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dans l’atelier de... miroslav sekulic-struja

Irène Le Roy Ladurie et Maël Rannou

[juillet 2022]

À l’occasion de l’issue de sa résidence, en 2021, à la Maison des Auteurs et de la sortie de son dernier livre, Petar et Liza, l’équipe de Neuvième Art a rencontré l’auteur croate. Les planches originales ont fait l’objet d’une exposition à la Galerie Martel en février 2022 au moment de sa sortie. Teintés de mélancolie et de violence, ses récits l’ont fait connaître en France, dès 2016 avec Pelote dans la fumée publié chez Actes Sud BD. Paradoxalement, ses bandes dessinées ne sont pas publiées en Croatie. Quand on ouvre un de ses livres, on y trouve des figures d’enfants, d’adolescents et de jeunes artistes, prises dans une errance poétique et urbaine, au milieu des ruines.

Vous sortez de cette résidence à la Maison des Auteurs et avez publié Petar et Liza à l’issue, combien de temps y avez-vous passé et dans quelle mesure a-t-elle été importante dans votre travail ?

J’ai commencé l’écriture du livre lors d’une première résidence en 2016 mais je l’ai terminé sur la deuxième résidence en 2021. Au début j’avais dans l’idée de créer un livre plus long, mais j’ai réduit le texte, au total ça m’a pris quatre ans de dessiner et écrire ce livre. Pendant deux ans j’ai fait d’autres choses, des expositions, je suis allé un peu partout. Je suis très lent. Mais cela dépend de la technique aussi, la gouache c’est lent. J’ai dessiné des storyboards par le passé, pour des vidéos, et j’étais alors très rapide. En une heure, je pouvais dessiner beaucoup de pages.

Illustration de couverture de Petar et Liza, 2021, exposée à la Galerie Martel

Revenons au tout début de votre parcours, quel est-il ? Est-ce que vous venez d’une famille d’artistes ?

Non, pas vraiment. Mon père faisait de l’accordéon en tant que professionnel, mais il n’y avait pas d’artiste visuel. J’ai passé six mois dans l’école d’animation de Zagreb. J’y ai appris les techniques de l’animation. Mais ce n’est pas là que j’ai fait du storyboard, j’en ai fait avant l’école et après l’école. J’ai fait des vidéos de clip, pour la musique et la télévision.

Donc vous avez commencé votre pratique de dessinateur avant l’école d’animation ?

J’ai commencé la peinture très jeune, à quatre ans, et j’ai eu l’habitude de peindre, d’écrire et de dessiner toute ma vie. Toutefois, j’ai passé la majeure partie de ma jeunesse à faire du sport : football, baseball, ping pong, skateboard, bmx, et mon plus grand rêve était alors de devenir cascadeur. Ce n’était pas d’être artiste. J’étais obsédé par les films de Jackie Chan et j’ai fait beaucoup de bêtises pour l’imiter.

Lorsque vous dites commencer à peindre à quatre ans, à ce moment-là quel était votre rêve ?

Quand j’étais gamin je n’arrêtais pas d’écrire des histoires et les raconter en public mais j’ai eu des problèmes au cours de cette période parce que les profs ont commencé à m’accuser d’être un affabulateur. Mais, pour moi, l’art n’était pas si important lorsque j’étais adolescent. Je voulais être comédien de stand-up, ou cascadeur. J’aime chanter, mais je ne suis pas chanteur, j’aime écrire de la poésie aussi. J’aime la musique, je ne peux pas imaginer la vie sans musique et sans cinéma. Je suis très cinéphile.

Quand vous avez commencé à faire des storyboards, c’était professionnel ?

Oui, d’abord j’ai fait les storyboards à dix-sept ans, avant l’école d’animation, et ensuite j’ai commencé à faire des fresques dans les bars, les restaurants et les clubs privés, parfois chez des particuliers. J’ai fait ça pendant des années. Après le service militaire, j’ai fait beaucoup de fresques aussi pour les écoles et les musées.

Quelle fut votre expérience du service militaire ?

J’ai été au service militaire juste après la guerre. J’ai eu beaucoup de chance, car beaucoup de mes amis et collègues ont été envoyés à la guerre. À l’armée on voulait me donner un travail de dessinateur technique, aujourd’hui si j’avais pris cet emploi, je serai à la retraite, j’aurais mon appartement… Mais j’ai dit non merci.

Une planche originale de Petar et Liza.

Votre personnage Petar passe aussi par l’armée…

Il est dans l’armée de l’ex-Yougoslavie, donc ça se passe bien avant la période dont je parle. Sa vie n’est pas la mienne, mais il y a des connexions, comme dans Pelote. Dans Petar et Liza il y a des moments qui sont autobiographiques. Mais j’ai beaucoup modifié les éléments de ma vie personnelle, je n’ai pas envie de me mettre moi-même dans mes histoires, je retranscris seulement quelques expériences.

L’école d’animation, c’était avant ou après l’armée ?

C’était avant le service militaire, après le lycée. Mais l’école, ça n’a pas duré longtemps, il n’y avait pas de projet après, donc je suis allé au service militaire. S’il y avait eu du travail et des projets artistiques, je serai sans doute resté dans l’école. Beaucoup d’artistes de bandes dessinées croates sont d’abord passés par l’école d’animation de Zagreb parce qu’il n’y avait pas d’école de bande dessinée. La tradition de l’animation croate est connue, certains de ses représentants ont eu des oscars comme Dušan Vukotić dans les années 60. Dans les années 50-70 c’était au top, maintenant c’est du numérique, à l’époque c’était artisanal. J’ai fait une école d’hôtellerie avant l’école d’animation, puis j’ai étudié un peu le théâtre, mais une fois par semaine. Ana [sa compagne, ndlr] est comédienne elle m’a ouvert à ce monde, en la rencontrant, j’ai commencé à explorer le jeu. En fait, j’avais des grandes phases d’anxiété à l’époque et lorsque je devais présenter mon travail en exposition au public, je m’enfuyais. Un jour j’ai fait une grande exposition pour les enfants dans un grand musée, il y avait la télévision, beaucoup de monde, et je me suis enfui. J’étais très renfermé et timide et je ne pouvais pas me retrouver en face de caméras. C’est pour ça que j’ai pris des cours de théâtre, cela m’a aidé à me présenter au public. Mais je n’y suis pas allé d’abord pour cette raison. En fait je voulais étudier la façon de construire des personnages.

Vous avez appris des techniques graphiques pendant l’école d’animation ?

Non, j’ai appris les techniques graphiques de la bande dessinée en lisant des bandes dessinées européennes, comme les bd franco-belges, espagnoles, ou italiennes comme celles des éditions Sergio Bonelli. Tout ce que je sais sur le dessin, je le dois à la lecture des bandes dessinées. La peinture je l’ai apprise directement de la vie.

En Croatie il y a une grande scène de peinture naïve, avez-vous subi des influences de ce mouvement ?

Il y a une grande tradition de la peinture naïve dans toute l’ex-Yougoslavie. Il y avait beaucoup de groupes, comme l’école de Hlebine, la plus connue. Je suis peut-être un peu influencé par eux, mais je n’aime pas me référer ou me rattacher à eux. Beaucoup de peintres naïfs de cette tradition travaillaient directement sur le verre, c’est une technique que je ne connais pas. J’aime être personnel, je commence toujours à travailler à partir de rien ; je ne veux pas être influencé.

L’atelier de l’auteur à Angoulême.

Vous avez parlé de Bonnelli. En France on ne pense pas forcément à la proximité entre l’Italie et la Croatie, pourriez-vous nous éclairer sur ce lien ?

Ma génération a grandi avec les comics de Max Bunker, Bonelli comme la série Dylan Dog. Ces comics étaient très cinématiques comme les films américains. Mes bandes dessinées actuelles n’ont pas vraiment de rapport avec. Ces bandes dessinées me semblaient plus des extensions du cinéma américain. J’ai commencé à créer des bandes dessinées quand j’étais petit. La première bande dessinée que j’ai lue dans ma vie était Max et Moritz de Wilhelm Busch, car j’ai vécu en Allemagne de mes sept à dix ans. Il y avait un magazine, dans lequel il y avait Max et Moritz. Je me suis dit « qu’est-ce que c’est ? » et j’ai trouvé ça fantastique, j’ai commencé à le lire. Et ensuite j’ai commencé à nourrir un intérêt pour la bande dessinée. Et j’ai commencé à lire Clever and Smart, de Francisco Ibañez [Mortadel et Filémon, ndlr] , mais aussi beaucoup de franco-belge comme Astérix, Lucky Luke. Après j’ai vu un film comique de Mel Brooks, La Folle Histoire du monde. Je l’ai regardé dix fois de suite, quand j’avais dix ans. Et j’ai commencé à faire ma propre version du film en bande dessinée. J’étais obsédé par ce film. J’ai gardé le même titre. Puis j’ai continué à faire des bandes dessinées, j’en faisais tout le temps. J’avais l’ambition de faire des bandes dessinées mais je m’arrêtais toujours au bout de la cinquième ou sixième page. Je n’avais pas la faculté de concentration pour faire plus. À dix-sept ans j’ai fait des bandes dessinées courtes avec le titre récurrent « L’homme qui… » ça a donné « L’homme qui sauta par la fenêtre », « L’homme qui est tombé dans la rue » et « L’homme qui acheta un sourire ». Quand j’ai eu trente-trois ans j’en ai fait un remake pour le Prix Jeunes Talents, et je l’ai envoyé au Festival d’Angoulême. Car ces bandes dessinées que je faisais à dix-sept ans, je les donnais à mes amis et ne les gardais pas. Je ne faisais pas attention à mon travail durant cette période.

Comment avez-vous pris la décision d’envoyer votre travail au festival d’Angoulême ?

Je suis allé à l’Institut Français de Zagreb et ils m’ont aidé à entreprendre ces démarches. J’ai aussi fait une exposition dans la médiathèque française de Zagreb. Ce sont mes premières connexions avec la France.

Donc durant votre jeunesse, peinture et bande dessinée étaient deux activités voisines ?

Je peignais plus que je ne dessinais de bande dessinée. Et plus encore j’étais passionné par le sport. Dans mon environnement proche, l’atmosphère était très masculine, et on se battait tous les jours, c’était très violent et j’avais souvent des blessures jusqu’au sang. C’était très brutal, triste et dur mais j’y vois aujourd’hui une forme de poésie. Et tu devais te cacher si tu étais un artiste, car si quelqu’un voyait que tu écrivais ou quelque chose comme ça, on allait dire que tu étais efféminé. J’ai essayé de prouver ma valeur dans le sport pour qu’on me laisse tranquille à faire mes activités artistiques.

Quelle activité a pris le dessus depuis votre jeunesse : la peinture ou le dessin ?

Je combine les deux, parfois je fais plus de peinture, mais les bandes dessinées sont une extension de mon processus de peinture et d’écriture. Donc je n’ai pas l’ambition de devenir écrivain. Il y a un moment où j’arrête d’écrire pour me mettre à peindre et puis à nouveau il y a un moment où je dois m’arrêter de peindre car je dois penser aux bandes dessinées. Le but est tout de même de produire un livre à la fin.

Une planche originale de Petar et Liza.

Comment se passe le processus de création des bandes dessinées, notamment pour la composition des pages ?

Je commence par la page, je dessine toutes les cases et puis je travaille la page qui sera finalisée tout ensemble. Je ne peins pas les cases à part.

Vous avez reçu votre premier prix au Concours Jeunes Talents en 2010 et juste après vous êtes arrivé à Angoulême pour l’exposition ?

Oui, à ce moment-là ma carrière s’est tournée vers la France. J’ai eu une petite carrière en Croatie toutefois. J’y ai publié quelques illustrations pour des livres et des couvertures en Croatie, j’ai dessiné des storyboards et peint des fresques mais c’est grâce à ce prix que j’ai pu rencontrer mon éditeur Thomas Gabison, publier mes livres chez Actes Sud et me retrouver finalement à la galerie Martel parmi des auteurs que j’ai admirés depuis mon enfance.

Gouaches préparatoires aux fresques réalisées par l’auteur dans la Rotonde de la Villette à Paris en 2012 dans le cadre du festival "Croatie, la voici".

Pouvez-vous nous en dire plus sur le travail d’illustration, comme celui que vous avez fait pour Laurent Gaudé chez Actes Sud ?

Je ne me vois pas comme un illustrateur, je préfère écrire, peindre et faire des bandes dessinées, mais parfois je fais de l’illustration. Ce sont toujours des expériences très enrichissantes. J’ai récemment fait une couverture pour le roman Notre correspondant sur place de Robert Perišić, un magnifique auteur croate publié en France chez Gaïa et Actes Sud. J’ai aussi fait un hommage à René Magritte en forme de livre avec Gabriella Giandelli, Brecht Vanderbroucke, Eric Lambé et David B pour le Centre national d’art et de la culture Georges-Pompidou et Actes Sud. J’aime faire ça, mais cela me prend beaucoup de temps. J’en ai besoin car je dois me mettre dans la tête de Magritte, par exemple, et réfléchir à son travail. J’essaie aussi de m’adapter avec ma technique avec le contenu du livre. Pour Ivan Ićan Ramljak, un écrivain bosniaque, j’ai fait des illustrations en noir et blanc à l’encre de Chine, j’ai aussi fait des illustrations pour un écrivain croate Rade Jarak, aussi des illustrations pour des magazines et pour un livre de Boris Vian duquel je suis très admiratif.

Quand vous arrivez en France, pour le prix Jeunes Talents, vous aviez déjà le projet de Pelote sous le coude ?

J’avais déjà trente pages et j’ai rencontré Thomas Gabison d’Actes Sud, qui m’a demandé si j’en avais plus. Je lui ai dit oui, je lui ai dit que c’était l’histoire qui se passait en été, que je ferai après l’automne, l’hiver et le printemps. Il y a quatre saisons et chaque saison est comme une chanson.

Ce sont des idées simples, mais le travail artistique que vous fournissez n’est pas simple. Quand votre premier livre a été publié, cela a été une grande surprise, chez un éditeur important. Tout le monde s’est dit que c’était un OVNI, et ça a été un succès critique. Il y a toujours une surprise qui se passe quand on ouvre vos livres.

Oui, effectivement, c’était une grande surprise pour moi aussi parce que on m’avait toujours dit, surtout mes collègues et galeristes en Croatie que mon travail n’est pas vraiment intéressant pour le grand public, que c’est très difficile à vendre que ça pourrait éventuellement intéresser certains intellectuels.

Vous avez fini Pelote et Petar et Liza à la Maison des auteurs ?
J’ai été deux fois à la Maison des auteurs d’abord pour finir Pelote en 2015 puis pour finir Petar et Liza en 2021. J’ai fait les dernières soixante et quelques pages de Petar et Liza à la Maison des auteurs.

Comment avez-vous vécu le succès critique de votre premier livre ?
Honnêtement, j’étais un peu troublé. À l’époque de ce premier livre je me sentais un peu renfermé, timide et introverti. Mais pour le second livre, je l’ai mieux vécu et pour le troisième aussi. L’une de mes réactions, par exemple, c’est que je ne peux pas ou ne veux pas revoir mon livre parce que sinon j’aurais envie de tout recommencer car je n’y vois que les erreurs.

Une planche originale de Petar et Liza, 2021, exposée à la Galerie Martel

Comme pour vos histoires courtes, que vous donniez à vos amis et que vous ne pouviez plus relire. Vous faites encore des histoires courtes ?

J’en fais de temps en temps pour Internazionale Magazine [1]. Je fais alors des histoires sans paroles. Ils m’ont commandé des histoires de deux pages mais j’en ai fait au moins sept livraisons.

Qu’est-ce que vous aimez dans le fait de faire des bd muettes ? C’est plus cinématographique ?

J’aime la poésie, j’aime l’écriture mais parfois j’aime quand c’est muet. Quand j’ai fait Petar et Liza la première fois, ma première vision de l’histoire était un film muet en noir et blanc. J’avais l’idée de faire des personnages qui soient comme des personnages de film muet. Petar est en noir et blanc, il est d’ailleurs et d’un autre temps. Il est très réservé. Il pense beaucoup mais il parle peu. Il se comporte comme un personnage de film muet. Quand il rencontre Liza, les couleurs commencent à apparaître. Cela fait un contre-point, dans le livre, entre la période très triste et mélancolique de Petar et la période avec Liza qui ressemble presque à un clip musical des années 80.

Illustrations réalisées pour la galerie Treize Dix à Paris en 2017

À propos de cinéma, cet art est très présent dans votre œuvre, quelle est sa place dans votre processus de création ?
J’aime beaucoup le cinéma italien néoréaliste, j’aime aussi beaucoup le cinéma français d’Éric Rohmer, mais aussi le cinéma russe et tout le cinéma de l’ex-Yougoslavie, le cinéma serbe comme celui de Živojin Pavlović ou Dušan Makavejev. C’étaient des films très noirs, comme des films italiens néoréalistes mais encore plus sombres. J’aime aussi le cinéma américain et notamment les comédies. J’ai grandi avec les comédies américaines. Ma préféré est Goodbye girl [Adieu je reste ! de Herbert Ross, 1977], avec Richard Dreyfuss. Un autre de mes favoris est Midnight Cowboy de John Shlesinger. C’est un film sur l’amitié et la survie dans la rue. La musique est incroyable, jouée à l’harmonica.

Les références aux films dans vos bandes dessinées quel statut ont-elles ? Au début de Pelote, les personnages vont au cinéma voir un film avec un cheval blanc, quelle est ici la référence, par exemple ?

Ah ce film n’existe pas, il n’existe que dans la bande dessinée. Comme dans Petar et Liza il y a un film qu’ils regardent tous en riant mais c’est un film fictif. La différence c’est qu’on ne voit pas les images du film.

Vous citez aussi des films qui existent comme Frankenstein et Métropolis...
Le fils de Frankenstein est l’un des premiers films que j’ai vu enfant, celui avec Béla Lugosi et Boris Karloff. C’était mon premier film et j’étais très effrayé. Il y avait un lieu, dans mon enfance, une usine, où je disais à mes amis qu’on pouvait y trouver Frankenstein. J’étais obnubilé par ce film. J’ai réalisé plus tard que j’étais né le même jour que Mary Shelley, mais aussi que Robert Crumb…

Vue de Paris, illustration réalisée pour la galerie Treize Dix à Paris en 2017

Vous utilisez beaucoup la gouache, or c’est définitif, si on commet une erreur, par exemple. Comment faites-vous ?

J’utilise la gouache dans sa version la plus traditionnelle avec un verre d’eau et pas de manière aquarellée. Tout le monde a sa manière d’utiliser la gouache, il n’y en a pas qu’une seule. Le problème avec la gouache c’est que c’est très long. Il faut attendre que ça sèche et c’est assez imprévisible, et on voit toutes les imperfections. L’acrylique permet de faire des erreurs et cela va. Dans la gouache on voit tout. Quand je fais de la gouache, je dois tout recouvrir, je ne peux pas laisser de blanc. Tout le blanc que vous pouvez voir dans les images c’est de la peinture. C’est un peu imprévisible mais en même temps c’est intéressant. C’est parfois à l’opposé de l’image que j’ai en tête et je lutte constamment pour y parvenir.

L’atelier de l’auteur à Angoulême, ses gouaches.

Vous dessinez directement à partir d’images mentales ? Vous ne faites pas de storyboard ?

Je fais trois ou quatre versions de storyboard, mais très rapidement, donc pas comme beaucoup de dessinateurs de bande dessinée qui passent beaucoup de temps sur leur storyboard. Moi, c’est vraiment l’opposé, je le fais très rapidement et c’est très sale, peu clair. Ce n’est certainement pas pour les exposer [2].

Qu’aimez-vous dans l’utilisation de la gouache ?
Je ne sais pas, j’aime beaucoup de techniques diverses. Mais ce que j’aime dans la gouache, c’est que cela permet la méditation et, je ne sais pas, c’est dramatique aussi. J’aime l’encre par exemple, l’encre pour moi est humoristique, la gouache c’est plus pour le drame, si tu veux montrer des personnages tristes, c’est mieux avec de la gouache, elle est plus apte à véhiculer la tristesse.

Vous aimez la tristesse ?

Oui, j’aime la tristesse, en particulier les personnages tristes. Mais j’aime la combinaison du comique et du mélancolique. J’aime l’humour noir.

La gouache permet aussi de s’imaginer un univers sensoriel : on perçoit les textures, les surfaces…

Dans Pelote j’ai davantage travaillé les surfaces que dans Petar et Liza, j’ai joué avec les textures et parfois j’ai utilisé des pinceaux usés pour faire une patine, parce que j’aime faire des images « sales ». J’utilise diverses sortes de pinceaux usés. Le caractère un peu sale de l’image est surtout présent dans Pelote, plus que dans Petar et Liza. Ce sont deux histoires différentes quand même. Petar et Liza est plus propre.

Deux planches originales de Petar et Liza.

Dans vos livres cela met en valeur les espaces dévastés, en ruines, qui laissent planer aussi l’atmosphère de guerre qui n’est jamais loin.

Oui, la guerre est présente en arrière-plan, mais je ne la traite jamais frontalement, encore moins de manière réaliste. Dans Pelote il y a un court passage dans un théâtre où l’on voit la représentation de la guerre. On peut la sentir, mais elle n’est pas là. Nous ne sommes pas en train de combattre avec des armes. Quand j’étais à l’armée, j’ai fait l’expérience des armes : je les nettoyais tous les jours mais je n’aimais pas. Mais la guerre est présente de toute façon autour de nous en permanence.

Quand vous avez candidaté à la résidence de la Maison des Auteurs, c’était pour quelles raisons et qu’y avez-vous trouvé ?
C’était comme une école pour moi, j’ai trouvé génial de passer du temps avec d’autres artistes. Ma première résidence a duré un an, puis je suis parti à Paris ensuite. Cette première année était particulièrement intéressante parque que j’ai pu voir le processus des autres, comment ils travaillaient sur leurs propres projets, passer les soirées ensemble… La deuxième était un peu plus compliquée en raison de covid mais j’aime beaucoup aussi les personnes qui travaillent ici, je me sens toujours chez moi à MDA.

Vous avez publié à Angoulême aussi pour des fanzines, ils ont publié vos courtes histoires comme L’homme qui acheta un sourire.
J’ai travaillé un peu avec Tchouc Tchouc [3], avec Marsam aussi. Mais en dehors de mes bandes dessinées je publie dans beaucoup de magazines internationaux en Serbie, en Croatie.

Quelle est votre réputation d’auteur en Croatie ?
Je ne m’occupe pas trop de ma renommée. Pour le moment mes livres ne sont pas publiés en Croatie. C’est un petit pays, avec un petit marché pour la bande dessinée et si vous êtes un peu différent, cela peut poser des problèmes pour la publication. Ce que j’ai produit en Croatie ce sont surtout des illustrations. Je suis plus un peintre pour la Croatie.

Planche originale de Petar et Liza, 2021, exposée à la Galerie Martel

Avez-vous rencontré de jeunes artistes croates souhaitant apprendre de vous la bande dessinée ?
J’ai plutôt traîné avec des musiciens et des comédiens, mais pas des artistes de bande dessinée. Les artistes de bande dessinée ne s’intéressent à moi que depuis que je publie ici et que je fais parler de moi en France. J’ai rencontré beaucoup d’étudiants en bande dessinée en France. J’ai fait une rencontre, par exemple, avec une classe d’élèves de collège Lamartine de Paris, c’étaient des jeunes très intelligents, qui venaient d’une école de musique, de quatorze ans environ, et on a parlé au moins deux heures. J’ai fait la rencontre des étudiants en bande dessinée d’Elric Dufau [4], mais aussi d’élèves en animation ici à Angoulême.

La musique est très importante pour votre travail ?
Quand je travaille ou je peins, j’aime écouter de la musique. Parfois des podcasts ou des livres audio ces derniers temps. Mais la musique est tout pour moi. Je ne pourrai pas imaginer une vie sans musique. J’aime beaucoup de genres différents : punk, rock, classique. J’aime aussi la country…

Dans Petar et Liza il y a beaucoup de fêtes, et de punks, mais on n’entend pas de musique. Dans Pelote il y a beaucoup de musiciens par contre.
Dans mon univers tous ces musiciens, comme le père de Pelote, le trompettiste, ce sont des amateurs. Il y avait de nombreux très bons musiciens dans l’ex-Yougoslavie et ils ne sont pas reconnus, ce sont souvent des outsiders. C’est le cas des artistes américains aussi, comme Daniel Johnston, qui est le plus connus des outsiders mais il y en a tant d’autres. Petar, dans mon livre, est aussi un outsider. Il écrit des textes, mais en même temps il ne veut pas être poète ou écrivain. Il lutte contre lui-même. Il doute. Le père de Pelote est comme un personnage de Dostoïevski, il est peut-être un peu influencé par cette lecture.

Quelques livres et images disposés dans l’atelier de l’auteur.

Il y a des personnages d’artistes qui n’en sont pas devenus dans vos livres, il y a aussi l’éducateur dans Pelote qui dit « peut-être que j’aurais pu devenir poète ».
Oui c’est aussi un joueur, un joueur de poker en particulier. Et pour moi jouer c’est très poétique. Petar aussi est un joueur. La poésie dans le jeu on la trouve dans la perte, mais aussi dans le fait de jouer la comédie, de bluffer. Je vois de la poésie également dans la violence. À la fin de Pelote on voit des gens qui lisent de la poésie dans une sorte de concours de poésie, dans un bar. J’ai écrit les poèmes qu’écrit et que récite ce personnage. Il aime écrire de la poésie mais c’est de la poésie dans le mauvais sens du terme. C’est un amateur.

Vous publiez vos bandes dessinées en français et en France mais vous ne parlez pas français, comment faites-vous ?

Ana Šetka, ma compagne, fait le premier travail de traduction, on travaille ensemble. Elle y met beaucoup d’énergie. Elle travaille ensuite avec Wladimir [Wladimir Anselme, ndlr], qui est français, musicien, parolier de chansons et traducteur. Il y met aussi toute son énergie. Sans Ana je ne pourrai pas traduire mes livres. Wladimir donne beaucoup d’importance à la mélodie des textes. Parfois moi je peux passer une journée à réfléchir à une phrase. Et lui aussi. Parfois il me donne des solutions pour trouver des phrases en français par rapport aux impressions que les phrases peuvent donner.

L’auteur, son personnage et son chien.

En parlant de co-création, à la fin de vos livres vous remerciez Ana, votre éditeur, mais aussi des « gens avec le regard triste » (dans Pelote). Pourquoi ?

Je ne sais pas, pour moi, il n’a pas de la création sans un peu de souffrance. Mais, finalement cette tristesse dans les regards des gens se transforme dans la joie da la création dans mon cas et c’est pour ça j’ai eu envie de leur remercier.

L’entretien a été réalisé le 3 mars 2022

bibliographie

albums

  • Petar et Lisa. Actes Sud BD, 2022.
  • Pelote dans la fumée 2 : l’hiver / le printemps. Actes Sud BD, 2016.
  • Pelote dans la fumée 1 : l’été / l’automne. Actes Sud BD, 2013.

webographie

[1] Il s’agit d’un magazine italien pour lequel un auteur serbe, Aleksander Zograf, travaille aussi.

[2] Pour en savoir plus sur le processus de travail à la gouache voir l’entretien avec Rayco Pulido sur le blog de l’auteur : http://miroslavsekulic-struja.blogspot.com/2016/02/nunca-trabajes-solo.html

[3] Fanzine créé par Lucas Méthé.

[4] Elric Dufau est auteur et professeur au CESAN, Centre d’Enseignement Spécialisé des arts Narratifs à Paris.