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rusty brown ou le récit en pointillés

Côme Martin

En 2017 paraissait le premier tome de Rusty Brown, récit prévu en deux parties et déjà fragmenté par une longue et lente prépublication. À la relecture, le volume apparaît surchargé par l’interruption, qu’elle soit visuelle, narrative ou linguistique.

Chris Ware n’a jamais caché être un auteur plutôt lent mais régulier dans son travail : il raconte ainsi dans sa monographie parue en 2017 n’avoir jamais interrompu son avancée dans l’épopée que constitue Rusty Brown depuis ses premières planches, entamées la semaine suivant la publication de Jimmy Corrigan en 2000, signifiant par-là même que le premier volume de Rusty Brown lui prit 17 ans à dessiner [1]. Certes, ce volume est d’une épaisseur intimidante (356 pages non numérotées) ; certes, l’auteur a, dans le même temps, œuvré à de nombreux projets, la conception de Building Stories et de nombreuses couvertures réalisées pour le New Yorker, entre autres ; il n’en demeure pas moins que ce temps de gestation particulièrement long souligne la primauté, dans sa conception même, de la suspension comme principe et comme motif.

D’autre part, malgré l’apparente structure rigide de Rusty Brown (une division claire en chapitres, une sursignification très marquée du motif du flocon de neige forment deux des plus évidents supports narratifs de l’œuvre) on peut affirmer qu’il s’agit d’un album moins cohérent qu’il n’y paraît. Rien de nouveau ici puisque Jimmy Corrigan dans son ensemble fut, la chose est connue [2], conçu et dessiné en improvisant ses planches au fur et à mesure (un récit d’artiste qu’on peut remettre en doute mais qui est néanmoins appuyé par de nombreux documents montrant Ware au travail). Mais là où Jimmy Corrigan exhibait, au moins en partie, son caractère spontané – en témoignent notamment ses premières pages – Rusty Brown use de plusieurs artifices, parmi lesquels des interruptions fréquentes, pour masquer, ou peut-être pallier, son improvisation.

L’album le plus récent de Chris Ware se retrouve ainsi à mi-chemin entre le premier ouvrage de l’auteur, qui se concentrait sur un épisode pathétique dans la vie de deux protagonistes unis par les liens du sang, et Building Stories, résolument éclaté dans sa narration. C’est cet entre-deux, entre improvisation et fragmentation, angoisse de la jeunesse et nostalgie de l’âge adulte, que j’aimerais explorer ici.

L’impression d’interruption dans Rusty Brown tient d’abord à l’hésitation permanente de ses différents protagonistes. Là encore, la chose n’est pas nouvelle : on ne compte plus les cases montrant Jimmy Corrigan paralysé par sa panique des interactions sociales, et l’indécision semble le mode de fonctionnement principal de presque tous les personnages de Building Stories (dont, on le rappelle, un des fils narratifs implique l’attente d’un plombier pour réparer une fuite, moment suspendu s’il en est).
Peut-être s’agit-il ici d’une idiosyncrasie de l’auteur lui-même, qui s’est forgé une persona publique d’être mal à l’aise, rougissant et bégayant lors de ses interventions en conférence, mais elle n’est nulle part plus visible, et omniprésente, que dans Rusty Brown. Contrairement à Jimmy Corrigan, par exemple, qui malgré sa nervosité entreprend l’équivalent pour lui d’une épopée à la rencontre de son père, les personnages de Rusty Brown ne font, pour ainsi dire, rien : ce n’est pas un hasard si le volume s’ouvre sur le personnage titre et Chalky White, tous les deux dans leur lit, déjà éveillés mais ne se levant pas immédiatement. Les pages suivantes nous montrent Rusty « restant planté là » dans le garage familial, comme lui reproche William Brown, son père, lui-même assis à la table de la cuisine, une seule botte enfilée, sans bouger.

Rusty Brown 2020 © Delcourt

Cette hésitation empreinte de mélancolie est partout : chez les enseignants dans leur salle de pause ; chez Alice, la sœur de Chalky White, se cachant aux toilettes pour mieux penser à ce qu’elle a quitté lors d’un déménagement récent ; plus loin, chez William devant son miroir, le rasoir à la main ; plus loin encore, chez Jordan Lint, montré tout au long de sa vie le plus souvent immobile, assis ou allongé ; chez Joanne Cole, enfin, la plupart du temps attablée dans sa salle de classe ou celle des archives municipales (pour ne rien dire des flocons de neige qui ouvrent et ferment ce premier tome).

Ces personnages ne bougent pas parce qu’ils ne savent pas quoi faire : leur moment d’action est déjà passé (dans le cas de William Brown, auquel il ne reste que la gloire passée d’une publication de seconde zone et une histoire d’amour depuis longtemps effacée) ou est sans effet (dans le cas de Joanne Cole, qui cherche sans succès une trace de sa fille abandonnée à la naissance, laquelle finira par se présenter d’elle-même à sa mère). Seul peut-être Jordan Lint, dont nous est donnée à lire toute la vie par fragments annuels, échappe à cette indécision, mais c’est pour mieux s’enferrer dans des choix qui lui coûtent terriblement : il quitte sa première épouse pour une autre femme, plus jeune, qui finira par le quitter à son tour ; il s’embarque dans des opérations financières douteuses qui l’amènent au bord de la faillite ; enfin, abandonné de tous, après que le lecteur a découvert la brutalité dont il a fait preuve avec son jeune fils, il se perd dans ses souvenirs de jeunesse et meurt, allongé sur un lit, tandis que sa conscience disparaît dans un moment de flottement.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que la vie de Jordan Lint se conclue par des pensées fragmentaires, jamais poursuivies jusqu’au bout, et marquées par la récurrence de points de suspension : le signe typographique, sans être systématique, est néanmoins très présent tout au long des pages de Rusty Brown. L’une des premières pages du volume est à nouveau révélatrice sur ce point : les répliques de Rusty à sa figurine Supergirl sont toutes ponctuées de points de suspension, ainsi que de quelques bégaiements. Rusty imite en cela son père qui semble adopter les points de suspension comme mode principal de césure dans son chapitre dédié : la version dessinée de “The Seeing-Eye Dogs of Mars”, la nouvelle qu’il publia jeune adulte, en est lardée, tout comme son monologue intérieur dans les pages suivantes. Ce n’est que lorsque William revient à la réalité et qu’il finit de raconter au lecteur (ou à lui-même ?) comment il a épousé Sandy Grains et donné naissance à Rusty qu’il emploie enfin le simple point de façon plus courante.

Il ne s’agit là que de deux exemples parmi bien d’autres : j’aurais ainsi pu citer l’hésitation polie de Joanne Cole ou le monologue intérieur d’Alice White lorsqu’elle pense à son amie Gretchen. La tendance à la suspension est proliférante et familiale puisqu’elle se transmet à la fois chez les Brown et chez les White : les quelques pages du Acme Novelty Library Annual Report to Shareholders and Rainy Day Fun Book présentant Brittany, la fille d’un Chalky White devenu adulte, fait état du même usage des points de suspension dans son journal intime.

C’est que les points de suspension pourraient presque faire office de titre pour Rusty Brown tant leur usage lexical est lié à la fois au propos du volume et à la façon dont ce propos est présenté au lecteur. Nous sommes en effet ici en présence d’hésitations mais également de ruptures proches de l’aposiopèse (c’est-à-dire la suspension d’une phrase pour laisser au lecteur le soin de la compléter) ou, pour le dire avec l’Office québécois de la langue française : « Les points de suspension […] expriment de l’inaccompli, de l’inachevé, du non-dit, bref, l’expression incomplète d’une idée. […] Cette pause peut exprimer, par exemple, une hésitation du narrateur, une réflexion qui se prolonge, un silence, un secret, un sentiment tel que la perplexité, un effet de surprise ou un choc à venir, les rêveries ou les méandres d’un monologue intérieur ». À peu près tous ces exemples sont valables pour Rusty Brown, mais je m’attarderai ici sur la notion de secret, de ce qu’on ne souhaite pas nommer, car nombreux sont les secrets au fil du récit. J’ai déjà fait allusion à quelques-uns d’entre eux : le concept est particulièrement présent dans le chapitre dédié à Jordan Lint, puisque la mort de son ami Bratislav n’est jamais totalement explicitée et que le lecteur ne comprend que tardivement que les souvenirs de Jordan consacrés à sa mère sont en partie faux, tandis que ceux consacrés à la violence envers son fils Gabriel sont entièrement refoulés (il faudra le recours, à la fois à un texte dessiné et un changement radical de style graphique, pour que cesse le non-dit autour de l’un des épisodes structurants de la vie de Jordan). Notons, par ailleurs, que l’identité même de Jordan met un temps certain avant d’être autre chose que flottante : en témoignent les pages, nombreuses, et les années de sa vie pendant lesquelles il se fait appeler Jason.

Rusty Brown 2020 © Delcourt

J’ai également mentionné la carrière secrète de William Brown en tant qu’écrivain, à laquelle on pourrait ajouter le fantasme super-héroïque de Rusty Brown. On le voit, on ne sort pas de la suspension permanente, d’un flottement qui est partout : entre des moments de vie aussi banals que fondateurs, entre les deux domiciles des enfants White, et même entre deux planètes, l’apesanteur dans laquelle naviguent les astronautes imaginés par William Brown n’étant que la représentation concrète de l’état mental de la plupart des personnages du récit. Rien n’est jamais simplement dit chez Chris Ware : la fragmentation des révélations, familière à quiconque a lu Building Stories (et présente, en moindre mesure, dans Jimmy Corrigan), gagne graduellement en présence tout au long de Rusty Brown jusqu’au chapitre consacré à Joanne Cole, qui vient conclure le volume, présentant de façon disjointe une vie menée au service des autres et à la recherche, je l’ai dit, d’une fille perdue que Joanne ne retrouvera pas d’elle-même mais mettra toute son énergie à chercher (négligeant par-là même le potentiel intérêt romantique d’un de ses collègues).

Les doubles pages venant conclure le chapitre et le premier tome de Rusty Brown me paraissent dignes d’un commentaire appuyé tant elles concentrent tout ce que j’ai mentionné jusqu’ici : des moments suspendus dans le temps et l’espace, sans un mot échangé, pendant que Joanne, à la fois jeune et adulte, prépare une série de repas dégustés en solitaire ; le passage de saisons uniformes et répétitives ; la rencontre avec Louise, une de ses anciennes élèves, révélant à Joanne qu’un de ses souvenirs marquant concernant le racisme ambiant de l’école où elle enseignait se révèle inexact ; enfin, la confrontation soudaine et douce entre Joanne et sa fille retrouvée, s’achevant sur une étreinte silencieuse entre les deux. Tous ces moments de la vie de Joanne s’enchaînent et se superposent, suspendus dans le temps et la mémoire, jusqu’à ce que survienne le motif plus mineur mais néanmoins important de l’interruption avec le surgissement du mot « ENTRACTE » sur deux pleines pages (et sur fond de flocons de neige, à moins qu’il ne s’agisse d’un amas de points de ou en suspension ?).

Rusty Brown 2020 © Delcourt

Il faut bien finir par l’évoquer : toutes ces analyses ne concernent que le premier tome de Rusty Brown dont la publication est prévue en deux volumes, le présent livre ayant mis, je le rappelle, 17 ans à être publié. La perspective de devoir attendre une quinzaine d’années supplémentaires, c’est la promesse d’une interruption non négligeable, surtout pour un dessinateur dont la productivité a considérablement ralenti depuis dix ans au moins [3]. Ce ralentissement rend l’interruption prévisible ; après tout, la prépublication en volumes de Rusty Brown au sein de l’Acme Novelty Library avait déjà préparé le lecteur au temps long entre chaque livraison : les notes de Rusty Brown rappellent ainsi que ses deux premiers chapitres furent conçus entre 2000 et 2003 et publiés entre 2005 et 2006, le chapitre suivant publié en 2008, celui d’après en 2010. Quant aux pages dédiées à Joanne Cole, elles furent dessinées entre 2012 et 2018 et jamais publiées avant 2018, marquant donc, pour le lecteur conventionnel, une attente de huit ans entre la saga de Jordan Lint et celle de Cole.

Le lecteur attentif aura néanmoins été préparé au brutal entracte de fin de volume tout au long des 300 pages de l’ouvrage : le prologue du récit-fleuve ne s’ouvre-t-il pas sur un discours soudain interrompu par le « TSSHHT » d’une télévision qu’on change de chaîne ? L’interruption externe aux personnages est elle aussi partout : dans les fantasmes et pensées de Rusty Brown, coupées par les cris de son père, les mauvais traitements d’un Jordan Lint adolescent, les rappels à la réalité de Joanne Cole ; dans ceux de son père jeune, jamais capable d’aligner ses désirs avec ceux de la femme qu’il convoite ; dans la vie de Jordan Lint, ce qui n’est nulle part mieux signifié que par la présence d’un panneau « STOP » massif lors de la mort en voiture de son ami Bratislav ; dans le quotidien de Joanne, enfin, souvent interrompue (poliment) par George, son prétendant jamais éconduit mais jamais accepté non plus (voici une suspension supplémentaire). La suspension, dans Rusty Brown, est souvent une rupture, qu’elle soit narrative ou graphique ; rares sont les sous-intrigues ou les représentations d’un épisode donné qui soient donnés à voir au lecteur de bout en bout, parce que Chris Ware a fait de la fragmentation de la page une habitude mais aussi parce que, bien plus que toutes ses autres œuvres, Rusty Brown est celle de l’éclatement.

Rusty Brown 2020 © Delcourt

Qu’il me soit, en effet, permis de poser une question un rien provocatrice pour conclure : de quoi, ou de qui parle Rusty Brown ? La réponse était évidente dans le cas de Jimmy Corrigan ou de Quimby the Mouse, qui portaient le nom de leurs personnages éponymes ; elle pouvait se déduire par la polysémantique du titre de Building Stories ; mais il serait bien exagéré d’écrire que Rusty Brown est l’histoire de Rusty Brown, qui disparaît presque complètement de l’histoire qui porte son nom après quelques chapitres dans lesquels il n’est que très partiellement présent. La multiplication des protagonistes au fil du récit, associée à la séparation dudit récit en deux volumes, crée une sensation d’attente presque insatiable chez le lecteur, qui s’attend sans doute à lire des chapitres consacrés entièrement à Alice White, Chalky White, Rusty Brown ou même peut-être Mr. Ware, l’avatar pitoyable de l’auteur, dans un hypothétique tome 2 à paraître en 2035 au plus tôt. D’ici là, il n’est pas évident de saisir ce qui, outre la coïncidence géographique (et parfois temporelle) relie ces personnages et quelles thématiques émergeront de l’ensemble, à part peut-être les thèmes chers à l’auteur comme la mélancolie et le pathos de la vie quotidienne. On peut même, comme je l’ai brièvement évoqué en introduction, se demander si une cohérence est véritablement à chercher dans ce qui, comme d’autres récits de Ware, fait parfois sens en dépit de l’absence d’intention précise d’un auteur qui déclare avancer à tâtons dans sa propre œuvre proliférante. Il est néanmoins probable que, même une fois achevé, le récit de Rusty Brown demeurera celui du flottement, de l’attente sans but ou presque, bref, un éloge de la beauté du temps suspendu.

[1Monograph, New York : Rizzoli, p. 207.

[2] voir The Imp 3 p. 12, où Ware détaille son habitude d’« écrire sans filet ».

[3] Je me permets sur ce point de renvoyer à mon propre article, « Les livres-mondes de Chris Ware ou la tentation de l’homogène », Formules 17 (2013), pp. 69-84.