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graphic novel /roman graphique :
la construction d’un nouveau genre littéraire

Thierry Smolderen

[Janvier 2006]

La sortie de Jimmy Corrigan en 2001 a marqué un tournant dans l’histoire du neuvième art. Acclamé dans les pages littéraires des principaux journaux anglo-saxons, Chris Ware a ouvert une voie royale aux romans graphiques de qualité, et en particulier aux traductions anglaises de L’Ascension du Haut-Mal, de David B., et de Persépolis, de Marjane Satrapi. Les critiques du New York Times et du Washington Post aux États-Unis, de l’Independent et du Guardian en Grande-Bretagne, accueillent aujourd’hui ces livres comme les prototypes remarquables d’une nouvelle forme de littérature, particulièrement en phase avec le début de siècle.

Le soutien du milieu littéraire

Le phénomène est important parce que, pour la première fois, un véritable consensus s’installe dans les plus grands journaux américains et britanniques pour reconnaître la pertinence et la spécificité du graphic novel comme forme littéraire. Ce qui veut dire aussi que ce milieu participera désormais à l’existence du roman graphique par ses questionnements, ses appréciations, ses analyses typiquement littéraires − apports qui contribueront certainement à modifier la course évolutive du médium dans les prochaines années. Chose remarquable, cette vague d’intérêt pour le roman graphique semble partie d’un petit groupe significatif, de jeunes romanciers anglo-saxons. Ainsi, en Angleterre, avant même que Chris Ware décroche le prix du premier roman décerné en 2001 par The Guardian, son Jimmy Corrigan recevait un soutien musclé de la part de deux poids lourds de la littérature anglaise actuelle : « Il devrait gagner immédiatement − je me fiche pas mal de savoir qui d’autre concourt », déclare la romancière Zadie Smith, « C’est un travail de génie ». L’auteur Nick Hornby, un fan, lui aussi, déclare que Jimmy Corrigan est « trop beau pour être emporté où que ce soit » [1].
À ces deux signatures il faut ajouter celle de Jonathan Coe, autre romancier majeur du paysage littéraire anglais, membre du jury du Guardian qui a décerné le prix en décrivant le livre comme une « expérience entièrement nouvelle », précisant dans ses attendus : « Chris Ware a produit un livre [...] qui nous engage à revoir notre conception de la littérature et à nous demander où elle va en ce début du 21e siècle » [2].


Aux États-Unis, Chris Ware a reçu le soutien d’une personnalité-dé du monde littéraire, l’écrivain Dave Egger, qui lui a confié la réalisation d’un numéro entier du McSweeney’s Quarterly, revue considérée comme l’un des baromètres majeurs du climat littéraire américain. Loin d’être des faits isolés, ces différentes marques d’intérêt pour le roman graphique renvoient toutes à un groupe informel d’auteurs anglo-saxons (dont Dave Egger semble être le pivot), qui s’organisent, lancent des projets éditoriaux communs, participent à différentes initiatives publiques, etc. C’est donc tout un milieu d’écrivains jeunes, habitués à occuper le haut de la liste des best-sellers, qui a décidé d’embrasser ce format comme un genre littéraire à part entière.

Nous nous interrogerons évidemment sur les causes d’un tel engouement. Mais l’intérêt pour le nouveau genre ne concerne pas que les romanciers. Dans un long article publié en 2004 par le New York Times et consacré au phénomène du roman graphique [3], l’ancien éditeur de la prestigieuse Book Review, Charles Mc Grath, raconte comment l’étiquette Graphic Novel a fini par s’imposer « presque officiellement » dans le monde de la librairie, quand « Spiegelman et Chris Oliveros, l’éditeur de Drawn and Quarterly, ont persuadé le comité de l’industrie du livre (chargé de décider les intitulés de section dans les librairies) d’adopter une catégorie “graphic novel” comprenant plusieurs subsections : graphic novel literature, graphic novel/humour, graphic novel/science fiction. » En fait, le Jimmy Corrigan de Chris Ware apparaît comme un excellent exemple de tipping point, concept cher aux économistes et autres spécialistes du marketing − le point de bascule au-delà duquel les conséquences d’un phénomène se mettent à faire boule de neige : les articles publiés dans les pages littéraires se réfèrent à la place de plus en plus importante du graphic novel dans les rayons des librairies, tandis que les libraires, on s’en doute, sont eux-mêmes lecteurs attentifs de ces articles et réagissent en amplifiant le mouvement.

L’accueil critique d’Epileptic, de David B.

C’est dans ce contexte éminement favorable que sont sortis ces dernières années deux grands romans graphiques traduits du français, L’Ascension du Haut Mal, de David B., et Persépolis (T. 1 et 2), de Marjane Satrapi, eux aussi accueillis par des articles élogieux et enthousiastes dans le New York Times et le Washington Post, aux États-Unis, par l’Independent et le Guardian en Grande-Bretagne. Originellement publiés en France par L’Association, ces livres font l’objet d’un véritable travail de triangulation de la part des critiques littéraires, pour lesquels il s’agit avant tout de définir les contours de ce nouveau type de production, en les confrontant avec d’autres graphics novels mais aussi avec des œuvres purement textuelles équivalentes.


Dans sa recension d’Epileptic (titre de L’Ascension du Haut Mal en anglais) pour le New York Times, Rick Moody déclare que « les comics sont aujourd’hui meilleurs dans la sociologie du geste intime que ne l’est la fiction littéraire ». Après avoir évoqué le rôle important de l’autobiographie chez les auteurs de graphic novels américains comme Art Spiegelman, Joe Sacco ou Phoebe Gloeckner, il écrit au sujet de l’album de David B. : « Dans le cas d’Epileptic, l’élan autobiographique a, pour moi, plus à voir avec ce qui se passe dans les lettres françaises ces derniers temps, à savoir l’autofiction. Si, en dépit des conseils des conservateurs, vous deviez voyager à Paris en 2005, vous découvririez que le roman à clé traditionnel de la littérature française a récemment cédé la place à une véritable industrie locale de récits rapportant la vie intime des Français, et qui n’ont pas honte d’être littéraires. » Moody revient sur cette spécificité française plus loin dans son article : « Parce qu’il n’a pas peur de s’étendre en détail sur ses filiations culturelles et intellectuelles, Epileptic semble avoir été influencé autant par Gide, Foucault, Malraux et Barthes que par Spiegelman. Je veux dire par là qu’ils agit moins d’un roman graphique que du Bildungsroman de l’artiste lecteur de philosophie continentale, dans lequel l’épilepsie de Jean-Christophe et les désordres familiaux qui s’ensuivent forcent Pierre-François à devenir l’auteur David B., donnant naissance à ses somptueuses images, ses dessins doublement chargés des iconographies de l’atavisme et du surréalisme [4]. »
Commentant le même album dans The Guardian, Ian Ransom commence son article par cette introduction : « Eviscérer, pour le dictionnaire d’Oxford, c’est "vider les entrailles de" ou "éventrer, triper" ; les pêcheurs le font. L’éviscération est aussi, bien sûr, une forme familière et plutôt vaseuse d’exhibitionisme littéraire [...] − l’écriture conçue, produite et présentée comme une forme de démembrement ou de mutilation à travers laquelle l’écrivain se sauve lui-même ou elle-même de quelque souffrance réelle ou imaginaire. »

Mais, nous l’avons dit, le roman graphique jouit actuellement d’un énorme crédit, et Ranso rassure immédiatement le lecteur : « Comme travail d’éviscération, comme déchirement et écartèlement de l’âme, et comme honnête appel envers soi-même et envers ce grand vide baillant que vous pourriez appeler Dieu, ou appeler l’Autre, ou, bien sûr, le Lecteur, on n’a trouvé probablement pas de travail plus profond cette année, que l’Epileptic de David B. » Pour l’auteur de l’article, c’est surtout la dimension graphique de l’album qui permet d’atteindre de tels sommets d’intensité. L’histoire, choquante et déchirante, dessinée dans « le style menaçant de la gravure sur bois [...] devient un travail d’une profonde obscurité et d’une profonde luminosité. Imaginez Robert Crumb s’il avait réellement de quoi s’inquiéter ; ou Harvey Pekar dessiné par Picasso. Epileptic illustre à la fois l’horrible densité de la réalité et les vastes possibilités de l’imagination [5]. »

Dans l’Independent, Charles Shaar Murray [6] commence sa recension d’Epileptic en posant la question rituelle de la légitimité : « La guerre du graphic novel doit elle être sans cesse recommencée ? Après le Maus d’Art Spiegelman, le Jimmy Corrigan de Chris Ware, le Palestine de Joe Sacco et la reconnaissance relative dont jouissent Alan Moore, Neil Gaiman et les frères Hernandez, est-il encore nécessaire de se demander si le roman graphique mérite d’être reconnu comme un territoire légitime dans le monde plus large de l’art et de la littérature, ou s’il est l’équivalent culturel de l’état-voyou, toléré au cas par cas et constamment sommé de donner des garanties de bonne conduite ? L’argument contre n’est pas très logique, mais facile à résumer : les mots sont bons, on les trouve dans les bibliothèques. Les images sont bonnes aussi : on les trouve dans des galeries. Ensemble, les mots et les images ne sont bons qu’à amuser les gosses et les illettrés. Epileptic, la grande saga autobiographique de David B., nous donne la dernière version de l’argument pour. » Comme certains de ses confrères, Murray − qui est, soit dit en passant, l’auteur d’une remarquable biographie de Jimi Hendrix − n’oublie pas de signaler qu’Epileptic « n’est en aucun cas d’une lecture facile, quel que soit le sens donné à cette expression. Personne n’ouvrira ce livre comme prétexte à éviter d’avoir à rencontrer de la "vraie" littérature. »

Et il conclut, comme Ransom, en soulignant la profonde adéquation entre le sujet de l’histoire et les moyens visuels utilisés pour la raconter, question qui joue évidemment un rôle fondamental dans ce type de discussion : « L’ultime justification de l’existence d’Epileptic sous forme de roman graphique, c’est qu’il est pratiquement impossible d’imaginer un traitement aussi efficace de ce sujet dans n’importe quel autre genre. Que les traditionalistes le veuillent ou non, le roman graphique est le mode d’expression de choix pour nombre de personnalités à la sensibilité profonde, qui cherchent à raconter des histoires qui, sur le plan de la richesse et de la complexité, peuvent rivaliser avec celles
qu’on trouve dans les autres formes narratives.
 »

Construction d’une identité commune : le problème du « nerd »

Cette allusion à la « sensibilité profonde » des jeunes auteurs qui choisissent le roman graphique comme mode d’expression répond à un cliché indéboulonnable dans les pays anglo-saxons : la figure de l’auteur de comics décrit comme un « nerd », un nul, à la personnalité asociale et timide, qui prolonge sa sexualité d’adolescent boutonneux en conservant son rapport immature avec le monde artificiel (et souvent artistiquement pitoyable) des comic books. Même s’il ne concerne qu’indirectement les auteurs européens, le cliché du profil psychologique type de l’auteur (et du fan) de comics joue évidemment un rôle très important dans la construction (par les différents acteurs concernés) d’un groupe social nouveau capable de faire le pont entre auteurs littéraires et auteurs de graphic novels. Il apparaît donc fréquemment dans les textes qui bâtissent un discours autour de cette nouvelle topique − par exemple dans la recension d’Epileptic dans le Washington Post, où Chris Lehmann écrit : « Par naissance et par réputation, les comics (ou romans graphiques, comme on est plus ou moins obligés de dire aujourd’hui) sont les ultimes véhicules du fantasme nullard (nerdy) : des blocs de fantaisie sursaturés dans lesquels le péquenot de base acquiert des pouvoirs surhumains et assouvit sa juste vengeance sur ses infâmes tourmenteurs. C’est pourquoi l’une des nombreuses réussites d’Epileptic − le roman graphique énergique, mélancolique et candide du parrain du genre en France, David B. − est d’avoir construit une sorte de récit de comics à l’envers : il tire son élan d’une perte de force et de clarté mentale, et, plus que tout, de l’échec de prétendus pouvoirs magiques à contrecarrer une horrible et incurable maladie psychique et physique [7]. »
Même si David B. passe le test haut la main, on devine, en lisant ces lignes, que la question du nerd représente une véritable pierre d’achoppement dans l’élaboration d’une identité commune entre écrivain et auteur de roman graphique. Si la « nullardise » fait vraiment partie de l’ADN du dessinateur de BD − ce que semble confirmer la propension d’un Crumb ou d’un Chris Ware à revendiquer ce qualificatif pour eux-même −, on voit mal comment le fossé traditionnel qui sépare les deux groupes sociaux (celui des écrivains et celui des auteurs de BD) pourrait être comblé. À moins, bien sûr, de faire du nerd un objet proprement littéraire, de trouver le moyen de déconstruire le stigmate social pour le rebâtir sur le plan de l’écriture romanesque, d’accentuer son rayonnement dans l’imaginaire − bref, à moins de lui donner une véritable légitimité de « sujet littéraire ».

Or, c’est exactement ce que des romans récents, très remarqués, viennent d’accomplir, ce que ne manquait pas de noter Rick Moody dans sa recension d’Epileptic pour le New York Times : « Comme l’a observé Chris Ware, le graphic novel a pu originellement viser “le segment moins éduqué et/ou intellectuellement émoussé du pool des consommateurs”, mais Epileptic prouve que cette forme relativement nouvelle peut être aussi sophistiquée que son auguste précédent littéraire. Des romans récents de Jonathan Lethem et Michael Chabon ont démontré à quel point les comics peuvent être formateurs pour des écrivains qui ne s’appuient que sur des mots. À présent les artistes de comics démontrent leur familiarité avec les stratégies et les ambitions du milieu des amoureux du mot [8]. » Les romans auxquels Moody fait allusion dans ce passage sont Les Extraordinaires Aventures de Kavalier & Clay (Prix Pulitzer 2001) de Michael Chabon et The Fortress of Solitude (2003) de Jonathan Lethem. Dans le premier roman, le parcours artistique torturé de deux auteurs de comic books est décrit avec un vrai respect et bien au-delà du cliché « nullard » habituel, le romancier prêtant à ses deux personnages une constellation de traits psychologiques et artistiques brillamment représentatifs du génie de la culture populaire américaine.

Le prestigieux prix Pulitzer décerné à ce roman en 2001 (l’année de parution de Jimmy Corrigan) est donc venu couronner la métamorphose de la figure classique (et dérisoire) du nerd en un vrai sujet de biographie littéraire, complexe et inattendu, auquel on confère du même coup légitimité et pertinence romanesque. The Fortress of Solitude, signé par un auteur de la même génération et du même réseau littéraire informel, réussit grosso modo la même opération : Jonathan Lethem y affirme son intérêt profond pour le genre en puisant dans la mythologie des comics les matériaux imaginaires qui lui permettent de tracer sur le mode du réalisme magique le portrait psychologique complexe et attachant de ses deux protagonistes paumés. Ce qui compte, pour le critique du New York Times, c’est que dans les deux cas les auteurs démontrent « à quel point les comics peuvent être formateurs pour des écrivains qui ne s’appuient que sur des mots ». Autrement dit, on peut avoir été nerd et devenir un grand écrivain : il y a bien constitution d’une identité commune.

Questions croisées : corpus, énonciation, complexité

Cette identité, forcément, va de pair avec la constitution d’un corpus d’œuvres de références. La bibliothèque du roman graphique international a désormais sa place dans les milieux littéraire. Comme certains articles cités plus haut le suggèrent, Maus, Jimmy Corrigan, Persépolis, Epileptic, bien sûr, mais aussi le Palestine de Joe Sacco, les œuvres des frères Hernandez et quelques autres, ont fonction de prototypes. Elles aident à cartographier les possibilités du genre et à situer les œuvres nouvelles.
Sur base de ce corpus, les points de convergence et divergence entre roman graphique et roman sans images sont très respectueusement examinés par les critiques : « D’une certaine manière, les romans graphiques forment un médium presque primitif et exigent une énorme quantité de travail manuel : dessiner, encrer, mettre en couleur et lettrer, l’essentiel étant fait à la main (bien que certains artistes aient commencé à expérimenter le dessin par ordinateur). C’est comme si le romancier traditionnel prenait sa copie imprimée et la recopiait, mot à mot, tel un moine brandissant sa plume d’oie dans un monastère médiéval. Pour certains romanciers graphiques, dessiner quatre ou cinq cases représente une bonne journée de travail, et même un livre de taille modeste peut représenter plusieurs années de labeur [9]. »


Le choix de la métaphore médiévale signale, ici encore, le désir de lancer un pont entre le travail du romancier traditionnel et du romancier graphique. Mais dans un genre à la fois autographique (dessiné par la main de l’auteur) et autobiographique, une autre question se trouve renouvelée de manière fascinante : Qui raconte ? Comment des voix et des points de vue différents se mélangent-ils dans la matière littéraire ? Centrale dans la théorie anglo-saxonne, la question de la voix de l’auteur fait l’objet d’une attention toute particulière de la part des critiques de graphic novels, et en particulier de ceux qui eurent à présenter le Persépolis de Marjane Satrapi aux lecteurs des pages littéraires : « La voix de Satrapi est aussi artistiquement dénuée d’artifice que son style graphique, elle ne suggère jamais l’effort ou le calcul, mais communique simplement, d’une manière qui paraît immédiate, comme une lettre écrite par un ami ; en l’occurrence une merveilleuse amie : honnête, décidée, amusante, tendre, impulsive, lucide. On a du mal à lui dire adieu à la fin, mais la fin de l’histoire marque le début de son don de conteuse [10]. »

Dans sa simplicité sans artifice, le style graphique de Satrapi aurait pu faire songer à celui de Töpffer. Mais les critiques littéraires américains semblent très loin de tels rapprochements. Dans leur bibliothèque, leur « corpus » de référence, le Maus de Spiegelman reste le point de repère incontournable en matière de ton et de style : « Comme le Maus d’Art Spiegelman, [Persépolis] est un "mémoire graphique"− étiquette boiteuse qui vaut certainement mieux que comic book − mais contrairement à Maus, il est dessiné dans un style apparemment simple et enfantin. Cette simplicité est, bien entendu, entièrement appropriée au point de vue de l’enfant et elle a l’avantage supplémentaire de désarmer le lecteur et de rendre possible l’absorption facile d’une grande quantité d’informations complexes et déchirantes. Et le lecteur en vient à découvrir que le style n’est pas si simple après tout. Sans effort, les compositions stylisées évoquent des siècles d’art persan, et Satrapi enregistre avec la plus grande économie de moyens les émotions subtiles sur le visage de ses personnages [11]. »

La complexité paradoxale de ce nouveau genre d’histoires en images est un autre trait fréquemment mentionné dans les articles consacrés à la vague du graphic novel. Les recensions littéraires, dans les journaux anglo-saxons, sont souvent signées par des jeunes romanciers en vue, et les constructions formelles spectaculairement intriquées de Maus et de Jimmy Corrigan leur ont ouvert les yeux sur les riches possibilités architectoniques d’un genre capable de jouer à la fois sur le plan de l’image et du texte. C’est ainsi qu’après avoir évoqué la trompeuse simplicité du style « enfantin » de Satrapi, Luc Sante poursuit, sur ce thème, son article du New York Times : « L’histoire que raconte Satrapi est prenante et extrêmement complexe, pas simplement dans ses méandres et ses retournements de fortune mais dans ses multiples niveaux d’ironie et ses contradictions assumées. Il y aurait eu de quoi en tirer un document émouvant quelle que soit la façon de le raconter, mais la forme graphique, avec sa représentation cinématique du mouvement et son style aussi personnel qu’une écriture manuscrite, lui confère un mélange de dynamisme et d’intimité singulièrement adapté à un récit tout à la fois intensément subjectif et ancré dans l’Histoire du monde. »

Pourquoi la fusion texte/image ?

Les problèmes d’énonciation, les questions de structure et de construction jouent un rôle central dans la littérature de langue anglaise, aussi leur renouvellement dans le roman graphique est-il bien de nature à intéresser les milieux littéraires. Mais le respect avec lequel ce monde aborde aujourd’hui le roman graphique peut s’expliquer aussi par une évolution très significative de la littérature elle-même : nombre de romans parus ces dernières années en Amérique et en Angleterre intègrent en effet à leur discours des schémas, des diagrammes, des photos et des dessins.


On peut se demander si là n’est pas la vraie raison de l’enthousiasme des critiques et des auteurs, même devant des exercices aussi périlleux que l’adaptation − publiée en France par Actes Sud, et rééditée en 2005 − d’un roman de Paul Auster en bande dessinée (ici commenté à l’occasion de sa première, et récente, publication en Angleterre) : « Tirer une bande dessinée de Cité de verre ? Mais pourquoi ? L’idée semble bizarre, repoussante, même : quelle justification peut-on trouver à transformer un grand roman en un roman graphique ? [...] Chose surprenante, le résultat ne se limite pas à donner un complément appréciable au roman mais débouche sur une œuvre d’art qui justifie pleinement son existence indépendante. Tout en conservant une part impressionnante de la prose d’Auster, Karazik et Mazzucchelli ne se contentent pas d’illustrer ses mots, mais font entrer le texte dans un ensemble bien plus complexe. Plusieurs adaptations scénaristiques de Cité de verre ont apparemment été tentées (sans succès), mais on imagine difficilement un réalisateur, quel qu’il soit, ayant le courage ou l’imagination de produire un film à moitié aussi inventif sur le plan visuel que cette bande dessinée. Au lieu de montrer simplement les personnages en situations, les artistes mélangent symboles, cartes et diagrammes avec des séquences d’action classiques. Les pages sont divisées en cases qui deviennent des pièces, des fenêtres, la grille d’un plan de quartier ou les barreaux d’une cellule. Quelques motifs − un dessin d’enfant, les lignes d’un carnet de notes − réapparaissent de loin en loin, acquérant plus de pouvoir à chaque répétition [12] »
Est-ce vraiment une coïncidence si la version initiale de Cité de verre (1985) de Paul Auster avait déjà fait entrer des schémas et des diagrammes dans son propos, avant même d’être brillamment adaptée par Karazik et Mazzucchelli ?

En fait, beaucoup d’autres romanciers (Mark Z. Danielewski, Mark Haddon, Umberto Eco, Jonathan S. Foer, Graham Rawle, etc.) [13] ont emprunté cette voie depuis lors. Le devenir littéraire des images et son corollaire, le devenir image du texte littéraire, s’affirment comme l’une des tendances caractéristiques du début du XXIè siècle. Le roman graphique s’en trouve très naturellement réévalué. Dans cette recension de Persépolis, le genre dans son ensemble est même présenté comme l’une des icônes culturelles de la postmodernité : « Le Persepolis de Marjane Satrapi est le dernier et l’un des plus délectables exemples d’un genre postmoderne en plein essor : l’autobiographie en bande dessinée. Partout dans le monde, d’ambitieux artistes-écrivains ont découvert que les BD avec lesquelles ils ont été élevés forment un médium parfait pour explorer la conscience, le raccourci idéal − via l’ironie et l’humour noir − entre l’introspection et le grand panorama historique. Ce n’est pas une coïncidence si l’une des lectures américaines les plus provocatrices du 11 septembre a été celle d’Art Spiegelman [14]. »

On s’est beaucoup interrogé, en effet, sur le relatif silence des écrivains américains après les événements du 11 septembre, et le fait que la première œuvre consacrée à ce traumatisme ait été la bande dessinée de Spiegelman (In the Shadow of no Towers, 2004) n’a pas manqué d’être relevé par les critiques, qui y ont vu un signe supplémentaire de l’adéquation du roman graphique à l’époque contemporaine. Signalons d’ailleurs qu’un autre roman consacré à l’après-11 septembre a été
publié depuis par le jeune écrivain Jonathan Safran Foer (Extremely Loud and lncredibly Close, 2005). Copieusement illustré de documents visuels, il se termine sur une sorte de flip book dont l’idée (une chute inversée) rappelle beaucoup une séquence-clé de la magnifique adaptation en bande dessinée de Cité de verre, de Paul Auster, par Paul Karazik et David Mazzucchelli.

Nous assistons donc à l’émergence d’un nouveau genre, unifié par la reconnaissance d’une identité commune entre romanciers traditionnels et romanciers graphiques, et qu’on pourrait qualifier de manière plus générale, de roman visuel − un genre dont le roman graphique serait le versant « bande dessinée », et dont les romans de type House of Leaves, The City of Glass et Extremely Loud and Incredibly Close constitueraient le versant littéraire. Un effet prévisible de ce regroupement, et des porosités évidentes qui en découlent, c’est que la définition de la bande dessinée va changer. En effet, la définition d’un médium est forcément l’affaire des groupes sociaux qui participent à son existence, et l’entrée en lice du milieu littéraire est vouée à remodeler les conceptions précédentes.
Il est d’ailleurs notable que les nouveaux romans graphiques de Chris Ware et de Posy Simmonds, actuellement publiés dans deux journaux cités ici (The New York Times et The Guardian) ne correspondent déjà plus du tout aux définitions strictement sémiologiques de la bande dessinée (tel qu’elles ont été fixées par Scott McCloud, Will Eisner ou d’autres).
Mais bien entendu, ces différents développements invitent aussi à jeter un coup d’œil en arrière. Le mariage du texte et de l’image ne date pas d’hier, et le mouvement actuel incite à réexaminer le dossier sous un jour neuf. C’est ce que fait Philip Pullman, célèbre auteur anglais, à l’occasion de la sortie de Maus I et II en édition unique : « Une bande dessinée n’est pas exactement un roman en images − c’est quelque chose d’autre. Mais la présence d’images n’est pas une nouveauté dans les histoires imprimées. William Claxton incluait des gravures sur bois dans les premiers livres qu’il imprima en anglais, et certains des plus grands romans écrits dans ce langage furent conçus, dès l’origine, pour être accompagnés d’images. Vanity Fair est incomplet sans les illustrations, dessinées par Thackeray lui-même, qui souvent poursuivent et commentent ce que le texte implique. »

Cette citation nous permet de fermer élégamment la boucle, car le roman victorien dont parle Pullman fait partie intégrante de l’univers culturel qui a vu naître les « romans en estampe » de Rodolphe Töpffer. Au début du XIXe siècle, l’invention de la lithographie puis l’explosion de la gravure sur bois de bout avaient bouleversé les rapports entre le texte et l’image imprimée. La gravure sur bois, en particulier, permettait d’inclure une vignette dans une page de texte comme si elle était un élément du texte lui-même. Cette fusion du texte et de l’image, qui a favorisé l’émergence de la « BD » töpfférienne, rappelle celle des enluminures mais évoque tout autant ce qui se joue à présent sur les écrans de nos ordinateurs et sur internet.

Et là, sans doute, réside la véritable explication de l’étonnant mouvement auquel nous assistons aujourd’hui : dans la plupart des formats d’échanges liés à internet, la fusion du texte et de l’image paraît tellement naturelle qu’elle rejaillit forcément sur l’activité littéraire. Or, à l’heure où la toile remodèle le paysage culturel dans son ensemble, c’est le roman graphique qui démontre, plus que tout autre médium, le potentiel littéraire de ce croisement. Il ne faut donc pas s’étonner si toute une génération de nouveaux écrivains se passionne aujourd’hui pour un genre dont les racines plongent profondément dans le livre illustré romantique et victorien, mais qui a su, depuis, intégrer la plupart des révolutions technologiques du siècle de l’audio-visuel.

Thierry Smolderen

Cet article a paru dans Neuvième Art No.12 en janvier 2006, pp. 11-18.

le livre de Chris Ware : Jimmy Corrigan Delcourt / 45 €.

le livre de David B. : l’Ascension du haut mal l’Association / 12 €.

le livre de Marjane Satrapi : Persepolis l’Association / 32 €.

le livre d’Art Spiegelman : Maus Flammarion / 30 €.

le livre de Joe Sacco : Palestine Rackham / 26 €.

le livre de Paul Auster, Paul Karazik et David Mazzucchelli : Cité de verre Actes Sud / 16 €.

le livre de Posy Simmonds : Tamara Drewe Denoël / 18 €.

[1] Tania Branigan, The Guardian, 24 août 2001.

[2] « Graphic Novel wins First Book Award », The Guardian, 6 décembre 2001.

[3] Charles McGrath, « Not Funnies », New York Times, 11 juillet 2004.

[4] Rick Moody « Disorder in the House », New York Times, 23 janvier 2005.

[5] Ian Ransom, « My face would be yours », The Guardian, 12 février 2005.

[6] Charles Shaar Murray, « Tragedy in Comic Form », The lndependent, 14 février 2005.

[7] Chris Lehmann, « Brother’s Keeper », Washington Post, 3 avril 2005

[8] Rick Moody, « Disorder in the House », New York Times, 23 janvier 2005

[9] Charles McGrath, « Not Funnies », New York Times, 11 juillet 2004

[10] Luc Sante, « She Can’t Go Home Again », New York Times, 22 août 2004

[11Idem

[12] Josh Lacey, « Mirror Writing », The Guardian, 5 février 2005

[13House of Leaves : a novel (2000), par Mark Z.Danielewski ; The Curious Incident of the Dog in the Night-time (2004), par Mark Haddon ; La mystérieuse flamme de la reine Loana (2005), par Umberto Eco ; Extremely Laud and Incredibly Close (2005), par Jonathan Safran Foer ; Woman’s World : a novel (2005), par Graham Rawle. Tous ces romans comportent une composante visuelle.

[14] Fernanda Eberstadt, « God Looked Like Marx », New York Times, 11 mai 2001