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monstrueuses héroïnes

Thierry Groensteen

[Mai 2021]

Samantha Langsdale et Elizabeth Rae Coody (dir.), Monstrous Women in Comics, Jackson, University Press of Mississippi, 2020, 285 pages.
ISBN 978-1-4968-2763-0

Les deux éditrices de ce recueil d’études académiques, qui ont charge de cours dans des départements de Philosophie et/ou de Religion aux Etats-Unis, sont parties du postulat que, dans une société patriarcale où l’homme est supposé représenter le sujet universel érigé en norme, les femmes sont prédisposées à apparaître monstrueuses.
Cette idée est mise à l’épreuve à travers l’examen d’un certain nombre de bandes dessinées. Le corpus est principalement nord-américain (dominé par les comics de super-héros), il s’étend à quelques œuvres japonaises ou bolivienne, mais ignore le domaine européen.
En tout quinze articles sont proposés, qui interrogent ce qui, dans la femme, peut paraître monstrueux, et, réciproquement, ce que cela signifie pour un « monstre » d’être du genre féminin. La notion de monstre se révèle quelque peu élastique, dans la mesure où tout ce qui transgresse une limite, une frontière, une ligne de partage communément admise peut être taxé de monstruosité.

Une étude porte sur le personnage de Miss Tick (Magica de Spell en V.O.), figure marquante de l’univers de canards développé par Carl Barks. Sorcière italienne cherchant à faire fortune au moyen de la magie noire, elle apparaît comme une synthèse entre l’image traditionnelle de la sorcière chez Disney et celle d’une femme fatale (Barks disait s’être inspiré de Sophia Loren). La menace qu’elle incarne est clairement sexuelle. Daniel F. Yezbick cherche à montrer que Miss Tick ne trouble pas seulement l’oncle Picsou met qu’elle incarne une menace pour la hiérarchie patriarcale qui règne dans l’univers barksien et dans les codes de l’univers aseptisé que promeut le divertissement disneyen.

Une section réunit trois études sur des représentations de l’état de grossesse comme intrinsèquement monstrueux. L’une d’elle s’intéresse plus particulièrement à l’œuvre de la mangaka Moto Hagio, qui n’a cessé d’interroger les questions de genre, et notamment l’assignation des femmes à leur condition de reproductrices. Plusieurs de ses livres, observe Tomoko Kuribayashi, « dépeignent des femmes qui échouent à devenir de "bonnes" mères et qui ont des comportements monstrueux à l’endroit de leurs enfants » (p. 152). L’analyse s’attarde plus particulièrement sur la série de science-fiction Marginal (1985), où ne reste plus sur Terre qu’une seule femme appelée Holy Mother (la Mère Sainte, à laquelle les hommes apportent leur sperme en offrande), aux prises avec un personnage androgyne créé artificiellement, du nom de Kira. La capacité de Kira à concevoir est liée au pouvoir de l’océan. Son corps posthumain serait, selon l’auteure de l’article, une version biologiquement modifiée de la monstruosité féminine.

Au nombre des super-héroïnes examinées dans ce recueil figurent Wonder Woman, She-Hulk, Zephyr et Barbara Gordon en Batgirl.
De la première citée, Elizabeth Rae Coody rappelle que sur Paradise Island, où elle vivait au milieu des Amazones, elle avait la capacité de procréer sans l’assistance d’un homme. Mais le caractère scandaleux qui s’attachait à la version originelle a disparu ou a été édulcoré dans les versions ultérieures.

S’agissant de Jennifer Walters alias She-Hulk, dans ses premières incarnations elle « luttait avec la féminité comme monstruosité », écrit J. Richard Stevens (p. 31). Cependant ses dimensions monstrueuses finirent par transcender sa condition humaine, faisant d’elle une figure emblématique de la célébration et du combat des femmes. L’auteur rappelle que le personnage a été conçu par des hommes et que c’est à un homme aussi, son cousin Bruce Banner alias Hulk, qu’elle doit son nom. Par ailleurs, quand les ventes de la série commencèrent à décliner, la dimension sexuelle de She-Hulk fut davantage mise en avant, son corps étant complaisamment proposé au regard du lecteur mâle. Il y eut pourtant aussi des femmes scénaristes qui se penchèrent sur elle : Louise Simonson pour deux histoires en 1991, et Mariko Tamaki pour quinze numéros de la série A-Force en 2017-2018.
Mais c’est le duo Peter David et Vincenzo Succa qui imagina de réunir autour de She-Hulk un groupe d’héroïnes qui allaient être désignées comme les Lady Liberators, comprenant Thundra, Valkyrie, Susan Richards, Tigra, Black Widow, Hellcat, Spider-Woman et Storm. Il fallut cette alliance entre dix super-héroïnes pour qu’elles réussissent à neutraliser Red Hulk. Stevens estime que les Lady Liberators représentent un idéal de communauté féminine, gouvernée par le respect mutuel et le sens de la coopération.

Faith Herbert, plus connue sous le nom de Zephyr, présente la particularité rare d’être une super-héroïne en surpoids. Stefanie Snyder se demande si ce personnage, apparu en 1992 dans la série Harbinger, constitue un modèle susceptible de promouvoir l’acceptation de l’obésité dans la pop culture, ou s’il s’agit d’une nouvelle expression de la ségrégation culturelle en vigueur qui renvoie les femmes obèses au double statut d’hyper-visibilité et d’invisibilité (p. 70). Il semble que ses aventures en solo n’aient jamais complètement permis de sortir de l’ambiguïté, entre volonté de normalisation et célébration plus ostentatoire de sa « monstruosité », comme femme et super-héroïne de « grande taille ».

Batgirl en chaise roulante dans Batgirl : The Darkest Reflection,
par Gail Simone, Ardian Syaf, Vicente Cifuentes et Adam T.Hughes (2012)

Barbara Gordon – Batgirl à l’époque – intervient en tant que personnage secondaire du fameux Killing Joke de Alan Moore et Brian Bolland (1988). Elle se retrouve paralysée après que le Joker lui ait tiré dessus, et depuis est devenue une super-héroïne paraplégique qui se déplace en fauteuil – ce qui ne manqua pas des critiques de la part de certaines féministes. Dans les années 2010, elle allait retrouver ses jambes grâce à une opération, et depuis les auteurs l’ont montrée luttant avec son corps, dans un équilibre vacillant.

Au total, les études réunies dans cet ouvrage sont presque toutes intéressantes pour les aperçus qu’elles proposent sur tel ou tel personnage. Du point de vue qui est le mien, elles suscitent une certaine perplexité devant l’absence d’une réflexion plus large sur la monstruosité intrinsèque au concept même de super-héros, que celui-ci se décline au féminin ou au masculin.

Thierry Groensteen