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inouï ! quand betty boop chantait en japonais

Irène Le Roy Ladurie

[Décembre 2021]

Eike Exner, Comics and the Origins of manga. A revisionist history, Londres, Rutger University Press, 2021

L’impressionnant travail d’archive et d’analyse des mangas de l’entre-deux guerres d’Eike Exner propose une nouvelle lecture de l’histoire la bande dessinée japonaise. Son graphisme si spécifique et l’usage de la bulle dès les années 1920 seraient à mettre au crédit de l’importation des contenus graphiques américains au cours des mêmes années. Si on le suit, la naissance du manga moderne doit bien plus à George McManus qu’à Tezuka…

Soutenu en 2016 par le prix John A. Lent en Comic Studies [1] l’auteur, Eike Exner, nous propose ici, en anglais, le fruit de son travail ; il s’agit d’un riche essai sur les mangas des années 1930 avec une perspective très ferme et une problématique bien claire. Le livre répond à deux interrogations. D’une part, comment les mangas ont été influencés par les comic strips américains à partir des années 1920 tant dans leur contenu que dans leur style ? D’autre part, comment la bulle a pu trouver une place prépondérante dans les mangas japonais à partir de Shō-chan no bōken (premier manga à en faire régulièrement usage) ? Les deux interrogations sont liées puisque la réponse à la première engendre la réponse à la seconde : c’est grâce l’importation et la traduction à partir de 1923 de bandes dessinées américaines (les beikoku manga) que les modes de lectures du comic strip se diffusent au Japon, notamment la bulle et le sens de lecture.

En archiviste, le chercheur offre ses résultats non seulement aux lecteur·rices de son livre mais aussi au grand public, car ses abonné·es ont déjà pu prendre connaissance de ses trouvailles via son compte Instagram [2].

Il s’est appuyé sur les archives du National Diet Library de Tōkyō pour étudier les mangas et comics américains traduits des années 1900 à 1930. Il a également fouillé les archives en ligne de la Billy Ireland Library and Museum pour les comics américains publiés aux États-Unis. Les pépites graphiques qu’il a pu tirer de sa remarquable exhumation sont donc accessibles au plaisir des yeux de tou·te·s sur internet. Cet effet d’appel par les réseaux a su donner envie de lire l’ouvrage, mais elle est plus qu’une simple publicité. Elle est matériellement complémentaire au travail d’édition du livre. Le volume se trouve doté d’illustrations en nombre (60 illustrations en noir et blanc et couleurs réparties et équilibrées entre les quatre parties du raisonnement). Mais, comme bien souvent dans le cas des publications universitaires, il peut souffrir d’un régime restrictif en matière de reproduction, pour des raisons tant techniques qu’économiques.

Des strips en transit

On y trouve des reproductions de comics américains du début XXe (Outcault, Dirks, Opper…), puis des années 1920 comme George McManus, des comics américains traduits ou repris en japonais (les beikoku manga) entre autres Happy Hooligan, Mutt and Jeff, Barney Google, Felix the cat, Thimble Theatre.

© Domaine public
Premier strip en quatre cases de McManus publié dans le Asahi Graph, le 1er avril 1923

Du côté japonais on trouve des mangas satiriques des années 1890 issus du Jiji Shinpō, l’un des journaux importants de diffusion des premières bandes dessinées japonaises ; puis des années 1900 avec Kitazawa Rakuten ; des mangakas des années 1920 aux années 1930 notamment Yokoyama Ryūichi, Nagasaki Batten, Asō Yutaka, mais il y aussi Tagawa Suihō (créateur de Norakuro de son nom d’état civil Takamizawa Nakatarō). Ce triple corpus - corpus-source, corpus traduit et corpus original - permet d’illustrer efficacement le propos principal de l’auteur qui vise à montrer l’importance du transfert culturel et graphique qui a eu lieu au début des années 1920 de la bande dessinée américaine à la bande dessinée japonaise par le biais d’importation, de traduction et de plagiats – parfois sauvages – des strips américains dans les journaux japonais.

Mais on y trouve aussi des histoires en images du dernier tiers du XIXe siècle (Du Maurier, The Journal Kinetoscope) qui servent à illustrer une autre des lignes argumentatives de l’auteur, la plus originale. En effet, Eike Exner fait l’histoire d’une traduction mais il signale également le transfert d’un paradigme.

La bande sonore, un nouveau critère de définition du manga

Ce paradigme qu’il nomme « audiovisuel » explique l’apparition de signes graphiques spécifiques qui ont permis une « sonorisation » de la bande dessinée japonaise : par la bulle, les onomatopées et tous les autres signes du son. Cela s’accompagne aussi de signes sensoriels qui permettent, entre autres, de ne plus avoir recours au texte explicatifs : ce sont les emanata, les étoiles de douleur (pain stars) ou encore les traits de vitesse. Tous ces signes et en particulier la bulle, ont permis à la bande dessinée de ressembler à ce que l’on connaît le mieux de la bande dessinée du XXe siècle : des récits sans texte additionnel. L’auteur prolonge ici un autre aspect de son travail : l’histoire de l’établissement de ces signes qu’il appelle « transdiégétiques ». Ce sont tous ces éléments graphiques, qui, internes à l’histoire permettent de signaler des effets de perception des personnages, alors visibles dans l’image [3].

Cela permet à l’auteur d’étayer la perspective, qu’il emprunte à Thierry Smolderen [4], selon laquelle on peut dater autrement l’apparition de ce qu’il appelle pleinement manga ou « manga audiovisuel » en s’intéressant à des évolutions technologiques dont la bande dessinée se ferait l’écho. Pour l’auteur, le manga ancien qui ressemble le plus à la bande dessinée actuelle se caractériserait par un modèle « audiovisuel ». Ce modèle repose sur des caractéristiques proches du film et de l’enregistrement sonore : bulles, onomatopées, mouvement, signes visuels. Ils seraient directement inspirés du développement des technologies de l’enregistrement du mouvement et du son nés au XIXe siècle et diffusés dans son dernier tiers. Depuis Outcault, premier utilisateur de la bulle, les comic strips étaient déjà porteurs de ces évolutions. L’exemple d’Outcault est d’ailleurs parlant, c’est le cas de le dire, puisqu’il collabora avec Edison, l’inventeur du phonographe [5]. Les mangas en auraient été inspirés par le biais de ces traductions que l’auteur étudie.

Il s’appuie donc sur l’histoire des techniques d’enregistrement et de la perception sensorielle et notamment sur l’histoire du son [6]. L’invention du phonographe est une véritable révolution sensorielle. Eike Exner offre de passionnantes analyses de la représentation graphique du son dans le deuxième chapitre « Listen Vunce ! ».

© Domaine public
Rudolph Dirks "Les Katzenjammer Kids tentent de raconter une plaisanterie à Mamma" 27 août 1899

En effet, le son alors mesuré et enregistré serait pour l’auteur l’un des creusets de la représentation graphique du son comme onde vibratoire. Ce chapitre enchaîne des analyses précises et convaincantes de la manière dont la bande dessinée ancienne s’amuse avec la sonorisation. Dirks s’amuse à parodier l’accent allemand et s’appuie pour cela sur des effets d’oralisation et d’accents (« Vat iss a door ?  ») point commun à d’autres strips américains comme Krazy Kat.

Des éléments en sourdine…

Le point précis que développe l’auteur est l’idée qu’un effet sonore puisse être détaché du corps de l’émetteur, d’où la récurrence chez Outcault de gags qui reposent sur des mauvaises attributions de la voix à un personnage : un perroquet qui parle, un phonographe qui enregistre des propos qu’il ne devrait pas enregistrer etc. Mais c’est là que la brillante démonstration offre un point de discussion : l’auteur soutient que ce tournant dans la compréhension de la sensation sonore est une véritable rupture. Il en fait alors une condition nécessaire au décryptage des signes graphiques des bandes dessinées. Selon lui un·e lecteur·rice du début du XIXe siècle aurait difficilement compris ces signes que seraient la bulle ou les notations graphiques du son.

La démonstration est convaincante sur ce qui distingue la vocalité de la bulle et des formes anciennes de phylactères ou de « label ». Toutefois, comme le démontre l’histoire de l’iconographie, la notation graphique du son était courante au Moyen-Âge [7]. Si la vocalité humaine était relativement absente en revanche l’oralité était bien présente notamment par la retranscription de cris d’animaux [8]. Les onomatopées sont précoces. Mais la représentation du son sous la forme de vibrations et de traits était aussi déjà présente. On ne peut certainement pas reprocher à Eike Exner ne de pas être médiéviste, toutefois ce point réouvre un chantier de réflexion et de discussion tout à fait passionnant. L’auteur montre plus loin l’importance de la présence des technologies du son non pas seulement comme inspiration mais aussi comme thème de la narration. En somme il montre très clairement comment la vogue de l’enregistrement sonore a influencé massivement le recours à la notation graphique de la vocalité et du son qui aurait disparu depuis les temps médiévaux.

Contre le nationalisme mangaphile

En partant de ce tournant « audiovisuel » aux États-Unis il fonde l’autre pan, le plus important, de son étude. En effet, le caractère audiovisuel des comic strips américains importés et traduits au Japon aurait participé à leur grand succès pour leur attrait moderne qui les rendaient cousins du cinéma et de la radio. Ils apparaissaient alors bien plus séduisants que les histoires en images comiques ou satiriques des journaux japonais d’alors.

Cela permet à l’auteur de raconter autrement l’histoire du manga, en ne la faisant pas démarrer à partir de la première œuvre icono-textuelle (anonyme) dans les journaux de la fin du XIXe siècle inspirés par l’anglais Charles Wirgman et ni en remontant aux emaki (rouleaux illustrés avec des figures animales) des XIIe et XIIIe siècles. Cela lui permet aussi de relativiser l’histoire nationale, voire patriotique, de la bande dessinée japonaise. Il y revient plusieurs fois en introduction et dans l’épilogue : apparier l’histoire de la bande dessinée aux évolutions de la technologie, de la sensation ou des échanges transnationaux permet de sortir l’histoire du manga d’un péché « anhistorique ». Cet écueil consiste à l’ancrer dans le double paradoxe de l’universalité (« De tous temps les hommes ont raconté des histoires en images ») et de l’essentialisation nationale (le manga est le fruit d’une invention authentiquement japonaise [9]). Cette lecture erronée vient du livre du dessinateur Hosokibara Seiki qui dans Nihon mangashi (1924) établit un lien consubstantiel entre l’histoire des arts traditionnels japonais et les histoires en images publiées alors dans la presse. L’effacement du lignage américain apparaît alors essentiellement comme le fruit d’une tradition savante, alors que les mangakas n’ont pas ou peu contribué à alimenter ce discours.

Cette lecture répond à des aspirations politiques nationalistes encore vives. Par ailleurs la lecture d’Hosokibara satisfait aussi un besoin de légitimer le manga en le plaçant sous un haut patronage, largement artificiel [10]. C’est l’occasion pour Eike Exner de rendre compte d’une belle bibliographie récente à la fois anglo-saxonne et japonaise qui fait le point sur ce sujet [11]. Cet important travail de lecture de l’historiographie du manga et des arts graphiques, permet à l’auteur de rendre compte des avancées d’une histoire « révisée » et débarrassée des mythes qui encombrent encore l’histoire du manga hors du Japon : outre le mythe d’Hokusai inventeur du manga, des emaki médiévaux, il y a aussi celui de Tezuka comme seul et unique inventeur du manga moderne que déconstruit l’auteur dans le quatrième chapitre.

Certains de ces éléments ne sont pas inédits, puisque l’auteur se met dans les pas de Frederic Schodt, le premier historien anglo-saxon du manga qui suggéra dès 1983 l’existence de traductions américaines au Japon comme l’une des possibles interférences culturelles [12]. Mais le grand mérite d’E. Exner est de cartographier et d’établir une chronologie claire de ce transfert culturel. Il met ainsi en avant des résultats probants à partir d’une recherche systématique dans des archives, ce qui assoit ses conclusions sur des fondations solides le tout dans une langue agréable à lire.

Une lecture riche et savante

Cela donne lieu dans son « Prologue » à un historique de l’usage du mot manga, des différentes définitions et désignations pour parler des bandes dessinées anciennes japonaises et des concurrents au mot manga. Ce travail de définition permet à l’auteur de légitimer son paradigme, peut-être un peu trop rigidement imposé, du manga audiovisuel.

Dans le premier chapitre « Popular in society, at large » [populaire dans la société en général], il retrace l’histoire de la traduction de la bande dessinée de McManus, Bringing up Father. Publiée en 1923 et traduite en japonais par Oyaji Kyōiku elle parut dans le journal Asahi Graph. Son succès fut tel qu’elle ne s’arrêta qu’en 1940 pour des raisons nationalistes pour réapparaître immédiatement dans une courte version japonaise dessinée par Matsushita Ichio. Le succès de ce strip fut tel que les personnages de Jiggs et Maggie devinrent des pop stars avec un merchandising à leur effigie (vedettes de publicités, mais aussi disque de musique, jeux de société). L’auteur américain n’ignorait pas ce succès puisqu’ayant eu connaissance de ses traductions, il signa aussi pour des anthologies de ses strips et écrivit un article à l’adresse de son lectorat japonais.

© Domaine public
Plateau de "sugoroku" (sorte de jeu de l’oie) publié par le Asahi Graph en 1925 à l’effigie des héros populaires de l’époque : Jiggs et Maggie, Mutt et Jeff, Shōchan...

Le deuxième chapitre « Listen Vunce ! » explore les pistes conjointes de l’apparition de la bulle et de la diffusion des outils de reproduction du son, aux États-Unis comme au Japon, ce qui est l’occasion de revenir sur l’histoire des strips américains qui ont fait usage de la bulle mais aussi des signes graphiques liés à la sensation (étoiles de douleur, vibrations du son, lignes de vitesse etc.).

Où l’on apprend que Betty Boop chantait en japonais

Le troisième chapitre au titre évocateur « When Krazy Kat spoke japanese » [Quand Krazy Kat parlait japonais] est sans doute le plus passionnant puisqu’il expose l’étendue du transfert culturel américano-japonais. Cela donne lieu à des restitutions précises du problème que posa le sens de lecture occidental et la manière dont les strips furent numérotés, réagencés, modifiés (certains voient le copyright du Syndicate effacé). Ces pratiques se confrontèrent au problème de la forme de la bulle et de sa place dans la case, ce qui explique pour partie l’adoption du sens de lecture occidental pour certains strips, même si la lecture verticale plus spécifiquement japonaise fut conservée. C’est l’occasion alors de découvrir un pan de l’histoire de la presse et de l’édition japonaise, notamment les magazines chamarrés qui diffusèrent des traductions américaines (beikoku manga), comme Manga-man (1929-1931), arrêté trop tôt, qui les proposaient en couleurs ! Il diffusait les les Katzenjammer Kids dans la version de Knerr. Ce titre employait le sens de lecture américain, y compris pour les créations originales japonaises qu’il diffusait également.

Le Shinseinen, revue littéraire dédiée au genre policier, créée en 1920, prit un tournant vers le manga avec Inui Shin’Ichiro. Japonais né à Seattle, il fit ses études au Japon, et devint l’un des maillons de la diffusion de contenus américains. Le Shinseinen se fit remarquer notamment pour ses strips officiels mettant en scène les vedettes du cinéma comme Betty Boop, Mickey Mouse ou Félix le chat. Outre ces titres, on y trouva les toutes premières bandes dessinées d’Alex Raymond, scénarisées par Dashiell Hammet.

Tezuka l’héritier

Enfin le quatrième et dernier chapitre « From Asō Yutaka to Tezuka Osamu » [D’Asō Yutaka à Tezuka Osamu], revient sur l’influence esthétique et narrative de ces traductions dans la sphère japonaise. L’auteur dresse ici des portraits de créateurs. Il part d’ Asō Yutaka le plus populaire des années 20 qui créa la série Nonki na Tōsan [Papa Relax]. À la demande de son éditeur il donna le jour à ce personnage humoristique. La série fut lancée dans un style « moderne » et attrayant, dans le goût américain. Le critique s’intéresse moins aux circonstances de sa création qu’à la forme que prend le manga en adoptant le sens de lecture américain et la bulle ainsi qu’aux thèmes brassés : des intrigues familiales et quotidiennes dans la lignée de McManus.

Ce chapitre est l’occasion de raconter les parcours d’auteur·es peu connu·es en Europe, et dont le livre se fait un relais crucial. Eike Exner retrace, outre l’adoption de cette forme « sonore », l’histoire d’un style graphique tiré des strips et des cartoons qui trace les contours de l’esthétique kawaï. Yokoyama Ryūichi (1909-2001) signe des séries comme Fuku-Chan ou An-kō avec des personnages aux nez ronds et aux grands yeux. Cette figure centrale dans l’avènement d’un nouveau style de manga fondit le groupe du Nouveau Manga. Mais le livre met en lumière également un autre groupe, moins fameux, au sein duquel Asō Yutaka, tout aussi déterminant dans le succès des manga nouvelle manière, était le leader : le groupe Shijūsō [Quartet]. Ce groupe, qui produisit des œuvres collectives, est, comme le premier, une émanation de l’entreprise Manga-man décidément fructueuse.

Bien plus déterminant encore dans le champ du manga « audiovisuel » fut l’auteur Takamiza Nakatarō, plus connu sous le nom de Tagawa Suihō, le créateur du chien Norakuro. Celui-ci diffusa bon nombre d’éléments de l’esthétique des beikoku manga dans ses œuvres, puisqu’il trouva son inspiration en copiant les succès d’alors (en journal comme au cinéma) et notamment Félix le chat d’Otto Messmer. Ces faits qui sont relativement connus des spécialistes témoignent d’un « complexe d’infériorité » de la part de cet auteur qui, comme bien d’autres avant lui, puise dans ces produits américains la modernité et la jeunesse qu’il imite, ce que confessa Tagawa à la fin de sa carrière. Outre sa série canine il est demeuré notable pour Tako no Yat-chan [Octo le poulpe] et pour avoir encouragé la première mangaka célèbre en 1935, qui n’était autre que Hasegawa Machiko, l’autrice du best-seller Sazae-san (1946). L’auteur ne généralise pas ce « complexe d’infériorité » aux autres auteur·es, en revanche cette admiration pour les formes américaines du comics a été décivise et massive dans ces générations successives de mangakas.

Au terme de ce parcours, l’arrivée de Tezuka Osamu et le renouveau qu’il a dit avoir apporté au manga paraît en réalité dans la droite ligne de l’influence américaine qu’ausculte l’auteur depuis les premiers strips de McManus traduits en 1923. L’auteur d’Astro boy, dans l’étude d’Eike Exner, semble davantage héritier de Tagawa qu’acteur d’une rupture ou d’une refondation. L’auteur lit cette continuité à l’aune d’un certain nombre de critères graphiques et de références bien spécifiques. Toutefois il ne prend pas ou peu en compte les questions de mise en scène et de cadrage, fortement inspirés du cinéma, qui apparaissent comme un regard neuf au sortir de la guerre de la part de Tezuka.

Cette histoire « révisée » permet de remettre en perspective efficacement l’histoire du dispositif de bande dessinée au Japon et d’affiner une histoire esthétique en ancrant la réflexion dans des données matérielles et culturelles précises : l’histoire de la presse, les formats de publication, la traduction, les échanges culturels et graphiques. Terriblement instructif pour celles et ceux qui voudraient en connaître davantage sur une période du manga peu publiée ni diffusée en Europe, en particulier en France.

Pour les spécialistes qui lisent en anglais ou en japonais, l’ouvrage peut toutefois sembler répéter des éléments de l’histoire du manga déjà connus. En cela il permet néanmoins de fournir des outils bibliographiques récents et complets, et de transmettre en langue anglaise des éléments issus de la recherche japonaise, peu accessible à celles et ceux qui ne liraient pas la langue. Sa perspective novatrice tient surtout dans la précision de la documentation et l’étude scrupuleuse des phénomènes de traduction et d’emprunt ainsi que dans l’histoire du dispositif narratif et auditif de la bande dessinée. Pour toutes ces raisons, c’est un livre qui se distingue par ses effets de transmission tant des savoirs que des effets sonores !

[1] Délivré par l’International Comic Arts Forum, le prix John A. Lent récompense et soutient des entreprises de recherche dans le domaine des comic studies. Voir : http://www.internationalcomicartsforum.org/lent-scholarship.html

[2] Voir le compte @prewar_manga sur Instagram

[3] L’auteur reprend ici des éléments de sa recherche sur l’apparition de la bulle et des autres signes sensoriels (auditifs, kinétiques) qu’il a développé dans un article de la revue ImageText. Eike Exner, « The Creation of the Comic Strip as an Audiovisual Stage in the New York Journal 1896-1900 » [La création du comic strip comme scène audiovisuelle dans le New York Journal 1896-1900], ImageText, Volume 10, issue 1, 2018 : https://imagetextjournal.com/the-creation-of-the-comic-strip-as-an-audiovisual-stage-in-the-new-york-journal-1896-1900/.

[4Naissances de la bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, 2009

[5] Voir l’article d’Antoine Sausverd sur Outcault à Paris : http://www.topfferiana.fr/2019/04/buster-brown-in-france/#identifier_13_16414

[6] Jonathan Sterne, The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham N.C., Duke University Press, 2003.

[7] Voir Danièle Alexandre-Bidon, « Ecrire le son au Moyen-Âge », Ethnologie Française, volume 20, no. 3, Presses Universitaires de France, 1990, pp. 319–28.

[8] Voir notamment l’iconographie de l’exposition La BD avant la BD : http://expositions.bnf.fr/bdavbd/arret/index_so.htm

[9] Cette vision s’appuie notamment sur les rouleaux peints aux récits anthropomorphes, le Chōjū-jinbutsu-giga de Toba Sōjō ou l’invention du terme manga par Hokusai.

[10] Comme le démontre la thèse de l’historien Kure Tomofusa en 1997.

[11] Kure Tomofusa (1997) Adam Kern et son travail sur la période Edo (2006), Matsushima Masato (2015) ou encore Otsuka Eiji (2013).

[12] Ces éléments étaient vraisemblablement connus de l’historiographie japonaise du manga.