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Les couleurs de l’illustré : O.K., 11 septembre 1947

Raphaël Oesterlé

[novembre 2022]
Paru de 1946 à 1949, le journal O.K. ne se distingue en rien de ses concurrents de la presse d’après-guerre. Si son contenu est conforme à ce que l’on peut attendre d’un hebdomadaire pour la jeunesse, son étude sous l’angle de la couleurs se révèle surprenante. Elle met en exergue des pratiques qui écornent l’image d’Épinal selon laquelle la bande dessinée se réduisait alors au sage remplissage en aplats de formes circonscrites. Apparaît ici un usage des couleurs arbitraire et spectaculaire permet de percevoir différemment le rôle de la couleur et de complexifier la place des coloristes dans la chaîne de production de la bande dessinée.

L’objet du mois est le numéro 64 de l’hebdomadaire O.K., daté du 11 septembre 1947. Fondu dans la masse des périodiques de bande dessinée créés dans la France de l’après-guerre (22 titres pour l’année 1946), il n’est traditionnellement retenu par la mémoire bédéphilique que dans la mesure où il a accueilli les débuts d’Albert Uderzo et qu’il a abrité un des premiers récits de science-fiction français, « Kaza le Martien » de Kline. Son existence est brève (il connait 152 numéros, du 15 mai 1946 au 2 juin 1949) et il ne diffère de ses concurrents que par son format, plus petit (le format varie légèrement, mais la première formule adopte un format de 20,5 X 26.5 cm) et par son parti-pris de faire figurer une image unique en couverture plutôt qu’une page de bande dessinée, pratique peu courante alors, à l’exception notable de Tintin. Sans surprise, son sommaire est partagé entre bande dessinée d’humour ou d’aventures et des rubriques sportives, jeux, bricolages, courrier de lecteur, nouvelles et feuilletons illustrés, etc.

OK n° 64, 11/09/1947, p. 9 (détail)

Nous l’envisagerons cependant sous un angle particulier, celui de l’utilisation de la couleur. Cette question fait encore largement figure d’impensé dans l’histoire et la théorie de la bande dessinée. Son importance est pourtant primordiale. Pour la presse de bande dessinée de l’après-guerre, elle représente le premier moyen pour attirer l’œil du jeune lecteur potentiel, au point d’être un argument publicitaire récurrent. Elle contribue largement au caractère spectaculaire de récits basés tout autant, voire plus, sur la monstration de situations dramatiques, impressionnantes ou comiques que sur un développement narratif complexe. Les observateurs, censeurs et pédagogues n’y sont d’ailleurs pas restés insensibles, condamnant à plusieurs reprises cette esthétique, comme en témoigne Hélène Gratiot-Alphandéry « La presse pour la jeunesse et ses conséquences », article paru dans un numéro spécial de la revue Enfance :


Tous les effets sont grossis à l’extrême, dans leur expression verbale comme dans leurs représentations graphiques. Ces couleurs criardes, ces expressions tordues par la haine ou la terreur, ces attitudes lascives, ces étreintes éperdues, tout cela doit parler à l’imagination de la façon la plus brutale, tout cela doit être évocateur et suggestif, tout cela doit laisser des impressions tenaces. (Enfance, tome 6, n°5, 1953, p. 403)

La place de la couleur est tellement prépondérante que le noir et blanc, pourtant courant, ressemble plus à une « absence de couleur » due à des raisons économiques que comme une fin en soi.

Malgré tout, ce sujet est souvent rapidement évacué au profit de la vulgate : longtemps destinée à l’enfance, la bande dessinée aurait confié la réalisation de la couleur à des coloristes qui reportaient à la gouache les indications des dessinateurs. Leur travail s’apparenterait ainsi à une forme élaborée de coloriage, se réduisant à remplir par des aplats des formes closes délimitées par des traits. Suivrait l’âge de la bande dessinée adulte, avec d’un côté la pratique de la couleur directe où le dessinateur applique directement la matière picturale sur sa planche, se faisant l’égal d’un peintre, et de l’autre la revendication d’un noir et blanc refusant l’esbroufe de la couleur, mettant en valeur le trait comme identité graphique fondamentale du dessinateur et rapprochant par sa sobriété la bande dessinée de la littérature.

Ce raccourci caricatural mériterait amendements et commentaires. Tenons-nous en à un constat. La publication en périodique dans l’après-guerre est marquée par l’instabilité. Rien ne garantit la place d’un série dans le journal d’une semaine à l’autre. Un épisode peut paraître sur une ou une demi-page, en noir et blanc ou en couleur. L’instabilité se retrouve qui plus est dans la qualité de l’impression. Calage et réglage des couleurs aléatoires et papier de piètre qualité provoquent régulièrement des résultats assez éloignés des indications des dessinateurs. On cite souvent la manière dont Morris a intégré cette contrainte pour en faire une marque stylistique en multipliant les aplats souvent arbitraires pour réduite la marge d’erreur potentielle. Mais il semble que de nombreux dessinateurs se soient désintéressés de cette question. Le résultat, surprenant, est que la couleur soit considérée comme relevant du pôle éditorial plutôt qu’auctorial. Notons que ce déplacement pourrait expliquer la légèreté avec laquelle la couleur est traitée au fil des rééditions d’albums, comme si elle n’était pas partie prenante de l’œuvre originale.

Diversité d’usages de la couleur

La description du rôle de la couleur dans un magazine standard comme O.K. permet de nuancer ce que l’on croit savoir sur le sujet. Avant de débuter notre analyse, il paraît important de garder à l’esprit un élément central relatif à la matérialité de nos objets : le temps. La qualité du papier et la colorimétrie ont inévitablement été modifiés par le passage du temps, et la perception des lecteurs de 1947 était fatalement différente de la nôtre. Notre numéro mesure 21,5 X 26,5 cm, et compte seize pages. Il est composé de six page de feuilletons de bande dessinée, le reste relevant des diverses catégories rédactionnelles mentionnées plus haut. Sur les seize pages, seules quatre sont imprimées en quadrichromie.

La première remarque est donc que l’usage de la couleur est parcimonieux. Le coût d’impression impose une sélection. Les pages en couleur sont ici les suivantes : la couverture et le 4ème, où figure « La magnifique aventure du fils d’Arys Buck, Prince Rollin », d’Albert Uderzo, ainsi que la double-page centrale, où se côtoient le western anonyme « Rodéo Kid » et « Kaza le Martien » de Kline. La couleur est ainsi réservée à l’aventure et le noir et blanc aux séries adoptant un ton plus légers (« Yumbo fakir birman » de Martial, « Brindzing, Tapsek et Fildou » et « Tonton Molécule », tous deux de Jean Hache), signe d’une hiérarchie claire entre les deux registres.

Anonyme, O.K., n° 64, 11 septembre 1947, couverture

Prenons le temps de regarder la couverture. Nous y voyons un cavalier chargeant sabre au clair de la droite vers la gauche. Son visage est tourné vers l’arrière (mais dans le sens de lecture), suggérant qu’il est suivi par un groupe sur le point de faire irruption par la droite. Seule source d’attraction de l’image, saisi en apesanteur et en pleine action, ce cavalier permet de supposer une forte agitation hors champ, propre à susciter la curiosité du lecteur potentiel. Les couleurs contribuent à mettre en valeur le personnage. Les différentes parties de ses vêtements sont constitués d’aplats de couleurs primaires (à l’exception de la cape, qui est liée au décor) qui le distinguent immédiatement du reste de l’image. Ce qui n’apparait pas comme accessoires du cavalier est traité différemment. Le ciel et le sol, mais aussi le cheval et les nuages signifiant sa course sont teintés de couleurs pâles. Le ciel, qui occupe les deux tiers de l’image, est composé de plusieurs nuance de violet, avec des traces de bleu. Les superpositions de violet dans le quart supérieur de l’image témoigne d’une préoccupation plastique. Le trait noir est absent. Le format allongé des formes souligne la course et leur traitement évoque un côté pictural (le bleu de la partie droite n’est pas uniformément couvrant comme si un pinceau était venu rapidement rehausser l’image) voire le papier découpé (par la netteté de leur découpe et l’impression de superposition des masses). Nous pourrions pousser plus loin l’analyse, mais cet exemple suffit à démontrer que le recours à l’aplat de couleur renvoyant à une pratique enfantine est loin d’être systématique.

La double-page centrale présente côte à côte les aventures de Rodéo Kid et de Kaza le Martien. La confrontation des deux pages est intéressante. L’épisode de « Rodéo Kid » nous dépeint la lente et prudente progression du héros et de son acolyte à travers un environnement hostile pour terminer sur leur brutale capture. Celui de « Kaza le Martien » se concentre sur un événement d’intensité dramatique. Dans le cadre d’une bataille aérienne en fond marin ( !), le pilote d’une « aqua-fusée » est abattu et son engin vient s’écraser sur le sous-marin de Kaza et de ses alliés.

Anonyme, "Rodéo Kid", O.K., n° 64, 11 septembre 1947, p. 8

L’utilisation de la couleur dans ces deux pages est radicalement différente. Ce qui frappe en premier lieu dans « Rodéo Kid » est une forme de minimalisme. Les cases se limitent à la présence de deux personnages dans un décor à peine esquissé, si ce n’est inexistant. Les personnages sont entourés de surfaces uniformes de vert, bleu, jaune et, à une occasion, rouge.

La représentation de l’action de « Rodéo Kid » constitue de fait une gageure. En effet, on nous dit à deux reprises que les héros doivent attendre l’obscurité de la nuit pour effectuer leur trajet. Comment dès lors le rendre visible aux yeux du lecteur ? Cela explique peut-être le caractère arbitraire des couleurs (dont le feuilleton est coutumier, mais qui semble ici exacerbé).

Le deuxième strip est ainsi représentatif de cette gestion des couleurs. Il est construit symétriquement autour d’une étrange case centrale en forme de pyramide tronquée. Au centre de cette case, qui se trouve être le centre de la page, se découpe la silhouette de Rodéo Kid en pleine ascension. Personnages et décors en noir se détachent sur un fond bleu. L’image surmonte un pavé de texte imprimé sur un fond vert. La case trapézoïde de gauche quant à elle montre les deux héros surnageant dans une eau verte. Le quart supérieur de la case est occupée par un rivage jaune en diagonale. Des escaliers blanc mènent à un bâtiment également blanc, but du trajet de Rodéo Kid. Rivage et bâtiment contrastent fortement avec le noir de la nuit qui les environnent dans le coin supérieur gauche. La dernière case du strip a une composition plus simple : deux indiens menaçants nous regardent. Leur corps jaunes émergent d’un fond rouge.

Ce strip marque un changement de régime narratif. La première partie de la page dépeignait l’avancée clandestine des héros. Elle culmine avec la case centrale pyramidale, dont la forme devient une manière de mettre en valeur cet instant culminant. En effet, la case suivante vient brutalement rompre cet équilibre avec l’arrivée brutale des deux indiens qui opère un changement de focalisation. Cette brutalité est perceptible avant tout par la couleur, le jaune et le rouge contrastant fortement et arbitrairement avec les teintes glauques et nocturnes qui dominent les autre vignettes. Les couleurs des trois cases obéissent ainsi à une fonction rythmique. Chaque moment est souligné par une couleur, avec une intensité dramatique culminante dans la dernière case.

Notre page permet par ailleurs de remarquer un autre usage de la couleur, en plus de son aspect narratif. Les premières cases de chaque strip sont organisées selon un étagement des surfaces colorées. La première case montre les silhouettes des héros de dos au premier plan, l’eau verte au second et la grotte bleue au troisième. La seconde a été décrite précédemment. La troisième accentue le changement de point de vue opéré au deuxième strip. Cadrés en plongée, nous y voyons Rodéo Kid et l’indien Mahoc évoluer dans une cité. Leur corps apparaissent sur une surface jaune entourée de part et d’autre de murailles grises. Le second plan est constitué d’un rectangle vert reprenant le couleur de l’eau et le troisième plan du bleu de la grotte. L’organisation de ces cases a avant tout pour but de situer immédiatement les héros dans un espace qui ne comporte que peu d’éléments. Les trois couleurs sur lesquelles les corps des personnages se détachent sont ainsi rattachées à des lieux , ce qui rend le trajet immédiatement intelligible. Ainsi, l’inversion entre le jaune et le vert de la dernière case évoquée par rapport à la première case du deuxième strip signifie immédiatement le changement de lieu et le franchissement de l’étendue d’eau. Notons au passage que le jaune semble enfermer les personnages, sensation amplifiée par le gris des murailles. Cet enferment ajouté à leur vue en plongée les posent comme cible du regard hostile des indiens. La fonction de la couleur est donc intimement liée à celle de l’espace. Elle participe de sa construction et permet d’y situer les personnages.

Kline, "Kaza le Martien", O.K., n° 64, 11 septembre 1947, p. 9

Les couleurs de l’épisode de « Kaza le Martien » situé en vis-à-vis n’ont rien à voir avec la sobriété de celles de « Rodéo Kid ». Tout ici concourt aux effets spectaculaires du récit. La quatrième case est à cet égard exemplaire. Les bleu et noir des profondeurs sous-marines sont striés par le jaune violent des projecteurs et des explosions et le vert des traînées des aqua-fusées qui figurent des mouvements tournoyants. L’image représente un moment de tension maximale. Une aqua-fusée est sur le point de percuter le vaisseau principal. L’image est organisée selon une diagonale jaune qui structure visuellement la case. Cette diagonale a pour effet d’isoler l’appareil en perdition du reste de la composition tout en le reliant visuellement à sa cible, en donnant à voir son parcours. Mais ce qui surprend est le jeu constant sur les superpositions et transparences. C’est par exemple remarquable dans la deuxième case, notamment dans le rendu du mouvement de l’eau dans le coin inférieur gauche. Ou dans la case suivante, où des traînées horizontales pâles signifient à la fois la stabilisation de l’appareil et le milieu aqueux dans lequel flotte le pilote. Ou encore dans la cinquième, où le blanc semble appliqué à la craie sur le fond bleu.

OK n° 64, 11/09/1947, p. 9 (détail)

Tout cela témoigne d’une préoccupation formelle. Si les valeurs que l’on a associées précédemment à l’usage de la couleur sont présentes, ce qui domine ici est l’impression sensible, qui mélange choc et raffinement, provoquée la page.

L’occultation des coloristes

Ces différents exemples font bien apparaître la diversité et l’importance du travail de coloriste. Car il semble bien que ces choix, qui prennent pleinement part à la lecture, ne relèvent pas d’indications des auteurs. Publiés en noir et blanc, ce qui est régulièrement le cas de « Rodéo Kid », ces feuilletons révèleraient une absence quasi totale de décors. Et il semble bien que l’instance en charge de la mise en couleur ait eu une grande marge de liberté – et de responsabilité. Or, nous ne connaissons rien de cette instance. Aucune mention n’en est faite dans les différentes publications. Son intervention est pourtant loin d’être anodine. Une des raisons de cette absence pourrait être, comme nous l’avons mentionné précédemment, l’assimilation de la mise en couleur au pôle éditorial. La pratique relèverait alors de compétences techniques qui se distingueraient de l’activité créatrice.

Aussi étonnantes que soient les couleurs de « Kaza le Martien », Kline mentionne ainsi la centralité du noir et blanc dans sa pratique au cours d’un entretien de Louis Cance publié dans Hop !  :

[…] j’étais enthousiasmé par Milton Caniff. A l’époque, pour les récits réalistes, c’était le noir et blanc qui prévalait. Les couleurs étaient plutôt réservées aux histoires humoristiques. Il fallait, contrairement à la ligne claire d’aujourd’hui que le dessin soit solide, contrasté. Giffey utilisait les hachures, Gillon et moi travaillions les aplats. (Hop !, n°91, sept. 2001, G. Simonian & G. Thomassian, « interview Kline », p. 9)

Certes, l’entretien a lieu plus d’un demi-siècle après la publication de sa série inaugurale, et il est surprenant de voir ses propos contredire l’usage que nous avons observé. Mais ils témoignent surtout, et cet oubli vient peut-être même le confirmer, du caractère accessoire de la couleur pour les dessinateurs.

La couleur comme trace de l’énonciation éditoriale

Au final, le travail de la couleur à cette période met en évidence l’abus qui consiste à plaquer une vision auteuriste de la bande dessinée à une période où elle appartient à une pratique industrielle. Outre le fait que les bandes ne soient pas toujours signées ou le scénariste mentionné, le travail de mise en couleur est, lui, systématiquement occulté. Or, celui-ci participe pleinement de l’identité du journal. Ainsi pour OK, le recours aux transparences et à une certaine matérialité des couleurs se retrouvent régulièrement. Dans le numéro qui nous occupe, on peut rapprocher les dégradés et impression de rehauts des nuages de poussière soulevés par le cheval de la couverture des mouvements aqueux de « Kaza le Martien ». Si « Rodéo Kid » se démarque ici, d’autres épisodes témoignent de cette même préoccupation pictorialiste.

OK n° 64, 11/09/1947, p. 8 (détail)

A l’instar de O.K., plusieurs périodiques de l’après-guerre adoptent ainsi des partis pris de colorisation particuliers, que ce soit dans la gamme, l’usage des trames, les effets ornementaux, etc. Il est indéniable que des personnes dotées de savoir-faire et conscientes de leur effets sont intervenues dans le processus qui a mené à la publication. Et ces choix paraissent souvent le fruit d’une connaissance des possibilités des techniques d’impression. Le travail des coloristes de ces périodiques consiste donc visiblement à tirer parti de l’outil que représente l’impression en quadrichromie tout autant, sinon plus que du pinceau. Ces compétences viennent complexifier l’image habituelle du travail « artisanal » de coloristes reportant les indications plus ou moins précises des dessinateurs en l’inscrivant dans la pratique industrielle. Le lien entre les contraintes techniques de l’impression et la colorisation expliquent ainsi le rôle d’uniformisation transversal des couleurs d’une série à l’autre au sein d’un journal, plutôt que l’accentuation des particularités stylistiques de chacune. Ce faisant la couleur fait apparaître l’importance de l’énonciation éditoriale au cœur de la publication des bande dessinée en périodiques. Au-delà de la qualité intrinsèque des productions de l’après-guerre, il paraît donc fondamental de les réinscrire dans les rapports qu’elles entretenaient avec l’ensemble des pages du journal, tant au niveau graphique que narratif ou thématique pour pouvoir percevoir les différents enjeux et contraintes qui ont conduit à leur forme particulière.