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patrimoine : l’ombre du neuvième art

Sylvain Lesage

[Janvier 2022]

La bande dessinée, art sans mémoire ?

« La bande dessinée est un art qui cultive volontiers l’amnésie et n’a pas grand souci de son patrimoine », écrivait Thierry Groensteen en 2006 [1]. La formule de Thierry Groensteen qui qualifie la bande dessinée francophone d’« art sans mémoire », extraite de son essai La bande dessinée, un objet culturel non identifié, a frappé, et elle est restée. Mais c’est peut-être au prix d’un malentendu. Car la formule s’inscrivait dans un texte de circonstance, marqué par des évolutions profondes de la structure éditoriale du marché francophone de la bande dessinée. D’ailleurs, Thierry Groensteen a amendé nombre de ses positions, relevant onze ans plus tard l’ampleur du chemin parcouru par la bande dessinée [2].
Reprise par Benoît Berthou sous forme d’une boutade provocatrice invitant à questionner l’articulation de la bande dessinée à son passé et à son patrimoine, l’idée d’une bande dessinée comme « art sans mémoire » a suscité un colloque important dans l’histoire de la recherche en bande dessinée. C’est en effet ce colloque qui fournit le point de départ à l’aventure éditoriale de Comicalités, qui s’est s’imposée comme la revue centrale des études académiques sur la bande dessinée [3]. Son dossier inaugural reprenait la formule célèbre de Thierry Groensteen : « art sans mémoire », donc, la bande dessinée ? Que nenni : les différents contributeurs s’employaient au contraire à dénouer les fils d’une patrimonialisation complexe, avec son canon, ses auteurs, et ses entrepreneurs mémoriels. Il esquissait ainsi un chantier vaste : celui d’une historicisation des chemins par lesquels notre connaissance de la bande dessinée est ce qu’elle est, avec ses choix et ses angles morts. Quelle connaissance a-t-on des passés du neuvième art ?
Aujourd’hui, on peut considérer que la bande dessinée connaît un véritable âge d’or patrimonial. Des expositions aux rééditions, les chemins d’accès au passé de la bande dessinée abondent. La mise à disposition par Gallica en 2020 d’un important fonds de bandes dessinées anciennes a ainsi mis à disposition un corpus considérable de récits anciens, des plus connus aux plus obscurs. Le patrimoine de la bande dessinée, cependant, ce n’est pas son passé, mais plutôt la transmission de celui-ci.
Le patrimoine repose sur l’idée d’un héritage légué par les générations qui nous ont précédés, et que nous devons transmettre aux générations suivantes ; à cette transmission du passé se rajoute l’idée d’un patrimoine actuel : conserver aujourd’hui, pour préparer le patrimoine de demain. La démarche patrimoniale est donc tissée de conservation et d’oubli. Car si oublier est indispensable au souvenir, la conservation cherche à parer la menace de l’oubli.

La question est à la fois générationnelle et technologique. Générationnelle, car les enquêtes de lecture pointent vers une fragmentation des lectorats. Technologique, car nous sommes entrés dans une phase de basculement vers le numérique des pratiques de création et (plus timidement) de lecture ; dans ce cadre, comment assurer la pérennité des œuvres contemporaines ? La bande dessinée numérique est sans doute l’exemple le plus marquant de cette difficulté.
La question patrimoniale est, plus largement, culturelle : que conserver, et pourquoi ? Qu’est-ce qui est digne d’intérêt, mérite conservation ou redécouverte ? Qui est dépositaire de ce patrimoine ? Qui en définit les contours, et sur la base de quels critères ?

Le musée imaginaire des bédéphiles

Amateurs et bédéphiles ont joué un rôle décisif dans l’émergence d’un patrimoine. Regroupés au sein du Club des bandes dessinées (CBD) puis le Celeg et la Socerlid, les bédéphiles se retrouvent autour d’une vision du patrimoine de la bande dessinée [4]. L’acte de naissance de la bédéphilie réside en effet dans le projet de sauver de l’oubli les bandes dessinées de l’entre-deux-guerres, lectures d’enfants de ce premier cercle de bédéphiles. Par la suite, la scission entre CELEG et Socerlid s’opère précisément sur la place à accorder à la nostalgie et à ce regard rétrospectif : l’association doit-elle se consacrer exclusivement au passé (CELEG) ou, au contraire, s’ouvrir à la création contemporaine (Socerlid) ? Dans les deux cas, la démarche historique est cruciale dans l’établissement d’une dignité du neuvième art.
Dès sa création, le CBD se fixe plusieurs objectifs, maintes fois rappelés dans les pages de sa revue Giff-Wiff.

Ainsi, à l’occasion du voyage d’étude effectué par Alain Resnais à New-York pour le compte du CBD, le réalisateur français rappelle aux dirigeants du King Features Syndicate les objectifs de l’association : « lutter contre le préjugé anti-comics ; lutter contre les mauvais comics ; élever le niveau général des bandes dessinées ; provoquer et contrôler la réimpression des classiques de l’âge d’or avant leur destruction » [5]. Pierre Couperie place lui aussi explicitement la démarche patrimoniale au cœur de la bédéphilie naissante :

Bien que nous formions un assez bizarre phénomène, nous nous insérons dans un courant beaucoup plus large […]. Ce mouvement entre, sans aucun doute, dans celui par lequel la civilisation occidentale, avec le sens du passé qui la caractérise, recherche, exhume, récapitule et diffuse largement toutes ses créations : expositions et livres d’art formant « musée imaginaire », rééditions d’œuvres littéraires ou musicales classiques ou méconnues, remise en circulation de films anciens, tout cela forme depuis quelques années un ensemble de faits impressionnants où les « comics », réalité très importante, ont leur place. Si un tel phénomène d’inventaire s’est déjà produit avant la chute de la civilisation romaine, il a aussi constitué la Renaissance. Espérons donc, dans notre domaine, voir dans les années qui viennent un renouveau de la bande dessinée par fusion de l’ancien style épique et humoristique avec celui – qui est loin d’être sans mérite – des bandes actuelles. Ce serait là notre plus grand mérite [6].

Les revues publiées par les cercles bédéphiles (Giff-Wiff pour le CBD / CELEG, Phénix pour la Socerlid, Ran Tan Plan pour le CABD) prennent ainsi en charge la réédition de séries historiques, avec une préférence très nette pour « l’âge d’or » américain – la bande dessinée des années 1930, qui correspond à l’enfance de cette première génération de bédéphiles [7]. Ils proposent également de premières rééditions sous forme d’albums réalisés par souscription. En faisant recirculer ces récits du passé, les bédéphiles s’emploient ainsi à esquisser les contours d’un canon du neuvième art.
Ces efforts entrepris par les premiers cercles bédéphiles – et largement poursuivis par les générations suivantes – posent une question centrale : celle de l’articulation entre histoire de la bande dessinée et établissement de son patrimoine. Bien qu’entretenant des liens évidents, les deux notions sont loin de se superposer. Le patrimoine s’inscrit en effet dans la dialectique entre histoire et mémoire, telle qu’elle est posée par Pierre Nora dans les Lieux de mémoire : « la mémoire est la vie (…) en évolution permanente », là où « l’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus ». « La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude », quand « l’histoire, au contraire, appartient à tous et à personne » [8].
Les rééditions de récits « historiques » s’inscrivent ainsi à la croisée de ces deux logiques. Par la republication, les bédéphiles se définissent, se regroupent en une communauté d’amateurs, tout autant qu’ils définissent ces récits comme objets dignes de conservation. La délimitation du patrimoine de la bande dessinée s’opère ainsi, dans un premier temps, en-dehors des instances officielles de consécration et de validation patrimoniale.

Musée et patrimoine

Si les bédéphiles font émerger des classiques et dessinent l’embryon d’un « musée imaginaire », le musée physique joue un rôle central dans l’émergence d’un patrimoine. Par la conservation muséale, l’objet change de destination. La planche originale, objet intermédiaire au sein d’un processus de production industrielle, acquiert dans ce cadre un statut nouveau. Accrochée à une cimaise, la planche devient objet de contemplation.
Comme le rappelle Roland Recht, « le modèle originaire de l’objet patrimonial est la relique sainte, qui fonde une partie de l’art occidental » [9]. Avant même la Révolution française, les premières formes d’iconoclasme inscrites dans le contexte de la Réforme opèrent – paradoxalement – une forme de patrimonialisation : des images saintes sont sorties de leur usage cultuel, pour devenir objets de contemplation profane [10]. Le regard porté sur l’objet change de nature, en perdant de sa fonction dévotionnelle pour devenir objet de contemplation. Pourtant, comme l’observe toujours Roland Recht, « l’objet, une fois déchargé de sa fonction cultuelle, est aussitôt resacralisé en entrant au musée. L’institution patrimoniale confère aux œuvres d’art un statut et une fonction sacrés, puisqu’il n’est plus question désormais d’attenter à leur existence » [11].
Ce processus n’est pas propre à la bande dessinée. Avant elle, toute une série de formes culturelles ont fait l’objet de patrimonialisations muséales : tableaux, antiquités, objets extra-européens issus de l’expansion coloniale... Plus encore, la patrimonialisation de la bande dessinée s’inscrit dans des traditions et des formes établies, qui permettent d’opérer cette réévaluation symbolique.
Dans l’acception la plus stricte, et au risque de la tautologie, il faut comprendre le patrimoine comme ce qui relève d’objets patrimoniaux, soumis au Code du patrimoine :

Dans son sens actuel, indique Dominique Poulot, le patrimoine se confond avec les biens qui sont soumis à un mode de gestion spécifique afin d’en assurer préservation et intelligibilité. Le respect de ces conditions est assuré par des lois et règlements, ou par un militantisme attaché à inscrire dans les faits le principe de transmission à l’avenir [12].

À ce titre, il faudrait en toute rigueur dater l’émergence d’un patrimoine de la bande dessinée de son entrée dans des collections publiques, en remontant donc aux premières acquisitions opérées du côté du Musée des Beaux-Arts d’Angoulême. Comme le rappelle Florian Moine, si Angoulême a pu devenir centre national de la bande dessinée, c’est certes grâce à l’importance du festival, mais également à l’importante collection de planches originales déposées par les auteurs, et conservées au sein du Musée municipal. Hergé fit ainsi, en 1976, don d’une planche originale. Outre les dons, dès 1976, le Musée commence à acheter des planches – une initiative validée par la Direction des Musées de France du ministère de la Culture. Cette collection donne lieu à une exposition permanente dans la galerie “Saint-Ogan” du musée municipal qui ouvre en 1983, embryon du futur Centre [13].
L’entrée de la bande dessinée dans le périmètre d’action du ministère de la Culture précède donc l’arrivée de Jack Lang aux manettes. Cependant, la nomination de Jack Lang au ministère en 1981 change la donne, tant son arrivée marque un virage net de la politique culturelle française vers une approche plus inclusive des pratiques culturelles. L’un des marqueurs de ce virage culturel a été, on le sait, la reconnaissance apportée à la bande dessinée. En janvier 1983, Jack Lang se rend à la dixième édition du festival d’Angoulême, au cours de laquelle il annonce « 15 mesures pour la bande dessinée ». Parmi ces propositions, la création d’une section BD au sein du CNL, qui permet de soutenir la création. La principale mesure, cependant, est la proposition d’ouvrir un Centre national de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, qui comprend notamment un musée.
Celui-ci hérite de la collection constituée par le musée municipal (la galerie Saint-Ogan). La planche devient ainsi l’objet qui définit la nature artistique de la bande dessinée. En effet, faire entrer les originaux la planche au musée, comme l’écrit Ambroise Lassalle, « le musée opère sur les planches de bande dessinée le même effet que sur tout autre objet de musée : il le détourne de sa fonction initiale » [14].
Le musée permet d’intégrer la bande dessinée au patrimoine culturel français, d’accorder une dignité patrimoniale à la bande dessinée. Légalement, les objets qui intègrent une collection publique sont incessibles : l’objet patrimonial est unique, héritage d’une longue stratification de la notion de patrimoine architectural et artistique. Cet élargissement de la notion de patrimoine culturel et artistique, qui en vient au tournant des années 1980 à intégrer la bande dessinée, a lui-même une histoire. Cette histoire a en effet des conséquences profondes sur les contours et les limites de la vie patrimoniale de la bande dessinée aujourd’hui. Bien sûr, cette histoire dépasse de très loin les limites des musées : le musée sanctionne des dynamiques plus larges, portées dans le cas de la bande dessinée par des groupes sociaux divers qui entreprennent la patrimonialisation du neuvième art avant que celle-ci ne soit institutionnalisée.
L’articulation entre bande dessinée et patrimoine renvoie à deux phénomènes distincts : d’un côté, la constitution d’un patrimoine de la bande dessinée et, de l’autre, l’entrée de la bande dessinée dans un patrimoine culturel. La patrimonialisation des années 1980 qui débouche sur l’ouverture du Musée de la bande dessinée, s’inscrit en effet dans un moment d’élargissement décisif du patrimoine. Elle correspond notamment à l’élaboration des éco-musées, qui proposent un modèle muséal affranchi des objets artistiques, ouvrant la voie à la reconnaissance du patrimoine culturel immatériel entérinée par la Convention de l’UNESCO de 2003.
Ainsi, les dernières décennies du XXe siècle sont marquées par une redéfinition majeure du périmètre du patrimoine des sociétés passées et présentes. Pratique culturelle reconnue et acceptée, la bande dessinée intègre assez logiquement ce patrimoine élargi.

Le passé comme marché : éditeurs et galeristes

La patrimonialisation de la bande dessinée s’opère cependant bien au-delà des cercles d’amateurs et des institutions de conservation muséale – ou des bibliothèques, qui constituent également un lieu décisif de conservation de la mémoire du neuvième art. La préservation du passé de la bande dessinée et sa remédiation est en effet passée par l’action des éditeurs. Car les initiatives des bédéphiles pour rééditer des classiques de la bande dessinée ont ouvert le chemin à des éditeurs dès les années 1970. Souvent issus de la librairie, et donc sensibles à la demande des collectionneurs, de nouveaux acteurs se lancent dans la réédition. L’acte de naissance de Futuropolis est ainsi la réédition du Patamousse de Calvo – un auteur dont Futuropolis se fera ensuite une spécialité.

René Pellos, La Guerre du feu, Glénat, 1976

De même, c’est par la réédition de classiques que Glénat prend pied dans l’édition. Son fanzine Schtroumpf, lancé en 1969, se consacre largement au patrimoine, rééditant dès 1971 les illustrations par Edgar P. Jacobs réalisées pour La Guerre des mondes. Lorsqu’il commence à publier des albums, Glénat est d’abord un éditeur de classiques. Ainsi, son catalogue 1977 compte 19 livres de bande dessinée, dont un seul a moins de dix ans (Casque d’or d’Annie Goetzinger). Plus d’un tiers des titres au catalogue ont plus de 20 ans : La Guerre du feu de Pellos a d’abord été publié dans les pages de Zorro en 1950-1951, Futuropolis dans Junior en 1937-1938, Le Capitaine Fracasse dans Mondial-Aventures en 1954… Mais de façon paradoxale, il faut attendre 1978 au moins pour que le patrimoine devienne un argument de vente (la collection « grands classiques de la BD », qui publie notamment Fils de Chine de Lécureux et Gillon ou Sitting Bull de Marijac).
De la même manière, Futuropolis, qui procède à des rééditions depuis 1974, lance en 1980 sa collection « Copyright » destinée à rééditer les classiques. Cette coïncidence temporelle témoigne d’un changement de statut du patrimoine de la bande dessinée dans le paysage éditorial. Après avoir constitué une micro-niche pour collectionneurs plus ou moins fortunés, le patrimoine de la bande dessinée est alors destiné à tous, avec des albums accessibles en termes de prix, de distribution ; il ne s’agit plus d’éditions limitées réalisées sur souscription, mais d’albums diffusés dans le commerce par des éditeurs professionnels.
En Belgique, on assiste au même mouvement du côté d’éditeurs comme Michel Deligne, qui s’emparent du passé de la bande dessinée pour bâtir un catalogue éditorial. Si l’on observe la production belge, comment ne pas mentionner la publication dès 1973 du premier volume des Archives Hergé ? Ce volume constituait pour Casterman un moyen détourné de rééditer Tintin au pays des Soviets sans l’inclure dans la série normale des albums Tintin. Mais il témoigne bien d’une conscience patrimoniale très précoce, consistant à ériger un auteur vivant en classique.

Jean Doisy, Jijé, Valhardi, t. 1, Dupuis, "Patrimoine", 2015

Depuis les années 1980, la réédition patrimoniale s’est installée dans le paysage éditorial. C’est d’abord le fait d’éditeurs exploitant leur fonds, comme Dupuis qui, à la fin des années 2000, se lance dans les rééditions patrimoniales : maquettes soignées, documents d’archives, restaurations minutieuses et épisodes « inédits », la recette a été abondamment répliquée depuis [15] . Les éditeurs « alternatifs », ensuite, pratiquent abondamment eux aussi la réédition. Celle-ci permet de construire l’identité de la maison en établissant une filiation artistique. C’est par exemple le cas de L’Association qui, comme le relève Björn-Olav Dozo, a mis du temps à structurer sa démarche patrimoniale, les rééditions « prenant surtout la forme de livres “Hors collection” : on réédite soit les “grands anciens”, ceux qu’on revendique comme les maîtres de la bande dessinée, méconnus ou injustement oubliés et indisponibles (Jean-Claude Forest, Francis Masse, Touïs & Frydman, etc.) ; soit les contemporains étrangers » [16]. La demande de remise en circulation de bandes dessinées du passé est telle, d’ailleurs, que des éditeurs se sont placés sur ce créneau – à commencer par le Coffre à BD qui a réalisé un travail colossal de rééditions de séries considérées comme mineures.
La patrimonialisation de la bande dessinée s’opère donc selon deux directions complémentaires. D’une part, une sacralisation de la planche originale érigée en marqueur de sa dimension artistique. De l’autre, la conservation et les remédiations des récits publiés, qui passe non seulement par les rééditions patrimoniales, mais aussi par la prise en compte progressive par les bibliothèques de la valeur patrimoniale de la bande dessinée.
Les éditeurs sont donc les premiers entrepreneurs du marché de la bande dessinée à œuvrer pour sa patrimonialisation. Ils sont ensuite rejoints par les galeristes et les salles des ventes, qui amplifient et structurent l’intérêt pour la planche originale à partir de la fin des années 1980 [17].

Un patrimoine masculin

L’édition 2016 du festival d’Angoulême a assurément représenté un tournant dans la définition du patrimoine de la bande dessinée. Les faits sont connus : le festival dévoile une liste d’auteurs préselectionnés pour le Grand Prix de la ville d’Angoulême. Stupéfaction : sur les trente noms, aucune femme n’est présente. Or l’argument de l’absence de femmes dans l’histoire de la bande dessinée, un temps avancé pour défendre ce choix, ne tient pas. Car ce qu’ont vite montré les chercheurs et, surtout, les chercheuses, c’est que cette absence de femmes dans l’histoire de la bande dessinée tenait beaucoup à l’écriture d’« une histoire au masculin singulier », pour reprendre la formule de Geneviève Sellier. Suzanne André, Madeleine Berthélémy, Marie-Madeleine Bourdin, Germaine Bouret, Geneviève de Corbie, Rose Dardennes, Jacqueline Dargier, Jacqueline Duhême, Nadine Forster, Maud Frère, Liliane Funcken, Isabelle Gendron, Camille Hallé, Madeleine Hermet, Bernadette Hiéris, Janine Lay, Jacqueline Lhérisson, Henriette Robitaillie, Solange Voisin, et bien d’autres encore : les autrices sont nombreuses dans l’histoire de la bande dessinée franco-belge… pour peu qu’on s’y intéresse ! Ces noms, en effet, n’ont été exhumés que grâce au patient travail de dépouillement systématique des illustrés des années 1950-1960 opéré par Jessica Kohn dans sa thèse [18].
S’il n’a pas été étendu à ce stade à d’autres périodes, nul doute qu’on y trouverait également quantité d’autrices. Mais, montre Jessica Kohn, ces femmes travaillant dans la bande dessinée ont des carrières différentes de celles des hommes. Ainsi, beaucoup de ces autrices travaillent dans des illustrés pour petites filles, et en particulier les illustrés catholiques. Or ces illustrés sont particulièrement mal connus, considérées comme moins légitimes, peu ou mal conservés, rarement mentionnés dans les histoires de la bande dessinée et encore plus rarement exploités par les chercheurs. C’est ainsi que se perpétue une méconnaissance du rôle des femmes dans l’histoire de la bande dessinée, fossilisé en une croyance selon laquelle les carrières féminines dans la bande dessinée débuteraient avec Claire Bretécher. Mettre en avant des figures d’autrices constitue un premier pas en avant. Si elle a reçu un Alph’Art Jeunesse en 1999, il a fallu attendre l’exposition à Angoulême qui lui était consacrée en 2019 pour mettre en lumière l’importance de Bernadette Després.
D’où l’intérêt de la réflexion autour du matrimoine de la bande dessinée. Ce projet ne vise pas simplement une extension du domaine du patrimoine par adjonction, à côté d’une galerie d’hommes illustres, d’une autre galerie de femmes illustres. Il procède en effet d’une relecture même de la notion de « patrimoine » : qu’est-ce que le patrimoine, sinon un mécanisme participant à la domination masculine y compris dans le champ du symbolique et de la transmission culturelle ? Poser la question d’un matrimoine, c’est donc à la fois ériger des figures d’autrices remarquables ; c’est aussi interroger notre conception de l’histoire comme succession de grandes figures d’identification, de grands « maîtres » (souvenons-nous de l’exposition « Maîtres de la bande dessinée européenne », en 2000), issue d’une version néo-vasarienne de l’histoire du neuvième art. C’est donc interroger les auctorialités et questionner l’autorité symbolique dont bénéficient les « maîtres ».

Plus largement, réfléchir aux contours du patrimoine incite à repenser le canon de la bande dessinée. Dans une démarche légitimatrice sans doute nécessaire, les spécialistes se sont longtemps employés à dégager et mettre en valeur le travail de grands maîtres érigés comme autant de modèles. Comme le montrent Bart Beaty et Benjamin Woo à propos du contexte nord-américain, « parce que la bande dessinée est une forme artistique historiquement marginale à l’infrastructure critique faiblement développée, les études sur la bande dessinée se sont inspirées d’autres disciplines artistiques » [19]. L’histoire de l’art et la littérature, qui se sont constituées autour de maîtres et de chefs-d’œuvre, ont largement influencé la formation du canon du neuvième art. Aujourd’hui, les angles morts ne manquent pas : la bande dessinée féminine ou la bande dessinée de petit format ne sont que deux exemples de ces pans largement négligés du patrimoine du neuvième art.

Quel patrimoine pour demain ?

Parmi les enjeux patrimoniaux qui restent encore ouverts, la question de la bande dessinée numérique et de son archivage est centrale. Julien Baudry le relève dans son histoire de la bande dessinée numérique en France : « S’il y a urgence à faire l’histoire de la bande dessinée numérique, ce n’est pas seulement parce que sa mémoire risque de disparaître, c’est aussi parce que la production elle-même est en train de disparaître » [20].

La patrimonialisation problématique de la BD en ligne : le cas des Autres gens

Obsolescence des machines et des programmes, flou du dépôt légal de ces objets médiatiques hybrides, viabilité incertaine des pratiques expérimentales : la visibilité des œuvres numériques est particulièrement fragile.
Au-delà des œuvres numériques, l’une des questions qui devient pressante est le statut des originaux. Historiquement, la construction d’un patrimoine de la bande dessinée s’est focalisée sur un type bien particulier d’objets : la planche originale. Dans les collections des musées ou en salle des ventes, c’est bien la planche originale qui s’est imposée comme objet central. En effet, dans la conception classique de l’objet patrimonial comme objet unique et irremplaçable, la planche présentait des traits. Fruit de la conception classique du patrimoine comme un objet unique et irremplaçable, le produit intermédiaire dans la réalisation d’un produit médiatique (journal, album) qu’est la planche, est devenue un fétiche. Or à l’heure où la création passe de moins en moins par l’encre et le papier, la question de la conservation va vite devenir cruciale : que conserver ? sous quel format ? Comment assurer la pérennité de formats numériques, dont on connaît l’obsolescence accélérée ? Ainsi, de l’université aux musées, des centres d’archives aux écoles, le patrimoine n’a pas fini d’interroger notre relation au neuvième art.

En médaillon, une case extraite d’un épisode Tom-Tom et Nana publié dans J’aime Lire n°24 en 1978 de Bernadette Després et Jacqueline Cohen © Bernadette Després et Jacqueline Cohen

[1] Thierry GROENSTEEN, La bande dessinée  : un objet culturel non identifié, Angoulême, An 2, coll.« Essais », 2006, p. 67.

[2] Thierry Groensteen a d’ailleurs nettement amendé ses positions dans La bande dessinée au tournant, Bruxelles, les Impressions nouvelles, 2017.

[4] Julie DEMANGE, « Bédéphilie », in "Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée", Neuvième Art 2.0, 2017, http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1169.

[5] Alain RESNAIS, « Notes sur un voyage aux USA », Giff-Wiff, 12, décembre 1964, p. 9.

[6] Pierre COUPERIE, « Résultats du référendum », Giff-Wiff, 3‑4, décembre 1962.

[7] Jean-Paul GABILLIET, « “Âge d’or de la BD” et “golden age of comics”  : comparaison des notions fondatrices de la bédéphilie dans l’aire franco-belge et aux États-Unis (1961-2015) », Le Temps des médias, 2-27, 2016, p. 139‑151.

[8] Pierre NORA, Les lieux de mémoire, tome I, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. XX

[9] Roland RECHT, Penser le patrimoine  : mise en scène et mise en ordre de l’art, Paris, Hazan, 1998, p. 10.

[10] Olivier CHRISTIN, « Du culte chrétien au culte de l’art  : la transformation du statut de l’image (XVe-XVIIIe siècles) », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 49-3, 2002, p. 176‑194.

[11] R. RECHT, Penser le patrimoine..., op. cit., p. 11.

[12] Dominique POULOT, Patrimoine et musées : l’institution de la culture, Paris, Hachette, 2014, p. 3.

[13] Florian MOINE, Bande dessinée et patrimoine – Histoire du Musée de la bande dessinée d’Angoulême (1983 – 2010), Mémoire de master d’histoire, Paris I, Paris, 2013, p. 41‑44.

[14] Ambroise Lassalle, « Trois regard sur un art », dans Thierry GROENSTEEN, La bande dessinée  : son histoire et ses maîtres, Paris, Skira / Flammarion, 2009, p. 10.

[15] Sylvain LESAGE, « Exhumations en Série », du9, l’autre bande dessinée ; https://www.du9.org/dossier/exhumations-en-serie/.

[16] Björn-Olav DOZO, « De la logique de guerre à la patrimonialisation. Faire catalogue en faisant collection », in GROUPE ACME (éd.), L’Association : une utopie éditoriale et esthétique, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2011, p. 53

[17] En 1989, la vente Druillet chez Drouot marque un tournant dans la structuration du marché. Il faut cependant attendre les années 2000 pour assister à une nette accélération du phénomène, dont témoigne l’ouverture en 2005 d’un département bande dessinée chez Artcurial.

[18] Jessica KOHN, Travailler dans les petits Mickeys. Les dessinateurs-illustrateurs en France et en Belgique (1945-1968), Thèse de doctorat en histoire, Paris III, 2018.

[19] Bart BEATY et Benjamin WOO, The Greatest Comic Book of All Time : Symbolic Capital and the Field of American Comic Books, New York, Palgrave Macmillan, coll.« Palgrave Pivot », 2016, p. 5.

[20] Julien BAUDRY, Cases.Pixels : une histoire de la BD numérique en France, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, coll.« Iconotextes », 2018, p. 37.