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edmond baudoin et le québec

Maël Rannou

Merci à Michel Viau pour son aide précieuse.

Les amateurs de Baudoin savent qu’il a passé un moment de sa vie au Québec, sans que cela ne soit vraiment un sujet. Si son séjour dans la province-pays transparaît dans plusieurs de ses ouvrages, et notamment ce qui deviendra la trilogie réunie sous le titre Trois pas vers la couleur aux éditions Dupuis, ce n’est pas ce qui est le plus retenu de ces livres. Les trois albums de la collection Aire Libre sont plutôt considérés comme les jalons d’une utilisation régulière de la couleur, qui s’impose en effet de plus en plus régulièrement dans ses livres même s’il l’explorait en réalité dès les années 1980 au détour de récits (Théâtre d’ombres, Carla…).

Le Chant des baleines, 2005, Edmond Baudoin ©

Au-delà de cette analyse sur la couleur, ces ouvrages sont aussi les témoins d’un passage en Amérique du Nord : Edmond Baudoin est professeur-invité à l’École Multidisciplinaire de l’Image de Gatineau de 2000 à 2003. Comme il l’écrit, avant cela il n’a « jamais été prof. Jamais mis les pieds dans une université avant celle du Québec . » (Les Essuie-Glaces, p. 38) Un ensemble de hasard et de rencontres l’y emmène, via ses liens avec Neige – personnage mystérieux et récurrent de toute son œuvre. Il forme alors à la bande dessinée trois cohortes d’élèves dans ce qui est la seule formation au neuvième art qui soit publique, francophone et diplômante sur le continent. Il vit à Hull [1], comme une certaine Céline Wagner, de passage au Québec pour un an. Ils se rencontrent et signent plusieurs livres, dont Les Yeux dans le mur (2003) qui, s’il ne se passe pas au Québec, n’aurait donc jamais existé sans cette errance de deux Français dans cette ville frontière, séparée d’Ottawa et de l’Ontario par La rivière des Outaouais.

Les deux titres suivants sont nettement plus connectés entre eux et forment un diptyque, donnant à l’édition intégrale publiée ensuite un aspect artificiel. Dans Le Chant des baleines (2005), un marcheur remonte le long d’une voie ferrée québécoise : il se remémore des poèmes sur des baleines, il se souvient aussi de sa mère, en un écho à Éloge de la poussière, il traverse des montagnes et croise une jeune femme qui attend un train pour aller à son mariage. Graphiquement, la couverture comme le titre évoquent une image iconique (voire pittoresque) du Québec et ancrent ainsi le récit dans cette géographie paysage ? Cette longue marche d’un homme, qui n’est pas l’auteur mais qui parfois croise le « je » et dont les pensées sont clairement celles auxquelles Baudoin nous a habitué, semble comme une manière ou de dire adieu, ou de graver le souvenir de ce pays (Baudoin utilise cette désignation sans hésitation) où il ne vit plus. Les Essuie-Glaces (2006) en constitue la suite : les motifs sont identiques à ceux du Chant des baleines, mais cette fois le marcheur est explicitement l’auteur, et il reprend sa discussion avec la femme du train tout en expliquant la raison de son voyage, débuté avec ses amis québécois, continué seul, se mêlant à d’autres souvenirs.

Couverture du Chant des baleines, 2005, Edmond Baudoin ©

Se dessine alors en parallèle une réponse au livre précédent, où Baudoin assume cette fois pleinement d’être le personnage. L’auteur y parle par bribes de ces années québécoises, de livres qu’il y a fait, de quelques rencontres marquantes – avec une Néo-Brunswickoise (d’une province voisine, berceau de l’Acadie francophone), une autochtone en voiture, une femme dans un bus, un cerf…. En dessous de ses propres planches, il se commente, émet des doutes sur ses propres pensées, se corrige le lendemain. On sent que dans ce livre que Baudoin veut mettre tout ce qu’il a esquissé, touché, mais il se représente détaché comme déjà en partance. En quatrième de couverture l’éditeur inscrit « Voyage au cœur du Québec. Voyage d’adieu pour l’auteur qui y vécut trois ans. » La parenthèse québécoise est refermée et devient un simple épisode.

Couverture des Blanches Feuilles où dansent nos âmes, de Guy Jean, 2005, Edmond Baudoin ©

Il serait cependant erroné de croire que ces albums soient tout ce qui reste du passage québécois de Baudoin, ou qu’il n’aurait eu aucune influence sur la suite de sa carrière. D’autres travaux témoignent d’attaches éditoriales, parfois plusieurs années après. Il y a bien sûr l’illustration du livre Les Blanches Feuilles où dansent nos âmes, de son ami Guy Jean, dont la conception est évoquée dans Les Essuie-Glaces. Sa contribution à ce livre ne se limite toutefois pas à ce qu’il évoque, avec modestie, dans les albums.

Couverture du Scribe n° 2, octobre 2000, Edmond Baudoin ©

Enseignant à l’ÉMI, Baudoin participe de manière active au Scribe, revue des étudiants de l’école qui y publient leurs travaux, réunis autour d’une thématique. À côté des élèves, les enseignants publient régulièrement. Fanzine d’école d’abord semestriel (une parution vers février/mars, une en octobre), il compte sept numéros du premier trimestre 2000 au premier trimestre 2003 [2], un huitième sort l’année suivante et un neuvième début 2006. Logiquement, Baudoin y trouve une grande place, et figure dans toutes les parutions du numéro 2, dont il illustre d’ailleurs la couverture, au numéro 7, ce qui correspond peu ou prou à ses années d’enseignement. Ses participations sont très diverses, son évocation « James Dean » dans le n° 3 (mars 2001) sont assez classiques [3], quand « Frankenstein 2001 », planche parue dans le n° 4 (thème « Le Bestiaire », octobre 2001) est étonnamment politique, avec une sorte de Mickey géant islamiste évoquant le drame ayant eu lieu un mois plus tôt. La page sera republiée en décembre en France dans le Lapin n° 30, sans que la première publication soit évoquée. Dans cette planche, un peu de Crazyman (L’Association, 2005) est déjà présent. Sa contribution au n° 6 est particulièrement étonnante dans sa forme, et est étrangement oubliée du sommaire, comme actant par un curieux hasard le départ de l’auteur de l’école. Son départ ne sera cependant effectif que quelques mois plus tard, avec une dernière participation plus proche de son travail habituel, mêlant souvenirs d’hôpitaux et digressions sur la musique à base de gouttes de morphine.

Pages sans titre dans Le Scribe n° 6, octobre 2002, Edmond Baudoin ©

Le Scribe, on trouve aussi des collaborations. Avec Céline Wagner dans le n° 2 (octobre 2000), sans doute la première publication d’un travail à quatre mains qui allait donner Les Yeux dans le mur et La Patience du grand singe (Tartamudo, 2006). Le fanzine recèle aussi des échanges plus inattendus, comme ce beau récit où le dessinateur prête son pinceau à l’histoire intimiste de Sylvain Lemay, directeur de l’école, scénariste et voisin de quartier. Publiée dans Le Scribe n° 5 (février 2002), elle permet à Baudoin de répondre à contre-emploi au thème de la « ville natale », sujet qu’il a largement abordé dans sa carrière avec Villars-sur-Var. En déléguant le scénario à un autre, il trouve le moyen d’habiter le sujet en y parlant cette fois d’une ville d’adoption [4]. Le Scribe publie son neuvième et dernier numéro en 2006, après de longs trimestres d’interruption. Bien que de retour en France, Baudoin est invité et répond présent, pour ce qui ressemble à un chant du cygne.

« Ville(s) », scénario de Sylvain Lemay, Le Scribe n° 6, février 2002, Edmond Baudoin ©

Au rang des collaborations inattendues, il ne faut pas oublier deux planches dessinées pour l’album Fish Lecan, la rage dans la peau du cœur, de Christ Oliver (Vermillon, 2002). Cet auteur publiait depuis plusieurs années les aventures de son chat détective, à grand renfort d’effets informatiques et s’amusait à changer son approche dans différents albums. Amateur de Baudoin, il lui a demandé quelques pages où son héros se noie, la perte de conscience du personnage se matérialisant par ce changement de style graphique. Si cette série est passée relativement inaperçue, Oliver avait « échangé » cette participation contre un repas au restaurant et la création du site officiel de sa guest star. Le site n’est plus en ligne (on peut le retrouver sur internet archive [5]) il était néanmoins une mine de ressources au début des années 2000 pour qui cherchait des informations sur l’auteur, un autre apport concret à ce séjour québécois.

Une des deux planches de Baudoin pour Fish Lecan, la rage dans la peau du cœur, 2002, Edmond Baudoin ©

Malgré son retour en France, Baudoin n’est pas oublié de sitôt au Québec. Lorsque l’anthologie d’auteurs québécois Cyclope, dirigée par Jimmy Beaulieu, publie son troisième volume en 2006 en l’ouvrant aux « québécois permanents ou temporaires », Baudoin est bien inclus au sommaire. Nommé « Plan cartésien », l’anthologie rend hommage aux formes des villes et publie plusieurs élèves de l’ÉMI. Le québécois adoptif y signe « Edmond, Alain et Hugues », qui joue avec les formes des corps féminin et avec le motif, récurrent dans son œuvre, du crâne ouvert. Le récit est repris la même année dans l’anthologie Patchwork, publiée en France par Le 9ème Monde. Au rang de ces échanges inter-continentaux, il faut aussi noter que Véro, très beau titre publié par Autrement en 1999, est rééditée par Mécanique générale en 2006.

Le plus surprenant demeure cependant la publication, en 2009 du Regard des autres, par un certain Martin Balcer : un album autoédité créditant Edmond Baudoin en couverture. Le résultat semble pourtant très éloigné des bandes dessinées de l’auteur : il s’agit d’une d’enquête mémorielle et politique menée par un photographe guéri de sa cécité qui cherche à se faire pardonner par l’enfant brésilienne dont les yeux, volés, ont servi à le soigner. Le dessin est réaliste, quasi académique, et l’on en vient à se demander si ce n’est pas un homonyme. Pourtant, dans les deux dernières pages, il est question d’une femme rencontrée par hasard à Rio qui ne veut « que danser toute sa vie », puis d’un homme, simple figurant qui porte les traits du coauteur. Plus loin, il est indiqué qu’il est l’auteur d’un synopsis, Balcer ayant réalisé tout le reste. Étudiant à l’ÉMI de 2000 à 2002 il raconte que c’est lors d’un cours que Baudoin a raconté à tous les élèves cette esquisse d’histoire fictionnelle, dans un genre peu habituel pour lui. Après avoir donné les lignes de force, il a offert l’idée à tous les élèves. Et la quasi-totalité n’en a rien fait, à la grande surprise de Martin Balcer, qui trouve l’idée excellente. Armé d’un paragraphe, sans conclusion rédigé par son professeur, il se met à travailler l’idée. C’est lui qui opte pour l’ingénieux parti-pris de tout faire voir par les yeux du personnage principal, une vue subjective qui ressemble bien à un type d’expérimentation qu’aurait pu tenter Baudoin. Si sa participation reste minimale, six ans après son départ du Québec, l’ex-professeur y apparaît encore par un ricochet totalement inattendu.

Le Regard des autres, de Martin Balcer, 2009, Martin Balcer ©

Si, après un deuxième livre en 2011 [6], Martin Balcer semble avoir quitté le monde de la bande dessinée et être devenu tatoueur à Saint-Hyacinthe, mais l’apport de l’enseignement de Baudoin se ressent aussi directement chez d’autres auteurs. Dans Le Scribe, on relève d’ailleurs plusieurs noms d’auteurs importants de la BD québécoise contemporaine, comme André St-Georges (Pour en finir avec novembre) ou Jean-Sébastien Bérubé (Radisson, Comment je ne suis pas devenu moine, etc.), chez qui on retrouve un discours qui peut souvent faire penser à celui de son ancien professeur. L’influence de Baudoin n’est pas forcément aussi sensible chez chacun d’entre eux, mais ils ont tous travaillé avec lui et nécessairement eu une part de leur pratique marquée par cette rencontre. Il s’agit là, encore une fois, d’un jeu d’influence moins identifiable à première vue mais qui mériterait d’être mis en lumière en allant à la rencontre de ces auteurs.

Bibliographie de Baudoin citée dans l’article :
Le Scribe vol. 2 :
• n° 2 : Couverture + BD sans titre avec Céline Wagner, octobre 2000, p. 74-75.
• n° 3 « James Dean », mars 2001, p. 28-29
• n° 4 « Frankenstein 2001 », octobre 2001, p. 117-
• n° 5 « Ville(s) », scénario de Sylvain Lemay, février 2002, p. 205-212.
• n° 6 : sans titre, octobre 2002, p. 96-97.
• n° 7 : « Morphine », mars 2003, p. 177-179.
• no 9, « Sans titre », troisième trimestre 2006, p. 13-14.
Fish Lecan, la rage dans la peau du cœur, de Christ Oliver, Vermillon, 2002.
Les Yeux dans le mur, avec Céline Wagner, Dupuis, coll. « Aire Libre », 2003.
Les Blanches Feuilles où dansent nos âmes, textes de Guy Jean, Écrits des Hautes Terres, coll. « Cimes », 2005 ; réédité en 2017 sous le titre L’Obscurité a neigé, par Neige-Galerie.
Le Chant des baleines, Dupuis, coll. « Aire Libre », 2005.
Les Essuie-Glaces, Dupuis, coll. « Aire Libre », 2006.
« Edmond, Alain et Hugues », dans Plan cartésien, collectif dirigé par Jimmy Beaulieu, Mécanique générale, 2006, p. 363-366.
Véro, Mécanique générale, 2006.
Le Regard des autres, avec Martin Balcer, Axar Productions, 2009

[1] En 2002, cette ville fusionne avec Gatineau dont elle n’est plus qu’un secteur.

[2] Une première version du Scribe existe, lancée un peu plus tôt et hors de l’EMI.

[3] Ce numéro, largement consacré aux hommages, comprend d’ailleurs un « Hommage à Edmond Baudoin » par Arthur Martin Jalbert (p. 131-136).

[4] Le récit complet est consultable sur le site du scénariste : http://sylvainbd.blogspot.com/2018/03

[5] Le site à rechercher dans https://web.archive.org est http://w3.uqah.uquebec.ca/baudoin, on y constate une activité semblant s’étendre de 2002 à 2007. La page de l’album Fish Lecan est ici : http://w3.uqah.uquebec.ca/baudoin/f...

[6Les Collins, par Martin Balcer, Axar, 2011.