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l’Association, vingt ans après (2)

L’ébranlement des fondements mêmes de la bande dessinée, comme art, comme institution et comme marché, par la nouvelle bande dessinée d’auteurs, dont l’Association est le porte-drapeau français, a été ressenti et relayé dans le monde entier.

À la faveur d’un bref séjour à New York, en octobre dernier, j’ai eu l’occasion d’en parler avec deux éditeurs parmi les plus avertis : Dan Frank, qui dirige le département bande dessinée chez Pantheon Books, et Mark Siegel, responsable de First Second Books. L’un et l’autre font le même pronostic sur l’évolution du marché américain dans les prochaines années ; ils pensent que le secteur indépendant va devenir dominant. La bande dessinée de superhéros, la production mainstream, sont en nette perte de vitesse ; c’est la création qui était naguère « alternative », marginale, qui, peu à peu, en vient à occuper le centre du marché. Le roman graphique est bien parti pour détrôner le comic book, et ce mouvement devrait être complètement accompli dans moins d’une génération.

En France, la situation est plus contrastée. Jean-Christophe Menu en livre son analyse dans l’éditorial du catalogue 2010 de l’Association : « Aujourd’hui, le combat est double : la BD industrielle n’a rien perdu de sa volonté hégémonique à se faire passer pour l’étalon éternel du genre ; et les faux alternatifs pullulent, chacun en son genre surproduisant dans la confusion la plus totale. »

Darkmotiv, dans Le Rab de Lapin (1999).

C’est un fait, la surproduction et la multiplication des acteurs présents sur le marché ne contribuent pas à sa lisibilité. La bande dessinée « industrielle » et le secteur « indépendant » sont tous les deux extrêmement dynamiques, et il n’y a pas entre eux de frontière nette, car de nombreux acteurs sont difficiles à situer ou essaient d’occuper tous les terrains, et certains auteurs travaillent de part et d’autre.
Je ne me hasarderais certes pas à prédire, à l’instar de mes collègues américains, la disparition ou la marginalisation prochaine de la bande dessinée de genre et de ses séries populaires. Il me suffit de constater qu’une autre bande dessinée a désormais pleinement droit de cité, et qu’il lui arrive même d’engranger des succès.

L’extraordinaire foisonnement créatif dont nous sommes les témoins est la conséquence du travail mené par les alternatifs. On comprend qu’ils puissent avoir le sentiment d’une perte de contrôle du mouvement qu’ils ont initié, mais c’est à cela même qu’ils devraient mesurer leur victoire. Et, n’en déplaise à Menu, le fait que certaines des innovations introduites par l’Association soient devenues de nouveaux standards ne fait pas automatiquement de tous ceux qui les ont adoptés de « faux alternatifs ».

J’irais même plus loin : il n’est pas impossible que le rôle historique de l’Association soit achevé, et il serait même dans l’ordre des choses que d’autres acteurs, maintenant, prennent le relais et se portent aux avant-postes de l’aventure créative de la bande dessinée.

Un mot encore, pour conclure. Menu a décidé que « l’Association n’ira pas voir du côté de la BD sur écran ou sur téléphone portable pour se "diversifier" ». Je ne défendrai pas ici l’idée que le futur de la bande dessinée passe nécessairement par l’écran, et j’espère même, à part moi, qu’il n’en sera rien. Néanmoins, refuser les (r)évolutions technologiques par principe m’apparaît stupide. Il se trouve que Photoshop a vingt ans, exactement comme l’Association ; combien de dessinateurs n’ont pas vu leur pratique du média transformée par cet outil ? Cela aussi fait partie de l’histoire du neuvième art dans les deux dernières décennies.

Annoncé depuis des années, le site Internet de l’Association n’est toujours pas opérationnel. Par là, du moins, Menu est bien l’héritier de Robial, décidé à demeurer définitivement « ailleurs ».