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polly and her pals

Sylvain Lesage

Cliff Sterrett (1883-1964, USA), « The Squelchers Got Squelched » | Droits réservés | strip du 2 septembre 1921 (provenance indéterminée) | encre sur papier | Acquisition dans le cadre du don de la collection Étienne Robial.

[Juin 2022]

Cliff Sterrett, Polly and her pals, strip du 2 sept. 1921

L’objet du mois de juin 2022 n’est pas une planche, mais un objet en apparence anodin, issu des réserves de la bibliothèque de la Cité de la bande dessinée et de l’image. Un objet banal, modeste : un strip, découpé dans un journal. Un strip comme il y en a des millions ; un strip que l’on pourrait racheter pour une poignée d’euros (s’il y avait seulement un marché pour cela : les Sunday Pages se trouvent aisément sur eBay, mais pour les strips, c’est une autre histoire). Pourtant ce strip fournit un témoignage précieux et, à sa manière, unique, sur l’histoire de la bande dessinée et sa transmission.

Ce strip est en effet inclus dans la collection Étienne Robial, déposée en 2017 à la Cité de la bande dessinée ; cette collection contient des archives précieuses sur l’histoire de la maison d’édition Futuropolis, qui a constitué un creuset pour la création alternative mais a aussi joué un rôle clé dans la constitution d’une mémoire de la bande dessinée avec sa célèbre collection « Copyright ». Ce strip nous fournit donc une occasion idoine pour retracer les mécanismes de la patrimonialisation du neuvième art.

Polly, un strip à l’esthétique singulière

Polly apparaît pour la première fois en 1912 ; la série est d’abord publiée dans la section de strips du New York Journal sous le titre Positive Polly. En 1913, elle prend le nom de Polly and her Pals ; en 1914, la série fait également l’objet d’une Sunday Page pour le New York American ; en 1925 strips et sundays sont regroupés. En complément, Sterrett dessine « Sweethearts and Wives » (renommé « Belles and Wedding Bells »), « And So They Were Never Married », « Damon and Pythias » (renommé « Dot and Dash ») comme strips d’accompagnement (des toppers, qui accompagnent la série principale dans la page confiée le dimanche à un dessinateur de renom).

Polly est une flapper, ces jeunes filles dans le vent portant cheveux courts, robes au-dessus du genou - et, ici, un maillot de bain moderne. Pourtant, la série se penche surtout sur les déboires de Maw et Paw, Kitty et toute une série de personnages secondaires. L’élégance de gravure de mode de Polly sert ainsi de façade pour susciter l’intérêt des lecteurs et des lectrices, quand la série déploie une pantomime burlesque – même s’il est toujours risqué de résumer en quelques lignes une série dont la vie s’est étalée sur plusieurs décennies – jusqu’à la retraite de Cliff Sterrett, en 1958. La première case, à gauche, témoigne de cette juxtaposition de styles différents : esthétique art nouveau pour Polly, style cartoonesque gros nez pour Maw, et un décor réduit à l’essentiel d’une poignée d’accessoires. Dans cette confrontation de langages graphiques différents, la série inaugure une formule à succès, déclinée peu après par Martin Branner dans Winnie Winkle (1920). Sterrett, cependant, est surtout resté marquant pour son emploi pionnier d’éléments d’inspiration cubiste, surréaliste et expressionniste dans son travail. Dès les années 1920, il multiplie les pages de pantomime graphique, comme dans cet exemple visible sur le site de la Bibliothèque du Congrès. Katherine Roeder nous a éclairé sur l’abstraction chez Sterrett dans son article « Cliff Sterrett’s Jazz Age Abstractions » (Abstraction and comics, Liège, 2019).

En France, la série a peu d’écho ; elle est publiée pendant cinq mois dans Le Journal de Toto, sous le titre « Poupette » (une version scannée du microfilm du journal est accessible via Gallica) ; les premiers bédéphiles français l’ignorent totalement, si l’on en croit l’indexation des fanzines et revues des années 1960-1970 réalisée dans le cadre du projet MediaBD. Sa redécouverte est donc très directement liée à son exhumation patrimoniale outre-Atlantique, notamment par Coulton Waugh et Martin Sheridan, ainsi que dans les pages de l’anthologie préparée par Bill Blackbeard et Martin Williams, The Smithsonian Collection of Newspaper Comics publiée en 1977, qui « eut un énorme impact sur la construction et la transmission d’une mémoire culturelle de la bande dessinée de presse », comme le relève Benoît Crucifix dans sa thèse (Drawing from the Archives : Comics Memory in the Graphic Novel, post 2000, Liège/Louvain, 2020) – et que Cestac et Robial possédaient.

Polly a également fait l’objet d’une réédition sélective (1912-1913) d’Hyperion, un éditeur de science-fiction qui à la fin des années 1970 sort une vingtaine volumes de rééditions de strips parmi lesquels Popeye (réédité par Comics 130 en 1970 puis par Futuropolis en 1980) ou Bringing Up Father (réédité par Hachette en 1973, puis par Futuropolis en 1980). La collection « Hyperion Library of Classic American Comic Strip Reprints » établit un modèle que suivent par la suite quantité d’initiatives éditoriales. C’est le cas de la collection « Copyright » de Futuropolis, qui, comme Hyperion, réédite l’intégralité de la production de strips d’une année. Ces rééditions n’ont pas circulé de ce côté-ci de l’Atlantique. Davantage que bien d’autres séries de la collection, c’est bien la réédition de Futuropolis qui permit aux lecteurs francophones de découvrir « Polly ».

Futuropolis et la réédition patrimoniale

Pour comprendre la réédition de Polly, un petit retour en arrière s’impose (Voir aussi les ressources consacrées à l’histoire de Futuropolis, rassemblées sur ici sur le site de la Cité). Futuropolis a plusieurs vies : c’est d’abord une librairie tenue par Robert Roquemartine et sa femme Evelyne Penhoud. La boutique est dans un premier temps située au 122, rue du Théâtre, dans le XVe arrondissement de Paris, avant de déménager début 1970 à quelques mètres de là, au n°130 de la même rue. La librairie publie le fanzine Comics 130, qui propose la republication de plusieurs séries américaines des années 1930 introuvables en librairie, et notamment un volume dédié à Popeye d’Elzie Crisler Segar et un autre dédié au Concombre masqué de Nikita Mandryka.

En 1972, l’entreprise Futuropolis est rachetée par quatre associés : Florence Cestac, Jean-Claude de Repper, Denis Ozanne et Étienne Robial. Bientôt, la société est gérée par le couple Cestac-Robial, qui se lance en 1974 dans l’édition, avec la publication de trois volumes de la collection « 30x40 » consacrés à Calvo, Gir et Tardi. D’emblée, Futuropolis mène de front une démarche de rééditions patrimoniales (notamment autour de Calvo, dont Futuropolis réédite La Bête est morte en 1977) et création contemporaine.

Cliff Sterrett, Polly, Paris, Dargaud, 1980

En 1980, Futuropolis lance sa collection « Copyright », qui réédite les classiques américains découverts dans la librairie de Robert Roquemartine, à commencer par Popeye, Agent Secret X-9 puis La Famille Illico (Bringing Up Father). D’ailleurs, comme Cestac et Robial l’ont maintes fois raconté, c’est à Roquemartine qu’ils doivent leur culture de bande dessinée.

Le strip de Polly reproduit ici appartient donc au matériel de travail de Florence Cestac, qui suit de près la réalisation des volumes en tant que directrice de collection, chargée de sortir pas moins d’un volume par mois. Laissons-lui la parole, pour décrire au mieux le processus : « on avait un rabatteur, qui achetait des vieux journaux, les mettait en paquets par années et nous les envoyait » (entretien avec Florence Cestac, 29 juin 2022). Ce rabatteur, collectionneur et revendeur d’originaux et de strips, ce n’est pas tout à fait un inconnu, puisqu’il ne s’agit de nul autre que de Peter Maresca ! Plus largement, un vivier de collectionneurs de bande dessinée américaine permettait de solliciter du matériel, comme en atteste une liste répertoriant les contacts, résidant en Amérique : États-Unis, Canada, Mexique, Brésil ; et en Europe : Autriche, Portugal (Inès Bahans, La maison d’édition Futuropolis (1972-2015) Un espace éditorial de recherche : sa création, ses évolutions et ses influences, Master en histoire, UVSQ, 2015).

Ponctuellement, le matériel pouvait être complété à l’aide des rééditions italiennes, et notamment celles du Club Anni Trenta. Un certain nombre de publications pouvaient fournir les indications biographiques et bibliographiques, comme Cartoonist Profiles. Ces rééditions prolongeaient l’activité de libraire : d’abord parce que c’est l’activité de libraires d’ancien qui leur a fait découvrir le marché, leur a permis d’en cerner les contours. Mais aussi parce que ce petit milieu de collectionneurs fournissait des contacts pour compléter le matériel requis, des renseignements pour la préface… Le passage par la librairie s’est également avéré décisif pour la réalisation matérielle de la collection, en permettant à Cestac et Robial d’appréhender au mieux la demande en rééditions patrimoniales, et de jouer sur les codes de la bibliophilie (dos toilé, jaquette). La collection se rêve en « Pléiade » de la bande dessinée, comme le proclame non sans emphase le catalogue 1981 : « Le “La Pléiade” de la bande dessinée voit enfin le jour […], une collection luxueuse, rendant hommage aux grands auteurs de la bande dessinée américaine. Des ouvrages essentiels sans lesquels nul collectionneur, bibliophile ou libraire ne peuvent exister ! » La collection adopte le format à l’italienne des strips américains qu’elle entend republier, à raison de trois strips par page. Des formats atypiques, caractéristiques de la démarche de Futuropolis qui entreprend de déconstruire le standard formel de l’album.

La réalisation matérielle des volumes se faisait dans des conditions que Florence Cestac relate dans La Véritable histoire de Futuropolis (Dargaud, 2007) : les strips sont clichés sur un banc de reproduction, et font l’objet d’une sortie papier. Parallèlement, le texte est traduit, par des amateurs en fonction de leurs affinités. Pour le volume de Polly, la traduction est ainsi assurée par Florence Dostal, une jeune dessinatrice qui fut à l’origine des chaussettes Achille. La reproduction sur papier des strips est retouchée, puis lettrée – en l’occurrence par Roquemartine.

Florence Cestac, La Véritable histoire de Futuropolis. Paris, Dargaud, 2007, p. 57

L’impression de ces volumes se faisait en noir et blanc, répondant avant tout à une contrainte économique : au début des années 1980, tirer sur des petits volumes ne pouvait être rentable en couleurs. Pour bien des volumes de « Copyright », cela se justifie aisément par le fait qu’ils reproduisent des strips quotidiens, en noir et blanc. En l’occurrence, l’argument tient moins pour Polly, qui contient aussi des reproductions de spectaculaires Sunday Pages de Sterrett, qui souffrent un peu du passage au noir et blanc.

La collection adopte une maquette se distinguant par le choix de la couverture toilée recouverte d’une jaquette à bande jaune, permettant une identification immédiate en librairie, mais aussi de rationaliser le processus de production, comme s’en explique Étienne Robial (entretien, 22 février 2013) :

Je ne reliais que ma mise en place. Le reste, ça restait en stock feuille. Ce qui coûte dans la reliure, c’est la mise en route de la mécanique qui prend les cahiers, la couverture à plat, l’encartage, et pas le numéro compteur. C’est de là qu’est née la collection, on stocke les feuilles, et Florence gérait le stock, on faisait notre mise en place, mettons qu’on tirait à 3000, on faisait une mise en place à 1500, on avait 300 retours, ça nourrissait le stock, et quand on voyait que ça baissait (Parfois on disait « il n’y en a plus » pour attirer les libraires), on en refaisait par 100 ou 200.

Polly appartient à la première vague de rééditions de Futuropolis et constitue un jalon essentiel de la transmission patrimoniale de la bande dessinée. Ainsi, d’après Florence Cestac, « les Américains étaient très étonnés, c’était leur culture à eux qui était magnifiée dans de jolis albums, ils trouvaient ça surprenant. On vendait d’ailleurs beaucoup de « Copyright » aux États-Unis ». Et s’il serait sans doute simpliste de tracer une ligne droite entre les rééditions Futuropolis et les rééditions ultérieures, les liens sont indéniables. Peter Maresca, fournisseur indispensable de matériel à reproduire, se lance dans la réédition de Little Nemo (2005), qui constitue un tournant essentiel dans l’histoire des rééditions patrimoniales. Et les rééditions de Sunday Press doivent beaucoup au travail graphique de Philippe Ghielmetti, qui signe déjà la maquette de ce Polly de 1980 (voir l’entretien avec Peter Maresca) , et qui a également signé – parmi d’autres – les rééditions patrimoniales de Dupuis.

Ainsi, du strip sur papier acide en cours de lente désagrégation aux luxueux volumes reliés, une multitude de petites mains et d’interventions concourent à remettre en circulation les séries oubliées de la bande dessinée. Aujourd’hui, les projets de numérisation de la presse permettent de retrouver aisément ces séries anciennes dans leur contexte de publication (Pour accéder au strip de Polly présenté, voir par exemple la numérisation du South Bend Times, journal de l’Indiana : ici).