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une potée avec lisa mandel

Lisa Lugrin

[Avril 2021]

10h00. Lisa s’engouffre dans l’atelier, un panier rempli à ras bord de légumes. Dans l’atelier des Héros (sis rue des Héros à Marseille), qu’elle a fondé en 2018, elle a instauré un rituel de repas partagé le midi, où tous les résidents se retrouvent et ajoutent des ingrédients plus ou moins frais aux salades, soupes et ragoûts du jour. Aujourd’hui, Lisa mitonnera sa fameuse « potée », sorte de pâte marron où les aliments se noient, méconnaissables. Je la rejoins dans la cuisine pour lui poser quelques questions et Lisa me tend un couteau en me désignant une montagne de patates.

« Dans ton article, me dit-elle tandis que j’entame à peine la première pomme de terre, tu pourrais évoquer ma BD en cours, sur les alternatives à la psychiatrie à Marseille. »
Elle n’a pas son pareil pour me mettre l’eau à la bouche :
— Ah bon, tu travailles sur un nouveau reportage ? Génial, c’est passionnant le documentaire !
Alors épluche. »
Depuis quinze ans, Lisa explore la bande dessinée du réel sous différentes approches, croise les genres et explose les cadres : autobiographie, blog, reportage, carnet de bord, et même auto-sociologie... un peu comme les ingrédients d’une succulente potée artistique.

1er ingrédient : 3 patates, ou Libre comme un poney sauvage

En 2005, Lisa réalise Libre comme un poney sauvage, le carnet de route d’un voyage en Argentine, publié en blog puis compilé par les éditions Delcourt dans la collection “Shampoing”. C’était un moment où la bande dessinée autobiographique florissait, portée par des maisons d’édition comme l’Association et Ego comme X. Et les blogs avaient le vent en poupe : Boulet, Pénélope Bagieu, Margaux Motin. « On était au confluent de deux fleuves qui charriaient de nouvelles idées : l’autobiographie et le blog. J’avais peur que ma vie ne soit pas assez passionnante pour mériter de faire une BD dessus. J’ai attendu de vivre un truc assez intéressant. » Quand Lisa part sur un coup de tête au pays de Mafalda, elle se dit que c’est l’occasion idéale.

Lisa aime déjà beaucoup la bande dessinée du réel, comme les livres d’Emmanuel Guibert ou Maus d’Art Spiegelman. « Je suis une véritable éponge, je pense que mes influences sont partout. Mais les bandes dessinées que je préfère sont assez loin de ce que je fais. Ma plus grande influence, c’est avant tout ma mère, elle raconte super bien les histoires. »
Notamment les histoires qu’elle rapportait de son travail d’infirmière en hôpital psychiatrique.

Extrait de HP

2ème ingrédient : 1 poireau, ou les deux tomes d’HP

En repensant à ces anecdotes, Lisa se dit qu’elles feraient un bon livre, assez léger et drôle, à la manière dont en parlait sa mère en rentrant de l’hôpital. Mais au fil des interviews, elle se rend compte que la réalité derrière les anecdotes est à la fois plus dramatique et plus construite : « Il s’agissait d’une période charnière où il y avait une certaine maltraitance institutionnelle, avec des tentatives de moderniser l’asile. C’étaient les années 70, l’époque où on est passés de l’asile d’aliénés à la psychiatrie de secteur. Ont co-existé deux psychiatries durant des années. Les jeunes infirmiers baby-boomers, qui avaient fait mai 68 se sont retrouvés à bosser avec des vieux infirmiers. Mes parents ont eu une vraie formation en psychiatrie alors que les premiers infirmiers étaient recrutés à la taille des biceps. »
Lisa met en scène ces témoignages dans les deux tomes de HP. « Avec un sujet bien défini : l’évolution de la psychiatrie en France dans les années 70, vu à travers un biais particulier, celui des infirmiers de l’époque. J’avais fait une enquête sociologique sans en avoir conscience. »

Suite à la publication des deux tomes de HP, Lisa est contactée par des doctorants en sociologie pour participer à un colloque sur la bande dessinée et la sociologie. Là, elle rencontre l’association Socio en Cases et une de ses membres, Yasmine Bouagga. « On s’est dit qu’on avait tout à gagner à faire quelque chose ensemble car les sociologues étudiaient des sujets passionnants mais qui rencontraient peu le public. Et moi je leur disais que les auteurs de BD sont souvent à la recherche de bons sujets et peuvent toucher une audience plus large. »

C’est ainsi que naît la collection “Sociorama” chez Casterman. L’idée est radicale : adapter des enquêtes sociologiques, mais sous la forme de fictions. Un défi pour les auteurs de BD, mais réalisable car il s’agissait d’enquêtes ou de recherches anthropologiques, donc très incarnées.
Une manière d’utiliser au maximum les possibilités offertes par la bande dessinée. En effet, alors que dans les docufictions, les reconstitutions sont souvent peu crédibles et peu harmonieuses avec les entretiens filmés, la bande dessinée permet d’alterner passages didactiques et mise en scène des personnages de manière fluide et dynamique. La BD peut tout montrer à peu de frais : flash-backs, changements de lieu à chaque page, explosions, fusées dans l’espace, ça ne coute pas plus cher qu’un dialogue de 30 pages dans un salon.

3ème ingrédient : 2 carottes, ou Les Nouvelles de la Jungle, de Calais

Lisa apporte plusieurs contributions à la collection : dans Prézizidentielle, elle part avec la sociologue Julie Palis, spécialisée dans la politique et les enfants, dans une classe primaire de Seine-Saint-Denis pour étudier le rapport des enfants à l’élection présidentielle de 2017. Elle adapte également une enquête de Mathieu Trachman sur la production des films pornographiques, La Fabrique pornographique.
Mais le projet le plus ambitieux est Les Nouvelles de la Jungle, de Calais, avec Yasmine Bouagga. Elle part avec la sociologue spécialisée notamment dans les politiques migratoires, dans cette zone de non-droit où se sont réunis, par la force des choses et dans les conditions les plus misérables, les migrants souhaitant rejoindre l’Angleterre. L’enquête est publiée sous la forme d’une page quotidienne sur le site du Monde. « On était dans le cadre d’une enquête sociologique, mais normalement, le sociologue a un temps de maturation et d’analyse que nous n’avions pas. On était dans un format hybride entre sociologie et journalisme de terrain, avec des résultats d’enquête livrés bruts. »

Les Nouvelles de la Jungle, de Calais,
ou la dessinatrice et la sociologue sur le terrain

Lisa et Yasmine apportent tout de même un forte contextualisation historique et sociologique, tout en mettant en scène leur arrivée dans la jungle, leurs découvertes, leurs indignations.
« Je pense qu’il y a un écueil dans la BD documentaire, c’est de se mettre en scène alors qu’il n’y a pas d’intérêt pour le récit. Dans la Jungle, au contraire, je trouvais ça extrêmement important qu’on soit dans le récit car il y avait trop d’émotions impliquées par le sujet, et on voulait les exprimer sans donner l’impression d’une vérité objective induite par la voix off. Ce sont des personnages auxquels les lecteurs peuvent s’identifier et traverser la jungle avec nous, à laquelle on ne connaissait rien au début. On découvrait un endroit assez révoltant au jour le jour, quasiment en même temps que le lecteur, on n’avait que 24h d’avance sur lui. On a démêlé les informations en même temps que les gens. Et puis, j’ai pris l’habitude d’utiliser mon petit personnage qui est un peu dans l’autodérision, c’est un personnage comique qui est utile dans des sujets comme celui-ci. »
La mise en scène de leurs personnages est d’autant plus pertinente qu’elle nous offre une réflexion sur la création de la BD elle-même, sur les choix de narration, d’angle d’approche, Lisa et Yasmine discutant ces sujets avec parfois des points de vue divergents. Dès le départ, Lisa insiste pour partir tout de suite dans la jungle et être dans l’action, alors que Yasmine tient à exposer le contexte historique.

La pré-publication d’une bande dessinée chaque jour sur internet, au fur et à mesure de sa création, implique un rapport particulier à la création, au rythme du récit, au public. La bande dessinée s’est toujours adaptée à divers supports de publication et notamment à la prépublication de pages écrites presque en direct, de Little Nemo à Tintin en passant par les récits publiés dans (A Suivre). Leurs auteurs ont su répondre à ces contraintes par des trouvailles créatives : improvisation, suspens entre chaque publication, etc.
« J’ai tendance à me perdre dans les récits au long cours. Je préfère le rythme de formes courtes où c’est la chronologie qui crée la trame de l’histoire. D’ailleurs, déjà dans Nini Patalo, c’était des formes courtes et j’improvisais à chaque page. Ça m’amuse plus de naviguer à vue que d’avoir une forme trop prédéfinie. »
La publication quotidienne donne également la satisfaction d’avoir tout de suite le retour des lecteurs et de ne pas devoir attendre un an, voire deux ou trois, avant que le livre soit achevé, imprimé puis diffusé en librairies pour exister auprès des lecteurs.
« J’ai aussi besoin de la contrainte de devoir poster régulièrement. Malheureusement, je fonctionne beaucoup à la carotte et au bâton. C’est l’école qui développe ça, j’étais très scolaire et c’est peu autonomisant. Ma créativité a besoin d’être canalisée. »

Les Nouvelles de la Jungle, de Calais

4ème ingrédient : 1 demi-potimarron, ou Une année exemplaire

Un cadre, Lisa va s’en donner un, et pas à moitié !
Alors qu’elle travaille sur plusieurs projets, elle arrive un jour à l’atelier avec une idée folle : publier chaque jour une page de bande dessinée pendant un an, y compris pendant les vacances et les week-ends, en se fixant comme objectif de lutter contre ses addictions : plus d’excès d’alcool, de tabac, de sucre, de gras, de jeux vidéo et de séries débiles, tout cela en s’autoéditant ! Une semaine après, elle lance un crowfunding pour financer son année et publie déjà sa première page. Et elle s’y tient ! En un an, elle réalise 400 pages de bande dessinée.

Lisa raconte ses déboires pour éradiquer ses addictions, mais se pose aussi la question de savoir si elles ne font pas finalement partie de son équilibre psychique. En effet, le rythme de production, qui ne permet pas le moindre temps mort et l’arrêt brutal de ses passe-temps certes superficiels, mais qui pouvaient servir d’exutoire à tout un tas de fatigues et d’angoisses, produisent un cocktail extrême. A l’atelier des Héros, nous nous inquiétons tous pour Lisa, qui est au bord du burn-out. Quand nous lui conseillons de ralentir le rythme, en ne publiant pas le dimanche par exemple, elle refuse catégoriquement de déroger à sa règle. Tout au plus, elle publie quelques pages d’invités à la place des siennes, pour gagner un jour de répit de temps en temps.
« La contrainte d’une page quotidienne était très forte. Elle allait à l’encontre de mon bio-rythme car j’ai des moments très productifs et des moments de mou. Dans une des dernières pages, je dis que je me suis pressée comme un citron, et c’est vraiment l’impression que j’ai eue. Je suis heureuse d’avoir créé ce livre, mais je suis encore en train de m’en remettre. »

Une année exemplaire

Une année exemplaire évoque également l’actualité politique et sanitaire, qui s’invite dans ses pages. Elle est à Beyrouth quand éclate la révolution libanaise, le Covid fait son apparition en cours d’année. Et surtout, Lisa nous parle du métier d’autrice de BD, des questions aussi bien techniques qu’existentielles que pose la création, dans une virevoltante mise en abyme où l’on voit l’artiste en train d’écrire la page que nous lisons, réfléchir à la chute comique, s’angoisser de ne pas avoir d’idées, se poser des questions de rythme de narration, et se demander le sens de tout ça. Même la publication de ses pages sur les réseaux sociaux est intégrée à la narration : Lisa s’inquiète de la croissance du nombre de ses followers (qui devient une nouvelle addiction), répond à leurs commentaires de la veille, créant un véritable dialogue presque en direct. « Quand je parle du métier d’autrice de BD, c’est de l’auto-sociologie, de la sociologie de soi-même. »

Une réflexion qui rappelle celle de Jean-Luc Godard quand il affirmait que tout film est toujours un documentaire sur des acteurs en train de jouer. Film et bande dessinée étant à l’opposé sur ce terrain : le matériau-même du film est toujours une captation du réel, la caméra fixant mécaniquement sur la pellicule un ici et maintenant, même lorsqu’il est joué ou mis en scène (et exception faite des effets spéciaux ajoutés par la suite). Alors que la bande dessinée implique intrinsèquement une mise à distance, un regard et une subjectivité par l’intermédiaire de la personne qui écrit et dessine, même lorsqu’elle n’apparait pas dans la diégèse. Dans Les Nouvelles de la Jungle également, Lisa expose les questions qui se posent à elle comme narratrice (quoi raconter, comment ?) et dessinatrice (Lisa fait au début du livre des dessins d’observation à l’aquarelle, se décourage et nous dit qu’elle préférera prendre des photos et dessiner chez elle par la suite – ils sont pourtant très bien, ses dessins d’observation !). Elle exploite ainsi avec humour les potentialités spécifiques de la bande dessinée et nous offre une véritable réflexion sur ce médium.

Une année exemplaire

A mesure que les pages s’accumulent, Lisa doit réfléchir à la conception de son livre autoédité, aux coûts et techniques de fabrication, à la diffusion en librairies, et c’est alors tout le secteur du livre qui est questionné, ainsi que la place de l’auteur dans la chaîne du livre. Bien qu’il soit essentiel, celui-ci touche le plus petit pourcentage sur le prix de vente des livres (7 à 10%) par rapport à tous les autres acteurs (éditeur, diffuseur-distributeur, libraire) car il est en bout de chaîne. Pendant des années, les éditeurs ont déclaré des bénéfices record, alors que le tiers des auteurs vit sous le seuil de pauvreté. Lisa trouve des solutions innovantes pour remédier à cette injustice.
Cette expérience réussie l’encouragera à lancer avec d’autres auteurs une maison d’édition, « Exemplaire ».

5ème ingrédient : 3 pincées de sel, 1 de poivre, ou la santé mentale à Marseille

Lisa prépare à présent son nouvel album qui sera publié par les éditions Exemplaire.
Depuis la publication des deux tomes de HP, Lisa s’est intéressée aux alternatives actuelles à la psychiatrie et en particulier au Lieu de Répit, à Marseille, qui offrait un toit et un accompagnement aux personnes en situation de crise psychique. Lisa a réalisé de nombreuses pages sur le lieu et les méthodes alternatives dont il s’inspire. Mais il n’est pas parvenu à fonctionner dans la durée et après un an d’expérience, a dû fermer ses portes. Certains des résidents dont elle avait fait le portrait ne veulent finalement plus figurer dans son livre.

Elle rebondit aujourd’hui sur ces mésaventures et réoriente son sujet : une enquête de terrain sur la santé mentale axée sur le rétablissement. « L’idée c’est qu’on peut vivre une vie épanouie avec un trouble psychique. On peut construire une vie et pas seulement survivre. »
« Il y a plein d’entreprises innovantes et de nouvelles approches qui essaient d’aller dans le sens d’une alternative à l’hospitalisation. Par exemple, les personnes dans la rue ont souvent des troubles psy. Est-ce que c’est la rue qui les a rendus comme ça ou est-ce que c’est parce qu’ils avaient ce problème qu’ils sont à la rue, toujours est-il que les mêmes profils reviennent. La base de la réflexion c’est de se demander comment ça pourrait aller mieux si la personne n’a pas un toit sur la tête ?
Par exemple,
housing first (un logement d’abord) est une association qui dit qu’il faut loger les gens et leur éviter la rue. Il y a aussi working first (un travail d’abord). Il est prouvé qu’une personne se rétablit mieux quand elle est dans un milieu professionnel. On dit souvent aux gens qu’on leur donnera un travail quand ils iront mieux, alors que les troubles psychiques sont des handicaps invisibles et extrêmement discriminés. Les entreprises sont plus réticentes à embaucher une personne étiquetée bipolaire ou avec des troubles schizophrènes qu’une personne avec des handicaps visibles comme une paraplégie. »

Dans HP, Lisa relayait la parole infirmière, qui est peu entendue. Ici, elle donnera également la parole aux personnes concernées. « Ça peut être des travailleurs pairs. Par exemple des travailleurs de rue anciens SDF. Ou des personnes qui travaillent dans des lieux d’accueil pour des personnes qui ont des troubles psy et qui ont pu elles-mêmes en avoir ou être en rétablissement. En partant du principe qu’on est le meilleur expert pour soi-même. Ils sont experts d’expérience. »

Lisa proposera un parcours à Marseille des lieux alternatifs qui expérimentent d’autres manières de traiter les troubles et de gérer les personnes en situation de crise. Comme Ailsi, qui cherche à éviter l’incarcération pour les personnes qui passent en comparution immédiate et ont des troubles psychiques. « La prison, comme l’hôpital, c’est la solution par défaut, mais ce n’est pas la meilleure solution. »

« Il y aura un sujet sur la société qui peut rendre fou. Comme tous ces migrants qui décompressent en arrivant en France et qui vont dans des associations comme Osiris (une association de soutien aux victimes de torture et de répression politique). On ira aussi à la rencontre de personnes qui vont mieux et qui peuvent témoigner qu’on peut en sortir. »

Le but est également de donner un coup aux idées reçues, comme celle que ces personnes sont plus dangereuses que les autres, alors qu’elles ne commettent pas plus d’agressions sur les gens que les autres, mais elles sont sept fois plus victimes d’agressions. « Quand on est en bouffée délirante, on est plus dangereux pour soi-même que pour les autres. Il faut arrêter de véhiculer les clichés du fou dangereux, dont les films sont pleins. Ça participe à la stigmatisation de la peur des fous. Si on considérait que c’est une pathologie comme une autre, ça permettrait beaucoup plus d’insertion sociale parce que ça ferait moins peur. »

Si le Covid lui laisse un peu de répit, Lisa aimerait aller aux origines des méthodes alternatives, en Laponie, Canada ou Allemagne. « En Laponie, l’open dialogue a été mis au point pour soigner des personnes en troubles psychiques importants et a eu un taux de réussite de plus de 80 % ! On part du principe que quand une personne est malade, c’est tout le milieu qui est malade. Donc on n’isole pas la personne de son milieu familial, ce sont des espèces de thérapie de groupe pour ne pas créer une impression de seul contre tous. Ça évite que la personne se coupe de ses proches tout au long des années et se retrouve totalement isolée. Ce sont des expériences qu’il faut mettre en place très tôt, quand la personne a encore du lien, pour intégrer ses proches et sa famille au processus de guérison. »

Laisser mijoter

Lisa vient de proposer à un étudiant en thèse de sociologie qui travaille sur l’individu face à la crise psychique de co-écrire cette bande dessinée. Il utilise la méthode d’observation participante : il travaille dans la structure psychiatrique qu’il étudie.
« Mon expérience dans la jungle de Calais m’a fait réfléchir. Le bouquin n’aurait jamais été aussi bien si je l’avais fait seule. Le fait de travailler avec Yasmine Bouagga lui a donné une tenue, un angle. On a été extrêmement complémentaires. Aussi difficile que ça ait pu être, je pense qu’on a fait un bon livre. Moi, je n’ai pas fait d’études de sociologie. Sans elle, ça n’aurait pas été aussi carré, elle était exigeante. Je crois beaucoup qu’un expert et un dessinateur ont tout à faire ensemble sur le terrain, pour vivre la même expérience et pouvoir la digérer chacun de manière complémentaire. Je trouve que c’est là que j’ai vécu les collaborations les plus fructueuses. Ce qui me plait, c’est d’aller sur le terrain, pas de potasser des livres assise sur ma chaise.
Et puis, j’ai été prise par l’ampleur de la tâche. En BD, on n’est pas dans une économie où on peut se permettre de passer trois ans sur un sujet. Le sociologue, oui. Et il a des résultats. Nous on a six mois, un an max. Ça fait gagner du temps d’être deux.
Il faut accepter que chacun a son métier. N’importe qui peut se dire sociologue ou journaliste, mais il y a quand même un doctorat et des études hyper longues qui permettent d’être l’un ou l’autre. C’est un peu un mépris de la profession de penser qu’on peut s’en passer. Et de la même manière, c’est un mépris du travail d’auteur de BD de penser qu’on est de simples illustrateurs au service d’un texte. L’auteur aussi a une formation et sait raconter des histoires. Utiliser un dessinateur à son plein potentiel, c’est le laisser raconter l’histoire lui-même. Dans les enquêtes de terrain, tu co-construis l’histoire. Je trouve qu’on arrive à la quintessence de ce que les deux métiers ont à s’apporter
. »

13 h 08. La potée est prête, on appelle nos collègues pour passer à table.

Une année exemplaire

A table

— Vous parliez de quoi ?
— De BD documentaire.
— Génial, c’est passionnant le documentaire ! »

Thomas Azuelos, Elodie Durand et Lucile Gautier se sont joints à nous. Tous trois ouvrent également les potentialités de ce genre en expansion. Thomas Azuelos choisit, dans plusieurs de ses bandes dessinées (La ZAD c’est plus grand que nous, ou Prénom : Inna), de raconter des faits bien réels et hyper-documentés, par une narration de fiction. Il embarque le lecteur avec des personnages hauts en couleur, dans une histoire immersive où on est autant captivé par ce qu’on apprend de la ZAD que par les ressorts scénaristiques : suspens, ellipses, relations complexes et touchantes entre les personnages.

Elodie Durand parle de réalités qu’elle a vécues (La Parenthèse, à propos d’une tumeur du cerveau dont elle a guéri) ou qui ont été vécues par d’autres (Transition, qui raconte les prises de conscience d’une mère dont l’enfant change de genre), en mélangeant les registres narratifs et les matériaux. Elle insère dans son récit de rémission les dessins qu’elle réalisait à l’époque de sa maladie, qui, bien mieux que des mots, nous projettent d’une manière sensitive dans l’état émotionnel et cognitif qui était le sien. Dans Transition, elle fait cohabiter plusieurs voix et registres : mise en scène de la mère, retranscription de ses propres mots, et même une véritable lettre du fils pour sa mère écrite spécialement pour la bande dessinée. Ses bandes dessinées sont des aventures de vie et elle agit sur le réel tout en le racontant.

Goutte à goutte, de Lucile Gautier, est d’une grande inventivité formelle. Les pages de l’album sont séparées en trois bandes horizontales, mettant en parallèle la vie de l’autrice, celle de sa grand-mère et le contexte historique et politique qui l’accompagne. Ces trois niveaux de lecture se croisent et se répondent, de manière à la fois intimiste et politique, questionnant la place des femmes dans la société, les problématiques qui se posent à elles à travers les époques et les âges et la manière dont la grande histoire agit sur elles.

Le genre documentaire est florissant depuis plusieurs années, plébiscité par les lecteurs comme par les auteurs. Si on peut déplorer un phénomène de mode, avec des livres produits plus par intérêt économique que par intérêt réel pour ce genre, on peut se réjouir qu’il aura amené à la bande dessinée des lecteurs qui n’en lisaient pas ou plus, notamment chez un public adulte. Grâce au travail de Lisa Mandel et de bien d’autres auteurs, elle n’en finit plus de s’inventer et de s’enrichir de nouvelles approches.

En servant à chacun les légumes bouillis mijotés un peu trop longtemps pour les besoins de l’interview, Lisa conclut : « La BD documentaire a toute sa place dans le documentaire et dans la BD. C’est un super moyen de raconter le réel. Quand on voit le succès des Algues Vertes [1], on se dit “Ah oui, aujourd’hui la BD peut dénoncer un scandale et être relayée”. C’est une nouvelle porte qui s’ouvre pour la BD et ça restera. De la même manière que la BD autobiographique a pris tout le devant de la scène à une époque, là ça va aussi se tasser, il y aura sûrement une autre mode, mais ça ne va pas disparaître. »

Bon appétit !

Lisa Lugrin

[1Algues vertes, l’histoire interdite, de Iñes Léraud et Pierre Van Hove, Les Revue dessinée/Delcourt, 2019.