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« j’ai trop besoin de toucher, de manipuler la matière, de remuer » - entretien

Maël Rannou

[octobre 2022]

Rencontre avec l’autrice dans son atelier à Montréal.

Julie Doucet dans son atelier, face à son bureau construit par son père, le 1er octobre 2022.

Il me semble que tu ne faisais pas tant de bande dessinée enfant, tu as publié des choses avant les fanzines Tchiize (Bis) [1] ?

Toute jeune non je ne crois pas, je n’en faisais vraiment pas enfant. Mon premier comic-strip date de mes 17 ans, à l’époque je mettais mon âge à côté de ma signature donc je peux en être sûre. C’est vraiment tout mignon, à l’aquarelle.
Vers 1983 j’ai publié une petite chose dans le journal étudiant du Cégep [2] du Vieux Montréal, c’était ma première publication. J’avais vu qu’il y avait des bandes dessinées alors j’en ai proposé une et ils l’ont publiée, mais si je me souviens bien ils avaient le mandat de publier tout ce qu’ils recevaient. La rédaction n’était pas très sympathique. Il n’y avait que des garçons, je sentais qu’ils me prenaient de haut. Bon, ma bande dessinée n’était pas extraordinaire, je dois dire…

Il n’y a pas tellement d’écart entre 1983 et le premier Tchiize Bis, malgré cette expérience tu vas te lancer très fort dans la bande dessinée.

Cette année-là pour la première fois au Cégep, il y avait un cours sur la bande dessinée, pas pour apprendre à en faire mais plutôt sur son histoire, sa sociologie. Je ne sais plus qui donnait ce cours mais c’était une femme, qui improvisait un petit peu sur le sujet, on le voyait bien. Je me souviens que le corpus était axé sur Valérian (de Mézières et Christin), ce qui m’allait tout à fait car j’aimais beaucoup cette série grâce à Laureline, ce personnage féminin, et puis l’univers science fiction, les dessins me plaisaient bien.

Ce qui avait été rigolo c’est que dès le premier cours il y a eu une fille dans la classe qui a levé la main pour dire « Un instant, j’ai des propositions à faire, je connais des auteurs et des autrices super intéressant-es, bla bla bla ». Elle a proposé des gens comme Chantal Montellier, Nicole Claveloux, que des gens dont je n’avais jamais entendu parler, vraiment champ gauche. Je les ai découverts Florence Cestac, Olivia Clavel, Kiki Picasso, Pascal Doury et Bruno Richard comme ça.

Un des premiers strips de Julie, à 17 ans, et sa reprise en 2012

Tu étais déjà lectrice de bande dessinée j’ai l’impression, plutôt européenne ou américaine ? Lisais-tu de la BD québécoise ?

Oui, grâce à ma mère qui aimait les bandes dessinées. De la bande dessinée européenne, pas du tout américaine. Elle aimait beaucoup les grands classiques, Tintin, Astérix et Lucky Luke, mais elle achetait aussi Pilote, ma mère était fan de Gotlib, de mon côté je lisais Mandryka, Fred, Valérian… beaucoup plus tard F’murrrrr.
Il n’y avait pas vraiment de BD québécoise qui était publiée à cette époque-là, à part Croc, et ça, on ne l’achetait vraiment pas à la maison. Je le lisais adolescente mais ce n’était pas chez moi, j’en ai acheté quelques-uns, j’aimais bien Le sombre vilain…

Au Cégep tu ne fais pas tellement plus de bande dessinée alors. Tu rencontres d’autres auteurs ou pas du tout ? Tu participes à pas mal de fanzines à cette époque.

Pas vraiment, c’est plutôt à l’Université que je vais rencontrer d’autres gars qui font de la bande dessinée. Par exemple, il y avait Martin Dupras, qui n’a pas tellement continué mais qui était devenu un bon copain à moi, on s’est beaucoup tenu ensemble. On a été publié dans Tchiiize. Un autre complice, rencontré plus tard, Martin Lemm, a produit son propre zine solo Zenzen shit, qui était excellent…

J’étais étudiante en art à l’Université du Québec à Montréal avec Martin D. Tchiize est vraiment le premier fanzine auquel j’ai participé, il y en a eu plein d’autres. Je me souviens que le plus beau fanzine auquel je voulait participer, dans lequel Valium était impliqué d’ailleurs, c’était Motel. Je voulais vraiment en faire partie et à la toute fin ils m’ont dit « okay, on va te prendre quelque chose » mais le numéro n’est jamais sorti. Quelle déception !

J’ai participé à Rectangle, c’est là que j’ai croisé Siris pour la première fois, ou bien c’était peut-être au Cégep, je pense qu’il était dans le journal étudiant, mais on ne s’est pas vraiment connu à l’époque. J’ai aussi participé au fanzine de Marc Tessier, L’Organe, c’était quelqu’un de très actif dans le milieu, qui a rassemblé beaucoup de monde autour de lui.

Tchiize (Bis) n° 3 (1986)
L’Organe n° 2 (1989)

C’est après tout ça que tu lances Dirty Plotte, tu voulais ton propre fanzine ? Le zine est bilingue dès le début ce qui est original au Québec.

Ce qui est arrivé c’est qu’il y avait un journal gratuit, The Montreal Mirror, qui cherchait des auteurs de comics-strips donc j’ai voulu appliquer. C ‘est à cause de ça que j’ai créé mes premières bandes dessinées en anglais, dans un anglais pas très bon je dois dire. C’était un journal plutôt alternatif donc je me suis permise de faire des choses assez délirantes mais ça n’a pas du tout passé. Par contre j’avais bien aimé écrire en anglais.

Donc quand le premier numéro de Dirty Plotte sort en 1988 j’ai récupéré ces comic-strips en anglais. Et puis il y a eu Factsheet Five, des lecteurs américains, ce qui m’a amenée à écrire un peu plus en anglais.

C’est le moment de cette page un peu mythique de la pâquerette qui vend ses fanzines dans la rue, tu as vraiment fait ça ?

Non pas du tout, mais pour moi qui suis si timide, aller déposer des fanzines chez des disquaires et des libraires, montrer mon travail, c’était tellement un effort monumental que c’était un peu l’équivalent de vendre mon fanzine sur la rue.

« Petite fleur têtue », Dirty Plotte, 1991

Dès qu’il sort tu as des retours ou au contraire c’est vendu dans les magasins et tu ne sais pas qui le lit ?

Oh oui quand même, je l’ai montré à ma famille et à mes amis, auteurs ou non. Ma mère a tout de suite détesté. Mon père m’a encouragée, il l’a toujours fait. Ma marraine m’a toujours bien encouragée, une autre de mes tantes aussi. Il se vendait bien mais il faut dire que je le vendais 25 sous (centimes) donc c’était vraiment pas cher. Ça n’aurait pas couvert la fabrication mais à cette époque je travaillais dans un magasin de photocopies donc ça ne me coûtait vraiment pas cher non plus.
Tout ce que je voulais c’est être lue alors je m’en fichais du temps passé au travail et tout.

Pourtant tu dis toi-même être très timide, mais tu voulais vraiment être lue et pas juste dessiner dans ton coin.

Oui quand même, j’ai toujours dessiné, je suis passé à travers les Beaux-arts relativement discrètement. J’ai passé tout ce temps à publier dans différents fanzines, à attendre qu’il se passe quelque chose. Puis, j’ai abandonné mes études et j’ai créé mon propre fanzine, Dirty plotte. Il fallait que je me bouge.

Tu es très vite publiée dans Weirdo, la revue des Crumb, que tu as souvent dit ne pas connaître.

C’est vrai, à l’époque je n’en avais jamais lu. C’est Marc Tessier qui m’a introduit à la BD underground américaine. Je n’ai pas été influencée, contrairement à ce qu’on dit souvent par Crumb… C’est aussi Marc qui m’a suggéré d’envoyer des pages à Weirdo. Alors c’est ce que j’ai fait et éventuellement Aline Kominsky-Crumb m’a répondu « Oui ! Oui ! ». Après Carali a vu les pages dans ce magazine et il a commencé à me publier aussi dans Psikopat en France.

Tu étais déjà allée à Angoulême à cette époque ou tu ne connaissais pas du tout le milieu français ?

Oui, j’y suis allé très tôt, avec une délégation de l’Office franco-québécois de la jeunesse menée par Yves Millet (libraire et éditeur de Tchiize), c’était comme en 1986, je crois. À l’époque, c’était bien avant Dirty plotte.

Le festival était vraiment tout petit, je me souviens qu’Henriette Valium et Pakito Bolino étaient là, il n’y avait quand même pas grand monde, il faisait pas beau, c’était un peu triste. Ça n’avait rien à voir.

On avait fait quelques rencontres mais ça n’avait débouché sur rien, je n’ai rien publié en France après ça. C’est plus tard que j’ai pu me retrouver dans Psikopat ou Sortez la Chienne. Je n’ai pas rencontré d’éditeurs en 1986.

Couverture de S2 L’Art ? n° 14, 1990

Après Psikopat, tu publies en France dans Logique de guerre comix, le tout premier titre de L’Association (novembre 1990), même si tu ne publieras Ciboire de criss ! que des années plus tard. Comment s’est faite la rencontre avec cet éditeur ?

Jean-Christophe Menu fréquentait beaucoup la librairie Un Regard Moderne à Paris [3]et je crois que c’est Jacques Noël, le libraire, qui lui a mis entre les mains un fanzine appelé S2 L’Art ? qui avait consacré un de ses numéros à mon travail [4]. Menu a beaucoup aimé ça et ça c’est adonné que Sébastien Morlighem, qui publiait le fanzine en question, était là, sur place ou quelque chose comme ça. Il lui a donné mon contact et Menu m’a écrit et c’est comme ça que ça s’est fait.

À partir de là j’ai l’impression que, même s’il faut attendre 1996 pour que paraisse ton premier album diffusé en français, entre ces publications régulières en France et les albums chez Drawn & Quarterly en anglais tu commences à vraiment exister dans le milieu de la bande dessinée.

Oui oui, on peut dire que ça marchait assez bien, enfin on s’entend que ça reste dans le milieu underground, c’est pas la grande distribution ni rien. Ça marchait assez bien aux États-Unis, au Canada anglophone aussi.

Une fois à New York tu es active dans le milieu artistique local ?

J’habitais à Manhattan mais j’étais tellement loin uptown, ça me prenait 45 minutes en métro pour me rendre au centre. Alors je n’y allais qu’une fois par semaine, pour rencontrer des gens… C’était pas mal compliqué d’avoir une vie sociale. New York c’est particulier aussi, j’en ai rencontré des gens d’accord, mais se faire des amis c’est autre chose, j’ai trouvé ça plutôt compétitif. Un an plus tard, j’ai déménagé à Seattle. Là c’était complètement différent. Là-bas il y a l’éditeur Fantagraphics, ce qui a attiré beaucoup d’auteurs sur place. C’était l’époque du Grunge alors la ville était assez bouillonnante, avec beaucoup de cafés sympas, de bars, de librairies, cinémas expérimentaux…

Je participais à des trucs ici et là, mais je n’ai jamais publié de livres chez Fantagraphics. Je crois que Chris Oliveros [5] a eu chaud et a eu peur que je déménage d’éditeur, mais bien sûr que non.
Je suis revenue un an à Montréal mais je suis repartie très vite, un an plus tard, pour Berlin. Pour moi ça ne faisait pas de sens de retourner aux États-Unis. J’avais eu une invitation pour aller à Berlin par mon éditeur allemand et je me suis dit que si ça me plaisait là-bas, j’y retournerais et m’y installerais et c’est ce que j’ai fait.

Exemple d’un des nombreux carnets où Julie notait ses commandes et ses correspondants.

C’est quand tu es à Berlin que paraît Ciboire de Criss !, cela a aidé que tu sois en Europe ou c’était déjà prévu ?

J’ai dû aller à Angoulême l’année où il est sorti, mais il n’y a pas vraiment eu de lancement à ce que je me souvienne. J’ai déménagé à Berlin à l’automne mais le livre est sorti au début de l’année suivante. Il y avait eu Monkey and the living dead publié par Blanquet avant [6].

Ciboire de criss ! est mon premier gros livre en français, mais je ne sais pas trop quel impact ça a pu avoir, ce n’est pas comme les comics-book américains, où il y a une page « courrier des lecteurs ». J’avais une boîte postale, les gens m’écrivaient directement. Je recevais énormément de courrier, j’ai répondu au maximum de gens, j’avais même créé un mini-fanzine pour pouvoir répondre pratiquement à tout le monde personnellement en écrivant juste deux/trois mots. C’était vraiment très différent dans le contexte francophone, je n’avais pas trop de retours en réalité. Et puis à distance, vivant à l’étranger, c’était très difficile de percevoir tout ça, je ne me rendais pas vraiment compte.

Combien de temps restes-tu à Berlin ?

Deux ans et demi, après je rentre à Montréal à nouveau, et cette fois pour de bon.

Deux choses marquent particulièrement dans Ciboire de criss !, d’une part la grande part autobiographique qui, si elle n’est pas nouvelle, pousse loin les choses et surprend le public, d’autre part les récits de rêves. D’où te sont venues ces envies ? Tu lisais de la littérature autobiographique ou des récits de rêves ? L’Association se raccrochait pas mal aux surréalistes par exemple.

Non je n’ai jamais été fan des surréalistes, mais j’ai toujours lu beaucoup de littérature en général. Mon expression vient plus de là que de la bande dessinée c’est sûr. Pour les rêves c’est simplement parce que j’avais des rêves tellement délirants que je ne pouvais pas passer à côté. Ils étaient juste trop parfaits, bien construits, avec un début, un milieu, une fin, presque déjà découpés, j’avais juste à les coucher sur papier. Maintenant je ne me souviens plus trop de mes rêves, malheureusement.
Pour l’autobiographie je n’en ai pas énormément lu à l’époque, je sais pas où j’ai pris ça mais ça m’a paru tout de suite assez naturel d’utiliser mon propre personnage pour raconter des histoires, même quand ce n’était pas des histoires très réalistes. De là j’en suis venue éventuellement à raconter des histoires autobiographiques.

Changement d’adresse (L’Association, 1998) est beaucoup plus directement autobiographique, réaliste. Cela s’est fait naturellement ou tu voulais rompre justement avec ce que tu faisais avant.

Non non, je voulais définitivement rompre, histoire d’explorer quelque chose d’autre. Je sentais que je tournais en rond et que j’allais tomber dans une recette. Une sorte de surenchère de faire des histoires de plus en plus bizarres, à m’enfermer dans ce côté « fille qui raconte des choses trash ».

Puis, avec L’Affaire madame Paul (L’Oie de Cravan puis L’Association, 2000), c’est pareil, je voulais essayer la fiction pour changer un peu, mais je n’arrive pas du tout à faire de la fiction pure. L’histoire est basée sur un fait véridique que j’ai quelque peu trafiqué, c’est un mélange. La fiction, vraiment, je n’ai pas ce genre d’imagination là.

Couverture du Real Stuff n° 15 (octobre 1993)

Tu n’as jamais pensé à travailler avec quelqu’un d’autre sur des récits ?

Un petit peu. Pour Comix 2000 [7] j’ai travaillé avec l’espagnol Max, le résultat est très chouette. J’ai aussi illustré une histoire de Dennis Eichhorn pour sa série de comics-books Real Stuff [8], j’avais détesté l’expérience, l’histoire est idiote. J’ai aussi fait des illustrations en linogravures Chroniques de New York, de Jean-François Jouanne (Seuil, 2003), qui écrivait de courts textes fantaisistes sur la ville de New York, où il habitait à l’époque. J’avais bien aimé faire ça…

Après Madame Paul arrive la période où il a été très abusivement dit que tu arrêtais la bande dessinée. Je trouve ça faux, mais c’est sûr que tu explores d’autres formes : l’estampe, le collage, le court métrage… Pour toi il y a une continuité dans tout ça ?

Oui, déjà il y a un fil conducteur dans tout ça, je suppose. C’est que j’ai toujours travaillé avec des mots et des images. Il y a juste une courte période tout juste quand j’ai arrêté la bande dessinée, à ce moment-là je n’ai vraiment travaillé uniquement qu’avec l’image, en linogravure et gravure sur bois. Là j’ai fait des images, des images, que des images. Mais éventuellement je suis revenue au narratif en fabriquant des petits livres en sérigraphie. À partir de là j’ai fait beaucoup de collages et utilisé des mots découpés, donc du collage avec beaucoup de mots intégrés dedans. Ou juste des textes avec des mots découpés.

En ce moment le roman photo revient à la mode, tu as aussi joué pas mal avec cette esthétique. Il y a un livre Carpet Sweeper Tales (Drawn and Quarterly, 2016), tu l’as écrit directement en anglais et il n’a pas été traduit je crois.

Oui, mais c’est de l’anglais trafiqué, torturé. C’est un sacré exercice mental de lecture.

Tiroir de mots prédécoupés pour les collages de Julie, dans son atelier.

Le choix de l’anglais fait donc partie de la poésie d’ensemble. À ce titre, tu as d’ailleurs fait de la poésie « pure » avec juste des mots, mais là aussi tu utilises malgré tout des mots découpés et collés. Il y a toujours ce rapport manuel. Cela m’amène à ce dernier point de ton travail que je veux aborder, la diversité technique, on a l’impression que tu veux tout utiliser.

Je ne pourrais jamais travailler devant un ordinateur, je mourrais ! J’ai trop besoin de toucher, de manipuler la matière, de remuer… Il y a plusieurs années, j’en ai eu marre, faire de l’art ne faisait plus de sens pour moi, j’ai décidé d’arrêter. J’ai pas tenu 24 heures ! Alors je me suis dit « Bon, je vais faire un fanzine contre l’art », et c’est ce que j’ai fait. J’ai commencé une série de textes et comme je prenais des cours d’allemand à ce moment-là, j’ai décidé d’écrire tout ça en pas super bon allemand.
Oui, je suppose que j’ai besoin d’explorer à gauche à droite, d’être en mouvement.
J’ai envie d’apprendre de nouvelles techniques. Il y a très très longtemps j’avais fait du cyanotype, donc j’ai repris un cours de photographie, genre DIY, donné par Janie… où l’on apprenait comment fabriquer des sténotypes, faire des solargraphes, des cyanotypes, et plus… [9] J’ai adoré ça !

On y retrouve un peu de l’économie du fanzine.

Oui, encore que maintenant que j’essaie de reproduire ça à la maison je me rends compte que ce n’est pas si simple.

Machine à risographie de Julie dans son atelier
Chutes de matrices de gravure sur bois.

Tu as fait de la vidéo aussi, il y a le film avec Gondry mais aussi une série de petits films.

J’en ai fait quatorze, quinze avec mon amie Anne-Françoise Jacques, une artiste du son. Ce sont surtout des images abstraites ou bien du texte. Le son prend beaucoup de place dans ces films, c’est vraiment 50/50. Il y a des films que je n’aurais pas montré sans le son, la trame sonore les a révélés, carrément. [10].

My New New York Diary c’est vraiment plus le projet de Michel Gondry. C’est son film, pas mon film, c’est lui qui a pris toutes les décisions.

Time Zone J, qui est sorti en 2022, c’est le grand retour à la bande dessinée autobiographique même si c’est un long dessin unique.

Ça représente tout ce que je pensais ne plus jamais faire : l’autobiographie, moi qui me met en scène. D’un autre côté je raconte l’histoire, mais ce que je raconte n’est jamais illustré. Ce que j’ai adoré faire c’est la forme assez originale, j’ai rempli cinq petits carnets leporello que l’on déplie, je l’ai vraiment directement dessiné dans ce format, puis ça a été associé à l’ordinateur par les éditeurs.

Original de Time Zone J dessiné sur un carnet leporello

Avec Maxiplotte (L’Association, 2021) qui est sorti juste avant, c’est vraiment le retour à la bande dessinée. Et donc le Grand Prix de la ville d’Angoulême qui arrive par-dessus, beaucoup pensaient que tu refuserais.

Je ne savais pas que j’avais le droit de refuser ! (rires) C’était complètement fou, à Angoulême, les gens m’arrêtaient dans la rue pour me féliciter, faire des selfies, c’était très étrange. Mais tout à fait bienveillant. Être sur la scène du théâtre, ça c’était terrible, je déteste ça, mais bon, j’ai survécu.

J’imagine que comme tu étais finaliste, tu devais savoir que c’était possible.

Non vraiment je ne m’y attendais pas du tout. Quand mon nom est sorti, c’était une surprise, mais c’était aussi un malentendu car on m’avait dit que Maxiplotte était en nomination pour le Fauve du Patrimoine. Donc quand on m’a parlé du Grand Prix j’ai vraiment cru qu’on me parlait de ça, du prix Patrimoine, avant que je comprenne que c’était le Grand Prix ça m’a pris un bon moment. Le choc !
Quand j’ai vu que j’étais en nomination avec deux françaises je me suis dit « c’est pas moi qui va gagner c’est sûr, je suis tranquille ». Bien sûr je ne peux pas ne pas être contente, mais ça me terrorise de devoir remonter sur scène.

Le milieu de la bande dessinée québécoise a vraiment changé depuis les années 1980. Il s’est vraiment développé et diversifié. Je sais que tu ne lis pas forcément beaucoup de bandes dessinées, mais suis-tu un peu ce qui se fait dans cette sphère où tu as beaucoup navigué il y a vingt-cinq ans ? As-tu des auteurs ou autrices que tu apprécies particulièrement ?

Ce n’est pas facile, je vais forcément oublier des gens, mais je pense tout de suite à Diane Obom, qui a commencé quelques années avant moi. Je voyais déjà ses bandes dessinées à gauche à droite, mais elle me semblait hors d’atteinte. On s’est rencontrées dans les années 80 une ou deux fois, des années plus tard on s’est dit que les deux on était vraiment trop timide pour se parler. C’est vraiment dommage, c’est comme un rendez-vous manqué, maintenant on est bonnes amies. Son travail est fantastique, exquis, hilarant tout à la fois.

Il y avait Sylvie Rancourt aussi à l’époque. Il n’y avait qu’une intégrale Mélody publiée par Yves Millet, en vente à sa librairie, mais il était trop cher pour moi. Je me souviens l’avoir feuilleté et refeuilleté, mais toujours reposé sur l’étagère, ce qui fait que je l’ai acheté seulement quand il est sorti il n’y a pas si longtemps. Je l’ai rencontré pour la première fois cette année au Festival de Québec, on en revenait pas toutes les deux !

Chez des autrices plus jeunes, j’ai découvert récemment le travail de Catherine Ocelot, que je trouve vraiment bien. Julie Delporte aussi, c’est comme une évidence, ça fait un bout de temps que je la connais. Elle a fait un très beau petit livre de poésie aussi, chez L’Oie de Cravan, illustré de superbes gravures.

Une qui m’a beaucoup plu récemment aussi c’est Zviane, tous ses livres où elle parle de son rapport à la musique et à la bande dessinée, comme dans Ping Pong (Pow Pow, 2015) je les trouve complètement captivant. Je n’ai pas tout lu encore, mais dans Apnée (Pow Pow, 2010), par exemple, sur la dépression il y a des passages très forts.

Enregistré chez l’autrice,
à Montréal, le 31 août 2022

[1] Fanzine créé par Yves Millet en 1985. Yves Millet est une figure de l’écosystème de la BD québécoise et a notamment fondé les éditions Zone convective puis la librairie Fichtre ! (1996-2010).

[2] Les Cégeps sont une spécificité du système éducatif québécois. Il s’agit d’années qui se situent entre le secondaire et l’université, les élèves y entrent pour deux ou trois ans, avec l’objectif de tester différentes choses et de se préparer à l’enseignement universitaire.

[3] Librairie mythique du VIe arrondissement connue pour ses empilements de livres obscurs et la place laissée aux fanzines et micro-tirages. Voir cet article de Cajón Kiddo sur Gonzaï en 2016 : https://gonzai.com/le-regard-moderne-une-librairie-sans-fard

[4] Il s’agit du n° 14 (1990). Chaque numéro était consacré à un auteur différent. Voir : https://www.graphzines.net/graphzines/s2-l-art-julie-doucet.html

[5] Créateur de directeur des éditions Drawn & Quaterly, structure majeure de l’édition alternative anglophone, basée à Montréal.

[6] Ce comix est une production agrafée d’une trentaine de pages, publiée en 1994.

[7] Recueil de 2000 pages de récits complets et muets publié par l’Association pour fêter l’an 2000.

[8] Série de comix en 20 numéros publiée par Fantagraphics entre 1990 et 1994. Dennis Eichhorn scénarise des récits autobiographiques dessinés par la crème de la BD underground de l’époque : Peter Bagge, Dave Cooper, Jim Woodring, Joe Sacco, Chester Brown, Peter Kuper, Aline Kominsky-Crumb... Julie Doucet dessine le récit « Dinner At Dave’s » dans le n° 6 (avril 1992) et réalise la couverture du n° 15 (octobre 1993).

[9] Il s’agit de Janie Julien-Fort, artiste visuelle québécoise : https://janiejfort.com/

[10] Cela a donné le livre auto-édité Nouilles/Noodles, imprimé en 2013 : https://lepantalitaire.bigcartel.com/product/nouilles-noodles