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Le deuil du monde qui s’en va

Thierry Groensteen

[Mai 2021]

Dans leurs derniers livres respectifs, le Québécois Michel Rabagliati et le Suisse Frederik Peeters relatent tous deux une tranche de vie d’un personnage qui exerce le même métier qu’eux et qu’ils ont érigé en alter ego de papier. Le double de Peeters a seulement un prénom, Oleg – anagramme de l’ego, ainsi qu’il est souligné au détour d’une page. Il est âgé de quarante-cinq ans, ce qui correspond à l’âge de l’auteur (né en 1974) quand il a entamé ce récit. Le double de Rabagliati s’appelle, lui, Paul Rifiorati, et il a cinquante-et-un ans. Les événements relatés dans Paul à la maison se déroulant en 2012, l’âge du personnage correspond donc à celui qu’avait l’auteur (né en 1961) à ce moment-là de sa vie.

Oleg habite Genève, comme Peeters, mais la ville n’est jamais nommée. Pour sa part, Paul habite Montréal, dans le quartier d’Ahuntsic. Aussi bien Rabagliati que Peeters s’abstiennent d’évoquer la cité par ses monuments emblématiques ou de quelconques vues touristiques ; ils fuient l’effet carte postale. De Genève, Peeters dessine un parc, un coin de cimetière, une piscine, mais l’espace urbain demeure presque complètement invisible. Rabagliati, de son côté, fait déambuler Paul dans un décor typiquement nord-américain, alignement sans fin d’enseignes commerciales.

Auteur reconnu de cycles relevant de la science-fiction (Aâma, Lupus…), Frederik Peeters avait connu son premier succès il y a vingt ans avec un livre à caractère autobiographique, Pilules bleues (déjà chez Atrabile). Oleg marque son retour au récit de soi, mais, alors que le protagoniste de Pilules bleues se confondait avec l’auteur, pour ce nouvel opus il a préféré se forger un double légèrement à distance de lui-même. Le subterfuge est transparent : on retrouve le même personnage avec vingt ans de plus, de même que l’on peut reconnaît en Alix, la compagne d’Oleg, la Cati des Pilules.
Toutefois, en lieu et place du fils de Cati, Oleg et Alix ont une fille adolescente, Elena (Peeters a bien une fille dans la réalité, et le thème des relations père-fille était déjà très présent dans Aâma.). Et la narration n’est plus à la première personne, mais à la troisième.

Oleg et sa fille Elena

Je ne suis pas persuadé que l’invention de cet avatar qu’est Oleg était bien utile ; et, si elle répond à une volonté de brouiller les pistes, j’avoue avoir peu de goût pour les démêler. Cela ne m’intéresse guère de chercher à quel endroit passe la frontière entre autobiographie et autofiction. Peeters peut bien, à la première page, s’en tirer par une pirouette (« Bon, la dégaine du personnage, on verra plus tard… Pour l’instant, je l’imagine vaguement avec ma tête, c’est plus facile… »), à la lecture il est évident qu’entre Oleg et lui le rapport n’est pas que de ressemblance (ressemblance toute relative car en réalité Peeters se dessine moins beau qu’il n’est, avec ces joues mal rasées, ces lunettes à grosses montures de grand myope, ce front perpétuellement ridé et une expression le plus souvent revêche) et que Oleg est bien son porte-parole, porteur des mêmes expériences et de la même vision du monde.

Il en va différemment de Paul Rifiorati, avatar au long cours, auquel Michel Rabagliati a consacré une dizaine d’albums. Sa vie nous a été contée par chapitres : il est adolescent dans Paul à la campagne (1999), jeune adulte dans Paul a un travail d’été (2002), et il approche de la quarantaine dans Paul à Québec (2009) – avec un retour sur son enfance dans Paul au parc (2011). Les événements racontés sont réels mais la version qu’en donne l’auteur est, selon ses dires [1], authentique à proportion d’environ 80 %, s’autorisant des arrangements avec la vérité qui relèvent de la licence poétique.
Dans les volumes précédents, Paul était souvent dans la position d’un révélateur, observant ce qui se passait autour de lui. Dans Paul à la maison, il occupe une position plus centrale dans le récit. Or, cet album a été entrepris alors même que l’auteur se demandait comment continuer à raconter sa propre vie, devenue « si ennuyante et plate ».


Les images de couverture des deux ouvrages, celui de Peeters et celui de Rabagliati, montrent leurs personnages respectifs dans une position contemplative. Oleg est allongé sur le dos et regarde le ciel, Paul est posté à sa fenêtre. Que regardent-ils, et, à travers eux, quel est le témoignage que les deux dessinateurs livrent sur le monde, sur leur époque ?
Les deux récits peuvent être considérés comme des témoignages sur la perte, sur le deuil, et sur la difficulté, pour un homme avançant en âge, de continuer à adhérer à une société qu’il ne ressent plus véritablement comme sienne.

Par goût, Oleg vit plutôt dans le passé – ce qui offre un contrepoint inattendu, s’agissant d’un dessinateur qui travaille sur des scénarios de science-fiction. Il écoute de la musique classique, entraîne sa fille au cinéma voir de vieux films (Sur les quais), soutenant, au sortir de la salle, que le « secret alchimique » des œuvres d’autrefois s’est perdu. Au cours d’un voyage en train (il se rend dans une librairie parisienne pour une signature), on le voit navré par tout ce qui semble intéresser les autres voyageurs (les jeux, les séries, les réseaux, la consommation addictive de produits de marque). Lui-même a délibérément décidé de se priver d’Internet dans son atelier.

© éditions Atrabile

Oleg dit à sa femme que la chronique autobiographique qu’il dessine (celle-là même que nous sommes en train de lire) est « une tentative de raconter simplement la vie quotidienne. La vitesse du monde. Le brouillard idéologique [2]. » Mais dans cette tentative pour répondre à la question « A quoi ça rime d’être un auteur de BD vieillissant au 21e siècle ? » transparaît assez nettement, sinon une condamnation de l’époque, en tout cas une conscience aiguë de l’impasse dans laquelle elle se trouve et une crainte que l’avenir soit pire encore. Une volonté de résister à l’évolution des choses. L’album accueille, comme des flashes hors-texte, des images métaphoriques assez transparente : une banquise s’effondre, un train déraille, un data center est vidé de ses ordinateurs et de toutes ses données. L’affirmation selon laquelle « plus personne ne lit dix mots d’affilée depuis longtemps » accompagne une autre image du futur.
Alors que tout le monde aimerait lui voir donner une suite à Partage du monde, livre déjà ancien qui reste son plus grand succès (le titre n’existe pas dans la bibliographie de Peeters), Oleg vient de publier L’Homme inutile et achève une suite de « 80 dessins inspirés par la destruction du monde », un « long cauchemar graphique » dans lequel il est aisé, bien que le titre ne soit pas cité, de reconnaître Saccage, livre qui, lui, existe bel et bien (Atrabile, 2019).

Pour résister à ce climat de déréliction, Oleg dispose d’une arme qu’il cultive professionnellement : l’imagination. La séquence inaugurale de l’album paraît d’abord ancrée dans le réel mais elle dérive vite vers des péripéties échevelées, dont on découvre qu’elles constituent une ébauche de scénario. Au fil des pages surviendront quelques autres échappées oniriques. Mais Oleg est en panne : comme le lui fait remarquer Alix, c’est la première fois depuis vingt ans qu’il n’a pas un projet d’avance. Lui-même pense qu’il a perdu l’influx, qu’il « n’y arrive plus ». Dès lors, le retour à l’autobiographie, c’est-à-dire au réel, apparaît comme une sorte de refuge, la solution qui s’offre quand la fiction se refuse.
L’amour qu’il porte à sa femme et à sa fille est l’autre grande raison de vivre qui permet à Oleg de tenir debout, de faire front, de continuer à avancer. Le livre déborde de témoignages souvent touchants de cet amour inconditionnel qui, s’agissant de sa femme, ne s’est pas émoussé avec les années.

Paul dans son atelier

Paul, de son côté, ne va pas bien. Beaucoup moins sportif qu’Oleg (que l’on voit pratiquer la natation et le jogging), il souffre de maux multiples : apnée du sommeil, problèmes dentaires, mal de tête persistant qu’il combat à coup de comprimés, douleurs dans le cou et dans le dos qui l’obligent à recourir à des prothèses lorsqu’il est penché sur sa table de travail. Sa « blonde » l’a quitté et il ne se sent pas vraiment prêt pour une nouvelle histoire d’amour (malgré une tentative hilarante d’inscription sur un site de rencontres, où il apparaît – page 122 – que le fait de se déclarer passionné de bande dessinée est rédhibitoire). Il ne voit guère sa fille, qui ne passe chez lui qu’en coup de vent, de loin en loin, pour aller finalement s’installer en Angleterre. Quant à sa mère, son cancer fait une récidive et elle refuse tout traitement. Admise en soins palliatifs (page 138), elle s’éteint quelque temps plus tard, après que son fils ait passé la nuit à son chevet, pendant la petite heure où il s’est absenté, ce qui ne manque pas de déclencher chez lui de la culpabilité. Par touches successives, l’album brosse un portrait de cette femme élégante, deux fois divorcée, avec laquelle Paul a une relation aimante mais contrariée.

Paul et sa fille

Alors que le vide s’est fait autour de lui (il évite même son voisin), et que, s’agissant de ses bandes dessinées, il confesse « Au fond, ce qui m’importe en ce moment, c’est de parler à quelqu’un… » (page 95), il n’y a guère que sa chienne Biscuit pour lui tenir compagnie et, ça tombe bien, en bon animal de BD, elle est douée de parole (mais n’en abuse pas).
Comme un symbole de cette vie en train de se nécroser, dans le jardin de Paul tout est en train de mourir, et l’album est rythmé par une suite de pleines pages représentant un pommier de plus en plus élagué jusqu’à être abattu.

Au contraire d’Oleg très occupé à chercher ce qu’il doit raconter, Paul ne nous fait pas entrer dans les affres de la création. Son imagination est au travail, cependant, comme en attestent de courtes saynètes au cours desquelles il imagine des scénarios alternatifs à la réalité, toujours pour le pire : il se représente par exemple ce qu’il pourrait advenir de lui dans une banque où il dépose un chèque en devise étrangère, ou dans un bus où il arrache des mains de tous les voyageurs leur téléphone, les enjoignant à détacher leurs yeux de « ces boîtes à illusions qui nous privent de véritables relations humaines », et se fait molester.

Une initiative de Paul qui va mal tourner

Les seuls moments où Paul est un peu heureux et en paix sont ceux où il travaille, mais Paul n’est pas seulement un créateur de bandes dessinées, il est aussi un graphiste répondant à des commandes et l’album le montre surtout littéralement obsédé par la typographie, mettant un nom sur chacune des polices qu’il rencontre dans l’espace public et s’emportant contre un changement de typo dans la signalisation routière – Clearview remplace Highway gothic : « Pourquoi il faut toujours que tout change ? J’haïs le changement ! » (page 105).

Le sentiment d’être, avec le Peeters et le Rabagliati, face à deux livres en miroir est renforcé par un même thème filé qui est celui de l’accompagnement d’une personne malade (Alix fait un AVC et se rebelle contre cette atteinte à son intégrité) et par la correspondance de scènes qui figurent dans l’un et l’autre albums. Tout d’abord la participation à une grande manifestation de promotion du livre. Oleg se rend au festival d’Angoulême en combinaison de protection intégrale pour affronter la meute des fans, les dédicaces à la chaîne et les journalistes incompétents ; Paul participe comme chaque année au Salon du livre de Montréal et termine sa séance de signatures éreinté, sarcastique et solitaire, ne trouvant d’issue que dans la boisson.

Oleg au festival d’Angoulême, face à la meute des chasseurs de dédicaces

Puis, et c’est, pour chacun des deux auteurs, l’un des moments les plus forts de leurs livres respectifs, une intervention en milieu scolaire. Entre élèves indifférents et professeurs démissionnaires, l’épreuve tourne rapidement au cauchemar. Oleg comme Paul mesurent le gouffre qui les sépare de jeunes gens dont les rares questions se révèlent désolantes, ou les interventions irrespectueuses, le tout se déroulant dans un climat de violence contenue ne demandant qu’à exploser. Qu’une seule jeune fille pose une question intéressante et Oleg la reçoit comme une bénédiction ; quittant l’établissement, il ne sent pas moins comme « un dinosaure qui assisterait à l’entrée de la météorite dans l’atmosphère terrestre », c’est-à-dire un être qui a fait son temps et n’a plus sa place dans le monde qui vient.

Oleg face à une classe
Paul intervenant en milieu scolaire

Un dernier sujet partagé est celui de la nature salvatrice. Alix et Oleg s’investissent dans un potager associatif en pleine ville et Oleg s’émerveille d’y redécouvrir « la vie qui palpite » ; et Oleg à la maison se referme sur la plantation d’un petit cerisier tout près de l’emplacement du pommier abattu.

Oleg et Paul à la maison sont deux albums profondément mélancoliques, où le talent des auteurs est de nous faire sourire tout en laissant entendre qu’il y aurait de quoi pleurer. La bande dessinée, avec ses ruptures de ton instantanées, sa manière de tresser le réel et l’imaginaire, le compte-rendu objectif et le ressenti subjectif, est utilisée dans toutes ses dimensions, à pleine puissance. Rabagliati et Peeters ont su s’emparer avec brio de cette matière première souvent informe qu’est la suite des jours pour en faire un récit de soi captivant, en même temps qu’un récit du monde, à portée universelle.

Thierry Groensteen

[2] L’album n’étant pas paginé, il est impossible de référencer précisément les citations.