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reportage : la fête du livre de kinshasa (8ème édition)

Irène Le Roy Ladurie

[mars 2022]

La Fête du livre de Kinshasa des 4 au 12 février 2022 a mis à l’honneur des auteur.es qui sont à cheval entre l’écriture et l’image, entre la littérature générale et la littérature de jeunesse : Véronique Tadjo, Dominique Mwankumi, Sébastien Gayet, mais aussi, évidemment, les dessinateurs et dessinatrices de bande dessinée : Barly Baruti, Thembo Kash, Judith Kaluaji, Luc Mayemba. L’autre question principale était le sujet de l’édition en RDC qui mettait en lumière les difficultés d’un secteur en proie aux coûts d’impression et du papier.

Activités lors de la Fête

Au cours de la Fête du Livre [1], au sein d’ateliers de bande dessinée, les « aînés » de la bande dessinée congolaise actuelle étaient présents : Thembo Kashhauri (dit Kash, auteur de Vanity et caricaturiste pour les journaux de la RDC comme Le Phare puis Le Potentiel et internationaux comme Jeune Afrique) et Barly Baruti (La voiture c’est l’aventure, Chaos debout à Kinshasa) deux membres fondateurs del’ACRIA. Fondée en 1990 d’abord sous le nom de CRIA, l’Atelier de Création, Recherche et Initiation à l’Art a été l’une des pierres d’angle de l’organisation du champ de la bande dessinée en RDC. Certaines de ses figures centrales comme Asimba Bathy, fondateur de la revue Kin Label et Pat Masioni, premier dessinateur africain à publier dans un label américain (The Unknown soldier pour Vertigo) ont été régulièrement convoquées lors de cette fête. Parmi les jeunes auteur.es présent.es, il y avait entre autres Santa Kakese (207), Judith Kaluaji (Vrai ou faux), Jérémie Nsingi (Miss Diva) et Luc Mayemba (Kinshasa Chroniques).

Presque tous présentaient leur production, pour la plupart autoéditée, sur le marché du livre installé à l’entrée de l’Institut, aux côtés de celle de la génération précédente comme les contes populaires publiés par Mediaspaul dessinés par Lepa Mabila Saye (Mikombe et le démon, 1985, Les belles aux dents taillées, 1986) et scénarisés par Kyungu Mwana Banza, l’un des scénaristes emblématiques de RDC (Les orphelins d’Ombakaï, 1985). On y trouvait aussi, éditées dans des maisons européennes, Jungle urbaine (L’Harmattan) de Thembo Kash et les derniers titres de Barly Baruti. Le prix de ces dernières était bien plus élevé que les précédentes. On pouvait s’acheter pour vingt-cinq dollars un album classique en couleurs, et pour dix mille francs congolais soit environ cinq dollars on pouvait acquérir les autoéditions des jeunes auteur.es et les publications de l’éditeur historique Médiaspaul. La question du prix en général est un enjeu majeur de l’accessibilité des livres en RDC, ce qui fut l’une des grandes problématiques de la Fête du livre. Proposer des bandes dessinées auto-produites et à un faible coût font partie des stratégies des artistes qui éditent leurs œuvres sur place.

Kainda Kalenga © Mediaspaul RDC

Pour ces dernières il s’agit de bandes dessinées noir et blanc ou couleurs, agrafées, imprimées et produites à Kinshasa. Certaines comme Miss Diva, qui bénéficie d’un format cartonné, sont accompagnées d’illustrations publicitaires en référence aux sponsors qui ont pu financer la publication de Jérémie Nsingi [2]. D’autres auteur.es, comme certain.es de la structure kinoise Sambolé [3] cherchent à créer sans recourir à ce système. C’est notamment le cas de Mola Boyika et de sa bd Kuluna Girls, sortie à l’hiver 2021, comme le dernier tome de Miss Diva. Celui-ci est le président de la Nouvelle Dynamique de la BD congolaise, un groupe de jeunes artistes qui s’activent pour la production contemporaine et locale de bandes dessinées à destination du public de RDC [4].

Les belles aux dents taillées, Lepa Mabila Saye © Médiaspaul RDC

Plus accessibles, en prise avec le présent et la vie quotidienne, ces bandes dessinées pourraient être considérées par les historiens Christophe Cassiau-Haurie et Jacques Fumuzanza Muketa, comme de la « bande dessinée populaire » [5], par opposition à la bande dessinée d’aventure ou les bandes dessinées historiques d’inspiration franco-belge en album (comme Madame Livingstone de Barly Baruti avec Christophe Cassiau-Haurie) ou le dessin de presse.

207, Santa Kakese © chez l’autrice

Relayant soit des légendes populaires comme les bandes dessinées éditées par Médiaspaul ou se diffusant sous la forme de petits fascicules, cette bande dessinée mêle la chronique sociale comme dans 207 l’histoire d’un liboka (chauffeur) et d’un motute (receveur) de bus (le 207 est un minibus emblématique des transports de la ville de Kinshasa) aux prises avec les embouteillages de la capitale, les avaries de matériel et les ennuis administratifs. S’y mélangent la langue française et le lingala (langue parlée notamment dans la région de Kinshasa, au Congo RDC et en République du Congo). Certains, comme Jérémie Nsingi s’amusent à donner vie à des pop stars mondiales comme Rihanna, Michael Jackson, Barack Obama ou Jackie Chan pour leur faire vivre des aventures typiquement kinoises. Ces dernières se distinguent par un style graphique semi-réaliste, à la limite entre le comics et le manga. Judith Kaluaji semble, quant à elle, très inspirée par le dessin réaliste de Thembo Kash, lui-même dans la lignée d’auteurs franco-belges des années 1970. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de Jérémie Nsingi ou Judith Kaluaji, leurs œuvres se démarquent par une écriture des dialogues très enlevée. La verve des personnages témoignent d’une affection pour le clash et les tournures bien senties. Mais leurs aspects légers et burlesques, ces bd traitent de la violence conjugale ou de celle de la rue.

Miss Diva, Jérémie Nsingi © chez l’auteur

Rencontre illustrée lors de la Fête du Livre

La question du rapport entre les générations d’auteur.es était l’un des enjeux majeurs de la rencontre illustrée à laquelle j’ai participé aux côtés des artistes Thembo Kash, Judith Kaluaji et Jean-Philippe Martin (CIBDI), orchestrée par Missy M. Bangala [6] journaliste et écrivaine congolaise.

Il a tout d’abord été question du parcours de chacun des membres de cette rencontre illustrée. Cela a été l’occasion pour Thembo Kash de rappeler sa double casquette d’auteur et de dessinateur de presse, frontière peu étanche en RDC. Si la caricature aurait pu le contraindre à l’exil pour des raisons politiques, depuis le temps qu’il l’exerce (depuis les années 1990), elle apparaît pourtant bien comme un complément nécessaire du revenu de dessinateur de bande dessinée. Tremplin vers la notoriété et travail alimentaire, le dessin de presse constitue un soutien important de sa création de bande dessinée, alors même qu’il dit avoir atterri dans dans la presse « par accident ».

Lors du récit de ce parcours, l’auteur a souligné le caractère autodidacte de l’apprentissage de l’art bande dessinée en RDC, soulignant qu’il n’existait pas de formation spécifique à l’Académie des Beaux-Arts. Malgré tout, un certain nombre des figures éminentes de la BD congolaise est passé par l’Académie : en peinture, en illustration, en publicité comme Kash. Celui-ci y a malgré tout eu comme professeur Mongo Sisé, le créateur de Mata-Mata et Pili-Pili, deux héros emblématiques de la bd congolaise, connus à travers le continent [7]. Celui-ci avait fait un passage aux studios Hergé et l’influence de la ligne claire franco-belge est palpable dans son œuvre. Mais ce qui a profondément formé l’esthétique de Kash et posé les bases de son métier aurait été le fait de copier et d’imiter les œuvres de ceux qu’il avait choisi comme ses « maîtres » et en particulier Jean Giraud/Moebius, dont il admirait l’encrage et le trait dans la série Blueberry, et dont on retrouve en effet des traces dans les décors de Jungle Urbaine. La copie apparaît comme le mode de transfert privilégié d’une génération à l’autre, puisque Judith Kaluaji a confessé avoir copié Vanity la série de Kash, et en particulier le dessin des personnages féminins pour façonner sa propre empreinte graphique. Bien qu’orientée d’abord vers le journalisme elle persévère par la suite dans la BD en s’inscrivant à l’Académie des Beaux-Arts. Soutenue par ses parents et des mentors de la bd congolaise, elle a ainsi pu poursuivre sa passion du dessin.

Plus loin, il ressort que le discours sur le monde de l’édition BD en RDC est également placé sous l’empire de l’auto-production, puisque les deux auteurs témoignent de l’instabilité d’un champ éditorial, qui, bien qu’ayant connu des moments fondateurs, peine à s’adresser au plus grand nombre. La revue Jeunes pour jeunes, mythique journal de prépublication de bande dessinée en RDC, a laissé un vide qui n’a pas été durablement remplacé par une offre de BD pour le public enfantin et adolescent. Depuis 1991 et la fondation de l’ACRIA, l’un des enjeux fut de monter des revues, des plate-formes de prépublication, comme en témoigne Thembo Kash. Mais, pour lui, ménager le travail d’auteur et d’éditeur s’est avéré une tâche insurmontable qui n’a pu donner, selon ses dires, pleine satisfaction. L’une des difficultés qui mit un coup d’arrêt à ses initiatives fut de voir beaucoup d’auteur.es partir pour l’Europe, interrompant ainsi des collaborations possibles pour la publication d’histoires à suivre.

Avec Judith Kaluaji, il signale toutefois le cas d’initiatives collectives financées par des ONG, qui ont pu donner lieu à des entreprises au long cours comme l’association Kin Label à partir de 2006 dirigée par Jason Kibiswa et dont la revue du même nom est menée par Asimba Bathy [8]. Celle-ci a été initiée à partir d’un collectif Là-bas…Na poto financé par la Croix Rouge Belge et la Commission Européenne. Cette bande dessinée avait été largement diffusée et distribuée auprès des enfants et dans les écoles. Au sein du label, l’autre magazine Amazone BD, intégralement dessiné par des femmes a justement révélé le travail de Judith Kaluaji au public.

Vrai ou faux, Judith Kaluaji © chez l’autrice

Le souhait de cette dernière et de toute une partie de cette nouvelle génération est d’atteindre le plus possible son public, et notamment dans le cas de Judith Kaluaji, les femmes à qui elle s’adresse dans ses bandes dessinées. Elle a aussi fait des visites dans des écoles pour proposer ses bandes dessinées qu’elle propose à un coût moins élevé que celui des albums à 10 000 fc (5$). Son témoignage recoupe une particularité de la bd congolaise contemporaine : bien qu’humoristique et parfois déjantée comme Miss Diva, les récits dessinés comportent toujours une forme de sensibilisation. Dans son dernier récit, Vrai ou faux, Judith Kaluaji est revenue, sous la forme d’un apologue, sur un phénomène kinois bien réel : l’utilisation dangereuse de produits frauduleux promettant aux jeunes femmes de voir leurs formes s’arrondir afin de rester désirables pour le regard des hommes.

Miss Diva, Jérémie Nsingi © chez l’auteur

Ce paysage contrasté de la publication de la bande dessinée en RDC ne doit pas occulter l’importance de cet art dans le champ culturel congolais d’une part, et plus largement la place centrale que la RDC occupe en matière de bande dessinée sur le continent africain. Aux côtés du Cameroun et de Madagascar, la RDC a été précurseur dans la production de bandes dessinées et se signale par la quantité d’auteur.es, de publications et d’initiatives qui émanent d’elle. Comme le rappelait Jean-Philippe Martin, co-comissaire de l’exposition Kubuni, des figures directrices comme celles de Barly Baruti et Thembo Kash ont, en voyageant et publiant hors de la RDC, su mettre en lumière la bd congolaise, tout comme ils ont participé à encourager et former les générations ultérieures sur son territoire, comme en témoigne Judith Kaluaji, constamment soutenue et encouragée par ces deux auteurs. Inversement, un certain nombre d’auteurs franco-belges ont été invités lors des différentes éditions du Salon de la BD africaine, organisé depuis 1991 par l’ACRIA à Kinshasa et récemment fusionné avec le festival L’autre Muzik. Ce fut notamment le cas de Ptitluc. L’affiche du dernier festival a été dessinée par Franck Pé. Ces éditions ont également rassemblé des auteurs africains des pays voisins : Gabon, Tchad. Cela confirme l’un des aspects très saillants du discours des auteur.es de RDC : la volonté de faire de Kinshasa une capitale de la bande dessinée africaine, au risque peut-être d’exagérer ce désir de leadership.

La question du numérique a été posée tant d’un point de vue de la création que du point de la diffusion. Thembo Kash a témoigné de l’évolution du métier de caricaturiste à partir du moment où ses dessins étaient publiés sur des journaux en ligne. Il a dû s’habituer à de nouveaux formats, plus petits. Jean-Philippe Martin a rapporté l’importance des campagnes de financements qui passent par les réseaux sociaux et qui ont permis à des initiatives éditoriales de voir le jour comme celle d’Elyons résidente au Congo-Brazzaville, dessinatrice franco-camerounaise et co-comissaire de l’exposition avec lui [9]. Un certain nombre des auteur.es dont j’ai pu récolter le travail sur place comme celui de Santa Kakese ou encore celui de Mola Boyika (Kuluna Girls) travaille essentiellement sur tablette graphique. Jean-Philippe Martin a également relevé un phénomène, qui dépasse les frontières de la RDC, celui des webtoons : l’essentiel des productions lancées par la nouvelle plate-forme de Dupuis, Webtoon factory est animée par des auteur.es africain.es. La plate-forme a même lancé en novembre 2021 une revue « Moabi » spécifiquement dessinée par des auteur.es africain.es à destination de l’Afrique et de l’Europe. Le groupe d’auteur.es est composé de ressortissant.es du Congo-Brazzaville comme du Congo-RDC et du Cameroun [10].

[1] Pour voir le programme en intégralité : http://fdlk.institutfrancais-kinshasa.org/

[2] L’héroïne, Miss Diva, porte le nom d’une marque de produits d’hygiène féminine, distribué par le sponsor Beltexco, distributeur de RDC.

[3] Voir le site : https://www.sambole.africa/

[5] Christophe Cassiau-Haurie, Histoire de la bd congolaise, Paris, L’Harmattan, 2010, page 79 ; Jacques Fumuzanza Muketa, Kinshasa société et culture, Paris, L’Harmattan, 2013, page 245.

[7] Voir l’article sur les personnages emblématiques des bd d’Afrique : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1370

[8] Voir la présentation : https://www.youtube.com/watch?v=J7armL5YJKw

[9] Voir l’entretien pour Neuvième Art : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1367