancel 2021 : 13) explique aussi son attrait pour les créateurs et les créatrices qui peuvent espérer y trouver un lectorat sans équivalent récent. Enfin, la modification des pratiques professionnelles grâce aux outils numériques (Kovaliv 2022) semble faire de la plateforme un lieu d’expression privilégié pour les jeunes artistes, puisque les maisons d’édition sont nombreuses à venir y faire leur marché (Falquy 2019).

Cependant, bien qu’Instagram semble être « l’eldorado » (L’avenir - 05.05.2020 ; Cnews – 21.09.2020) ou « le paradis » de la bande dessinée (Beaux Arts Magazine – 20.12.2020), la bande dessinée de son côté ne constitue pour autant qu’une infime portion de ce qui est posté quotidiennement sur le réseau. Les thématiques-phares de la plateforme sont le tourisme, la mode, la décoration et la nourriture (Mancel 2021 : 13). Les publications de célébrités – qu’il s’agisse d’influenceurs·euses, de vedettes de la télévision ou de sportifs – et les publications publicitaires tiennent aussi la dragée haute, tout comme les millions d’images et de vidéos postées tous les jours par des utilisateurs et des utilisatrices pour documenter leur quotidien : 100 millions d’images et de vidéos sont publiées chaque jour sur Instagram (Asselin 2021). La bande dessinée se retrouve donc en concurrence avec différents contenus et l’apparition des publications dans le fil d’actualité (aussi appelée timeline ou feed) des utilisateurs et des utilisatrices est soumis à un algorithme dont le fonctionnement varie au gré des objectifs et des stratégies de l’entreprise. Si l’on excepte le compte Mâtin, piloté par Dargaud et rassemblant un large collectif d’artistes, les dix comptes personnels publiant des bandes dessinées les plus suivis, sont ceux de Margaux Mottin (plus de 348000 abonné·es), Théo Grosjean (plus de 192000), L’homme étoilé (plus de 171000), Pacco (plus de 152000), Sanäa K (plus de 125000), Emma Clit (plus de 118000), Lylablaba (plus de 115000) Livio et la Vie Moderne (plus de 109000), Tiffany Cooper (plus de 102000), Stomie Busy (plus de 100000). Les artistes, même les plus suivi·es, sont donc loin derrière les influenceurs·euses ou les sportifs·ves les plus populaires, qui atteignent facilement le million d’abonné·es. En outre, ces chiffres représentent une minorité de cas. La plupart des comptes sur lesquels sont diffusés de la bande dessinée s’échelonnent entre une douzaine et une centaine de milliers d’abonné·es, sans qu’il soit possible de faire une moyenne, en raison de la nature mouvante du réseau, qui rend tout décompte rigide impossible.

Ergonomie et esthétique de la bande dessinée sur Instagram

Formellement, la bande dessinée sur Instagram est tributaire d’une interface rigide. Les créations s’insèrent dans un cadre carré, dont la taille varie d’un téléphone à l’autre pour s’adapter à la taille de l’écran. Une publication, ou post, peut accueillir jusqu’à dix slides qui se succèdent en cliquant ou en balayant du doigt la droite de l’image. On parle alors de carrousel ou d’album. La plupart du temps, les artistes font disparaître le repère de la planche et font correspondre une case à une slide (Tréhondart 2020 : 18). Le paradigme est alors celui du diaporama de cases, à l’instar du Turbomédia théorisé par Balak en 2009. Il arrive toutefois que certain·es maintiennent une tabularité et composent de petites planches en juxtaposant plusieurs cases (rarement plus de quatre) au sein d’une seule interface visuelle, la slide (Busi Rizzi à paraître).

Lisa Mandel fait partie des rares artistes francophones chez qui il n’y a pas une équivalence entre la slide et la case unique, 19.07.2022, © Lisa Mandel 2022

Certain·es artistes font aussi le choix d’une voie intermédiaire et recomposent, en slide finale, une sorte de petite planche en juxtaposant les cases qui avaient été présentées une à une au début du post, même si cette option est plus souvent observée dans la pratique des auteurs et autrices anglophones.

L’interface au sein de laquelle se déploie la partie visuelle est en outre accompagnée de plusieurs espaces distincts qui participent conjointement, à différents niveaux et avec différents degrés d’intentionnalité, à la création du sens et de l’œuvre. Un premier espace, discret et directement situé sous cette interface principale, permet aux utilisateurs et utilisatrices d’« aimer » (ou liker dans le jargon du réseau) une publication en appuyant sur une icône en forme de cœur et montre également combien d’autres personnes ont fait ce même geste avant eux. Juste en dessous (ou sur le côté droit dans le cas d’une consultation de la plateforme depuis un ordinateur), se trouve un espace permettant au ou à la propriétaire du compte de décrire sa publication, d’apporter des informations complémentaires (texte supplémentaire mais aussi liens, comptes similaires, références scientifiques ou statistiques…) ou encore de créer un effet humoristique en jouant sur le décalage de contenu ou de ton entre le post de bande dessinée et le texte qui l’accompagne. Cet espace permet également de mettre des hashtags (ou mots-dièses), des mots-clés précédés du symbole # qui permettent d’être référencés avec d’autres publications similaires et d’être lu par des personnes avec lesquelles l’auteur ou l’autrice n’est pas encore en interaction. Plus bas encore, l’espace destiné aux commentaires réactive une fonction déjà présente sur les blogs, permettant à l’audience d’interagir entre elle ou avec l’artiste.

Les possibilités d’interaction ne se limitent toutefois pas à cet espace. Au contraire, tout est mis en œuvre par les développeurs et les développeuses derrière l’application pour susciter autant de réactions que possible et garder le public captif sur la plateforme. Il existe ainsi une modalité de publication particulière qui concentre et encourage les interactions. Par leur nature éphémère (elles disparaissent au bout de 24 heures), les stories reposent sur des conventions moins rigides, au sein desquelles règnent largement le modèle de l’informalité et du contact supposé direct entre les créateurs et créatrices et leurs abonné·es. Au sein des stories, il est ainsi possible de faire voter son audience dans ces sondages aux unités discrètes ou continues (en positionnant un curseur sur une barre d’intensité), d’envoyer des réactions instantanées à l’aide d’émojis, de partager les contenus à un certain nombre d’ami·es ou à l’ensemble de sa communauté. Toutes ces fonctionnalités revêtent un aspect ludique qui vise à la fois à mobiliser le public et à accroître la visibilité du créateur ou de la créatrice du contenu de la publication : plus un post suscite de réactions, plus il sera montré aux différent·es utilisateurs et utilisatrices de la plateforme.

Depuis le lancement de la fonction vidéo en 2016, il est possible d’animer les posts en mettant les images en mouvement ou en ajoutant du son, mais, en comparaison à la production d’un dessin ou d’une image fixe, ces fonctions coûtent cher à produire et sont rarement mobilisées à large échelle. Il s’agit la plupart du temps d’expérimentations ponctuelles ou d’éléments d’ambiance dont la visualisation ou l’écoute n’est pas requise pour la lecture et la compréhension de l’œuvre. L’effet est souvent plus illustratif que productif (Tréhondart 2019 : 119). La bande dessinée sur Instagram, du moins dans ces publications fixes, reste alors un médium hétérochrone au sens défini par Philippe Marion (1997 : 83), c’est à dire que le rythme et le déroulé de la lecture est géré par les lecteurs et les lectrices qui décident du temps accordé à chaque segment. Il existe néanmoins une seconde modalité de réception homochrone, dans laquelle la durée est programmée et incorporée dans l’œuvre-même : les stories. Cette fonctionnalité est apparue sur Instagram en 2016, inspirée par le succès de Snapchat. Il s’agit de contenus animés occupant la totalité de la surface de l’écran et qui sont prévues pour disparaître au bout de 24 heures. Elles « soumettent le lecteur ou la lectrice à un temps de réception programmé. Le rythme de lecture y est dicté : animées, les cases défilent automatiquement les unes à la suite des autres, sans que le/la lecteur·rice puisse ralentir ou accélérer. » (Tréhondart 2020 : 19). Il est aussi possible d’interrompre cette durée programmée en appuyant sur l’écran pour mettre le déroulement en pause ou en effectuant une capture d’écran. Dans le cas de la bande dessinée, l’utilisation de ce type de format est plutôt rare et souvent limitée à une fonction promotionnelle en renvoyant à des publications au format « fixe ». Plusieurs codes sémiotiques s’entrecroisent néanmoins : celui de la bande dessinée, celui du cinéma d’animation et ceux de l’application elle-même (Tréhondart 2020 : 16), concourant simultanément à créer des « cadres de l’écriture informatisée » (Bonaccorsi 2011) et influençant l’expérience de lecture.

Ce mélange contribue également à la création d’une culture visuelle propre à ce type de productions. De nombreuses bandes dessinées publiées pour et sur Instagram s’inscrivent en effet dans la continuité de l’esthétique poétique propre au réseau, « l’Instagramisme » identifié par Lev Manovich (2017) après la compilation et l’analyse de plus de 15000 photographies postées sur la plateforme. Plusieurs codes artistiques sont partagés comme l’utilisation d’aplats de couleurs ou l’absence de perspective dans les images. Le déterminant esthétique, à l’œuvre derrière la plupart de ces choix semble être la taille relativement réduite des écrans de téléphone, puisqu’Instagram a été spécifiquement inventé pour être utilisé et consulté sur des appareils mobiles. L’attrait pour les contrastes nets se concrétise, en bande dessinée, par le fréquent recours à la ligne claire, tandis que l’amour de cette esthétique minimaliste envers de grands espaces vides se traduit par une absence quasi systématique de décors. Enfin, on observe une grande similitude dans les gammes chromatiques utilisée, les utilisateurs et utilisatrices du réseau favorisant, quel que soit le médium diffusé (photos, vidéos, dessins) des couleurs très vives ou alors un ensemble de teintes pastel. Néanmoins, malgré son importance dans la mise en forme et la création, le « style Instagram » ne parvient pas à uniformiser complètement les publications qui se démarquent aussi parfois nettement par la graphiation ou le style du dessin lui-même.

Une narration conditionnée par le dispositif

Le dispositif du réseau joue cependant un rôle certain dans la manière de structurer la narration. Par son fonctionnement, et surtout celui de son algorithme régissant l’ordre et la fréquence de l’affichage des publications dans le fil d’actualité des utilisateurs et des utilisatrices, il crée une esthétique du fragment (Tréhondart 2019 : 116 ; 2020 : 20-21). Initialement, les publications apparaissaient dans un ordre strictement chronologique auprès de tou·te·s les abonné·es d’un compte. En mars 2017, l’algorithme est modifié pour s’adapter aux modalités en vigueur sur Facebook. Les posts sont d’abord montrés auprès d’un public-test (environ 10% des abonné·es), et, selon l’engagement qu’ils suscitent (partages, likes…), ils seront ensuite montrés (ou non) à une plus large audience. Il est dès lors impossible, pour les créateurs et les créatrices de prévoir comment et surtout quand leurs différentes productions seront vues par leurs communautés, ce qui impacte la façon de construire leur œuvre : « Cette narration dictée par l’algorithme met au défi la cohérence narrative des épisodes puisque les posts contenant les cases de la bande dessinée peuvent désormais arriver (ou non) sur les timelines des lecteur·rice·s dans un ordre différent de celui prévu » (Tréhondart 2020 : 20). L’apparition de la fonction « album », qui permet de regrouper jusqu’à dix slides au sein d’une publication, rend possible la création de petits segments dont on s’assure de la bonne réception, mais rien ne garantit que, d’une publication à l’autre, celles-ci apparaissent et soient lues dans l’ordre désiré. En conséquence, les auteurs et les autrices bâtissent leurs œuvres comme une succession de petites entités semi-autonomes, capables d’être appréciées individuellement. Le rattachement à un tout plus large se fait grâce à la première slide qui identifie le post comme une partie d’un ensemble plus vaste ou par des éléments dans la description. Véritables paratextes de l’œuvre, ils invitent à quitter le mode de défilement vertical du fil d’actualité, qui est la principale modalité de consultation de l’application, pour se rendre sur la page de l’artiste et découvrir la série dans sa totalité. S’il est ainsi possible de lire une œuvre qui s’inscrit dans la durée, la modalité principale est bien celle du fragment, et ce d’autant plus que, l’algorithme d’Instagram valorisant les publications de celles et ceux qui postent fréquemment, il y a une véritable incitation à proposer de nombreux épisodes très courts plutôt que de plus rares segments un peu plus longs. Cette écriture et cette réception très fragmentaires,qui plus est, dans l’immédiateté de la production représentent une différence notable avec la mobilisation d’autres supports. Thomas Cadène, scénariste de la série Eté soulève ainsi ces nouveaux enjeux soulevés par le dispositif de la plateforme : « On a été, par moments, submergés, voire dépassés par les commentaires. Parfois, ils étaient problématiques. En raison de la gestion en flux du récit, les lecteurs n’ont pas un rapport global à l’œuvre, mais au moment : on juge les personnages immédiatement, mais pas à l’issue de la lecture, cela crée des effets de confusion. » (Cadène cité dans Tréhondart 2020 : 33). Le changement de l’algorithme en 2017 a une autre valeur prescriptive inhérente à sa mise en valeur des publications qui suscitent un engagement fort. Les auteurs et les autrices sont ainsi, plus ou moins implicitement et plus ou moins consciemment, incité·es à surjouer les effets qui font réagir, par le biais de la surprise, de l’humour ou de la mignonnerie par exemple. Enfin, pour profiter de l’incontournable effet des hashtags, qui permettent d’être visible sans tenir compte de l’algorithme de diffusion dans le fil d’actualité, il est unanimement conseillé de mobiliser des mots-clés déjà populaires afin d’appartenir à un grand ensemble de contenus similaires. Les implications engendrées par ce type de recommandations font réagir une partie de la scène artistique qui, à l’image de Mirion Malle dans un long fil Twitter, largement repartagé dans la communauté des auteurs et autrices déplore la standardisation induite par les réseaux sociaux sur la bande dessinée (@ohhmarion, 27.03.2018).

La plateforme est en outre constituée par un certain nombre de règles morales – elle répugne par exemple notoirement à la représentation de la sexualité, en particulier lorsqu’elle est féminine – et elle promeut des savoirs-faires et des valeurs – rapidité, créativité plaisir – (Tréhondart 2020 : 10), qui influent également sur les productions qui y sont publiées. Comme le remarque Nolwenn Tréhondart, par l’ensemble de ses dimensions prescriptives, Instagram agit véritablement comme un « dispositif », dans l’acceptation qu’a donné Michel Foucault de ce terme : « Un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit. » (Foucault 1977 : 299).
Comme tout dispositif, celui-ci est loin d’être neutre, d’autant qu’il est aussi animé par des impératifs économiques et idéologiques. Certain·es s’en inquiètent et parlent de tentative de contrôles des imaginaires artistiques (Tréhondart 2020 : 11). Sans prendre part à ce débat, il est certain que la rigidité de l’interface joue un rôle certain dans la mise en place d’une grammaire et de codes stabilisés (et standardisés ?) rompant avec l’idéal d’expérimentation véhiculé par l’utilisation d’outils numériques et informatiques, en particulier dans les possibilités de déstructurer la planche (Legendre 2019 : 53) et fait rentrer la production de bande dessinées en ligne, du moins sous la forme d’Instagram, en créant une sorte de nouveau canon mainstream.

Il existe néanmoins des interstices permettant aux artistes de tenter d’interroger ou même de bousculer le dispositif. Camille Duvelleroy, à l’origine de la série Été inscrit explicitement son projet artistique dans les marges de la pudibonderie et des injonctions envers « le lisse et le beau ». La fiction lui semble la voie de prédilection pour « hacker » le réseau de l’intérieur et en éprouver ouvertement les limites (Tréhondart 2020 : 16). En retour, Instagram semble aussi en mesure de secouer les codes de la bande dessinée. Comme d’autres supports avant elle (Robert 2018), par son dispositif d’énonciation, la plateforme possède une charge subversive qui permet de questionner la définition même du médium.

Vers une ouverture des codes et de la grammaire de la bande dessinée ?

Instagram permet ainsi d’interroger la question, jusqu’ici centrale de la séquentialité. À la suite des travaux de Benoît Peeters, Thierry Groensteen, Scott McCloud ou Will Eisner, les théoricien·es de la bande dessinée ont en effet toujours insisté sur cette notion de séquentialité comme trait définitoire canonique du neuvième art. Ainsi Groensteen : « Même quand on peut les qualifier de narratives, aucune de ces images uniques, autosuffisantes, ne relève de la bande dessinée, parce que le propre de celle-ci est le dévoilement progressif de l’histoire racontée, sa répartition en “paquets narratifs” ou “fragments d’espace-temps” placés les uns à la suite des autres. » (Groensteen 2007 : 32). Cette séquentialité s’est toujours – jusqu’ici du moins – inscrite dans une relation de co-présence spatiale entre plusieurs unités, au sein d’un espace donné, la planche.

Or, ni l’une ni l’autre ne sont nécessairement présentes dans des publications de bande dessinée sur Instagram. Le dispositif technique réactualise et renforce en effet des tentatives antérieures de bouleversement de la grammaire de la bande dessinée. À l’image de ce qui avait été fait par les expériences de turbomédia ou les expérimentations personnelles de quelques auteurs et autrices dans la première moitié des années 2010, rend centrale l’unité de la case au détriment du repère de la planche – ou à une persistance très partielle seulement. L’enchaînement des cases au sein d’un même espace visuel rend possibles des effets inédits quant à la temporalité du récit (Robert 2018 : 16). La disparition du périchamp et l’imprévisibilité des cases à venir permettent aux auteurs et autrices de jouer sur le nombre de cases à dévoiler pour accélérer ou ralentir la progression narrative, tout en gardant le contrôle sur la nature hétérochrone du médium. Instagram offre ainsi un renouvellement des outils et des codes à disposition, permettant également de jouer sur la surprise ou d’ajouter des effets de suspense inédits. Pour Daniel Goodbrey :

Une grande partie de l’impact obtenu par le diaporama de cases réside dans le fait que les créateurs et les créatrices peuvent jouer avec ces unités d’attention. La diffusion d’une séquence donnée à l’écran peut être réglée plus finement, tandis que les séquences existantes peuvent également être modifiées, décomposées, réutilisées ou reconfigurées au service de la narration. Comme le montre l’exemple ci-dessus, cette granularité accrue des éléments peut permettre de nouvelles approches du mélange des mots et des images. L’arrivée de cases à l’écran peut également être utilisée pour subvertir la pratique habituelle de la composition à des fins délibérées. » (Goodbrey 2017 : 71 – traduction personnelle).

Or, un nombre important de bandes dessinées sur Instagram sont des posts constitués d’une seule et unique case. Il leur manque donc la séquentialité et la coprésence requises par les définitions classiques. Mais plusieurs éléments concordent néanmoins pour les inscrire pleinement dans le champ du neuvième art. Le langage visuel utilisé notamment, qui mobilise bulles, récitatifs et dessins, le différencient ainsi ouvertement du roman photo dont le statut est plus ambigu. En outre, la question de son statut ne se posent pas pour les auteurs et les autrices qui mobilisent des hashtags tels que #bd et/ou #bandedessinée pour qualifier et accompagner leurs publications. Les lecteurs et les lectrices utilisent ainsi également le lexique de la bande dessinée (personnages…) quand il s’agit de discuter de ces publications dans les commentaires et les options disponibles grâce aux stories, sans que jamais cette qualification ne fasse débat. De surcroît, et plus significativement encore, de nombreuses structures éditoriales dont l’appartenance au champ est incontestable récupèrent et publient ces images au sein de leurs collections habituelles.

Cette extension, ou même cette renégociation des caractéristiques définitoires minimales de la bande dessinée est encore une friche à explorer, mais elle témoigne de la richesse et de l’intérêt de ce que l’on trouve en ligne, en particulier dans des espaces qui ne leur sont pas destinés.

Asselin, Christophe, « Instagram, les chiffres incontournables en 2022 en France et dans le monde », Digimind, 2022. Consultable en ligne : https://blog.digimind.com/fr/agences/instagram-chiffres-incontournables-2020-france-et-monde#app
Baroni, Raphaël, Kovaliv, Gaëlle & Stucky, Olivier, « La transition numérique de la bande dessinée franco-belge, une mutation impossible ? », Belphégor, 19-1, 2021. DOI : https://doi.org/10.4000/belphegor.3948
Baudry, Julien, Cases·Pixels. Une histoire de la BD numérique en France, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2018. Consultable en ligne : https://books.openedition.org/pufr/15654
Bernard, Thomas, « Carroussel #2 - Des strips sur Insta pour l’été : Salomé Lahoche, Xavier Bouyssou et Geoffroy Monde [INTERVIEWS] », ActuaBD, 20 août 2022. Consultable en ligne : https://www.actuabd.com/Carroussel-2-Des-strips-sur-Insta-pour-l-ete-Salome-Lahoche-Xavier-Bouyssou-et
Bonaccorsi, Julia, « La bande dessinée aux prises avec la “machinerie éditoriale” du smartphone ». Communication & Langage, 167, pp. 87-105, 2011. DOI : https://doi.org/10.4074/S0336150011011070
Busi Rizzi, Giorgio, « Digital comics : an old/new form », in Maaheen Ahmed (dir.), Cambridge Companion to Comics, Cambridge Press, à paraître.
Falquy, Ingrid, « Instagram pris d’assaut par les illustrateurs professionnels », Les Échos, 21 mai 2019. Consultable en ligne : https://start.lesechos.fr/societe/culture-tendances/instagram-pris-dassaut-par-les-illustrateurs-professionnels-1175523
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Goodbrey, Daniel Merlin « The Impact of Digital Mediation and Hybridisation on the Form of Comics », Thèse de doctorat, University of Hertfordshire, 2017. Consultable en ligne : http://e-merl.com/thesis/DMGthesis2017web.pdf
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Cet article a été rédigé dans le cadre du projet Sinergia « Reconfiguring Comics in our Digital Era » financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique, (FNS Sinergia n° CRSII5_180359)