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les ateliers d’angoulême

Thierry Groensteen

La capitale de la bande dessinée abrite, on le sait, une population exceptionnellement dense de créateurs de bande dessinée, pour beaucoup issus des écoles qui y sont implantées, notamment l’EESI, la Human Academy ou… L’Atelier. Les collectifs et associations nés d’un projet de publication commun, en ligne ou sur papier, tels Café Creed, Marsam, Paon, les Siffleurs ou le collectif des Hiboux, y sont nombreux. Mais la ville compte aussi des ateliers partagés, au sein desquels un même espace de travail est partagé par des dessinateurs qui travaillent chacun sur leurs projets respectifs.

Du Sanzot au Marquis

Honneur au plus ancien d’entre eux. L’atelier du Marquis a pris la suite de l’atelier Sanzot, dont la création remonte à 1995, il y a un quart de siècle déjà. Sanzot, dont le nom se référait malicieusement à la fameuse boucherie évoquée dans les Aventures de Tintin, est né de la volonté de plusieurs anciens étudiants qui venaient d’achever leur formation au sein de l’Atelier-école de bande dessinée, partie intégrante de l’Ecole régionale des Beaux-Arts d’Angoulême (depuis transformée en Ecole européenne supérieure de l’image, ou EESI), de ne pas se quitter, comme me l’explique Jean-Luc Loyer, le « taulier » du Marquis [1].

— Nous étions une bande de copains et nous avions envie de continuer à dessiner ensemble, plutôt que de partir chacun de son côté. Aucun d’entre nous n’était originaire d’Angoulême, nous y étions tous venus pour apprendre la bande dessinée. Bernard Lambert, qui avait travaillé pour une radio libre locale, Radio Marguerite, nous a indiqué que ses locaux, situés Boulevard Berthelot, à côté de l’actuel Espace Franquin, étaient désaffectés, et qu’il en avait conservé la clé. Alors nous avons squatté les lieux. La mairie a un peu tiqué quand elle a découvert notre présence mais nous a finalement autorisés à rester, contre paiement d’un loyer.

Parmi les fondateurs de l’atelier Sanzot, outre Jean-Luc Loyer, il y avait notamment Pierre Mazan, Isabelle Dethan qui deviendra son épouse, Guillaume Bec, Denis Bajram, Nathalie Ferlut, Thierry Leprévost et Cécile Chicault. A la même époque, un autre atelier se montait dans la ville, l’atelier Brol, que partageaient Gabrion, Thierry Robin, Eric Derian, lesquels seront bientôt rejoints par Turf.
Au Sanzot, Bernard Lambert s’occupe de l’intendance et endosse bientôt le rôle d’agent. C’est lui qui répartit les travaux de commandes, organise les interventions en milieu scolaire, démarche quelques clients. Cependant cette activité reste modeste.

Les membres de l’Atelier éditent beaucoup de petits objets conçus et fabriqués en commun. Mais, avec le temps, les locaux sont de plus en plus vétustes. « Le matin, on trouvait des chats errants qui avaient dormi là », se souvient Jean-Luc. Un déménagement s’impose. Justement, une boîte de dessins animés vient de libérer des locaux dans un immeuble situé au 51 avenue de Cognac, à 200 mètres du Centre national de la Bande Dessinée et de l’Image. Le bâtiment appartient à Magelis, le « Pôle Image » piloté par le Département. « Les Sanzot » obtiennent de s’y installer. C’était il y a dix-sept ans, et l’atelier change de nom, adoptant celui d’atelier du Marquis. En septembre 2006, il se constitue en association à but non lucratif, dont le nom complet est « Atelier du Marquis de Crocogoule », et dont la présidence échoit à un lecteur devenu ami, Philippe Van Niveaux.
Mazan, Dethan et Loyer, les trois piliers, sont toujours présents, mais de nouveaux venus arrivent, comme Eric Fortier ou Jean-Christophe Fournier.

L’immeuble du 51 avenue de Cognac,
où se trouve l’Atelier du Marquis

En 2012, Magelis entreprend une rénovation complète de l’immeuble, pendant laquelle l’atelier se déplace dans la maison mitoyenne, au 53. Après un an de travaux, les espaces de travail de démultiplient. L’atelier occupera désormais le quatrième étage du 51 (les étages inférieurs étant dévolus à des studios de dessin animé) tout en conservant un niveau au 53. Les effectifs croissent et l’atelier compte jusqu’à vingt-sept membres.
« Aujourd’hui, ça tourne autour d’une vingtaine », me dit Jean-Luc en me faisant les honneurs des locaux, qui s’organisent en une multitude de petites pièces où l’on peut travailler seul ou à deux.
— C’est toi le chef ?
— Je ne sais pas s’il faut dire chef ou directeur… je n’ai aucun titre précis mais, avec le temps, je suis en effet devenu le « référent » de l’atelier.
Au Marquis, on croise désormais Antoine Ozanam, Julien Maffre ou Etienne Oburie – pour ne citer qu’eux.

Jean-Luc Loyer dans son espace de travail

La crème de la croûte

Cependant, vers 2009 s’est constitué un autre atelier, celui du Gratin. Là encore, ce sont d’anciens étudiants de l’EESI qui sont à la manœuvre : Laurent Bourlaud, Marie de Monti, Alexandre Clérisse, Clémence Germain, Patrice Cablat dit PatCab, Mylène Rigaudie… L’Américain Matt Broersma, qui travaille depuis un an pour la presse jeunesse en France, vient grossir les rangs. La plupart travaillent comme illustrateurs ou ont déjà publié de la bande dessinée. Presque tous collaborent aux recueils collectifs publiés par l’association locale Café Creed, créée en 1998, et notamment aux numéros de la revue Choco Creed. Laurent et Patrice ont en outre, quelques années plus tôt, été partie prenante d’une aventure particulièrement excitante sur la toile, le site Coconino World. [2].

Le premier local du Gratin sera un appartement mis à disposition par Benoît Preteseille, dans lequel celui-ci entrepose aussi une partie du stock des éditions Warum dont il est, avec Wandrille Leroy, l’un des deux fondateurs. Il est situé rue de l’Hôpital, près de la place du Minage, dans le vieil Angoulême.
Là encore, une association est créée. « Il est important d’avoir une structure juridique, de pouvoir ouvrir un compte bancaire. Sur le plan financier, les choses doivent être carrées », m’explique Laurent Bourlaud [3], qui a succédé à PatCab comme Président.
D’autres dessinateurs et dessinatrices, telle Amruta Patil, viennent passer quelque temps au Gratin, après avoir bénéficié d’une résidence à la Maison des Auteurs.

Au fait, atelier du Gratin, pourquoi ce nom ?
Parce que nous étions une bande de goinfres, s’esclaffe Laurent. Nous ne faisions que bouffer. Il y avait toujours au moins deux paquets de gâteaux sur chaque table !
D’ailleurs, ajoute Natacha Sicaud, il y avait un sous-titre. Le Gratin, c’était « la crème de la croûte ».

Laurent Bourlaud et Natacha Sicaud

Mais les conditions de vie vont se dégrader. « Pendant un an, nous avons subi les travaux de l’EHPAD qui se construisait juste en face. Et puis nous avions un voisin fou, qui commençait à nous faire peur. » Les membres de l’atelier se cherchent d’autres locaux, mais ne trouvent aucun appartement assez vaste pour eux tous : ils sont au nombre de onze.
Comme pour le Marquis, la solution viendra de Magelis. Son directeur, Frédéric Cros, propose de loger le Gratin dans l’immeuble du Marquis, au rez-de-chaussée. Tandis que Laurent et ses amis s’y installent, en 2014, Cros leur laisse entendre que, s’ils sont patients, il aura mieux à leur proposer dans le futur. En effet, le projet de construire un immeuble pour accueillir des auteurs, avec des ateliers individuels et collectifs rassemblés sous le même toit, va se concrétiser. Les membres du Gratin seront les premiers à en voir les plans d’architecte et pourront choisir leur espace. Ils sont installés, depuis décembre 2016, au 107 rue de Bordeaux, occupant un open space d’environ 90 m2 au troisième étage, avec vue imprenable sur la Charente et l’île Marquet. C’est là que Laurent et Natacha me reçoivent.
Le premier cité précise : « Nous, on ne voulait recevoir aucune aide, aucune subvention, on voulait rester complètement indépendants, n’être redevables à personne. Mais il faut bien reconnaître que sans Magelis on ne bénéficierait pas de tels locaux, à des conditions exceptionnelles puisque nous payons en tout et pour tout les charges, qui se montent à 310 euros pour tout l’étage. »

Le 107 de la rue de Bordeaux

Incidente : une tournée des ateliers parisiens

Natacha Sicaud [4] est arrivée en 2013, après plusieurs années de vie parisienne. Elle raconte :

— Je vivais dans 38 m2 et je n’avais pas vraiment de pièce pouvant servir de bureau ou d’atelier. Et puis je ressentais comme une nécessité le fait de sortir, de travailler dans un espace différent de mon lieu de vie. Boulet habitait pas loin de chez moi et, en 2008, il m’a proposé de venir travailler auprès de lui, dans son appartement. Ce que j’ai fait pendant quelques mois, jusqu’à ce que Christophe Bataillon me propose de le rejoindre dans l’atelier La Piste noire. Il s’agissait d’un petit appartement loué par Agnès Maupré, dans le 12e arrondissement. Nous y étions entre cinq et sept dessinateurs. Vincent Perriot et Sandrine Martin en faisaient partie. La place était vraiment comptée et ma table de travail était à peine plus grande qu’un A3 !
Quand Agnès a acheté un appartement plus grand, à Montreuil, nous l’avons suivie. Plus tard, j’ai rejoint l’atelier Manjari. Celui-ci se trouvait dans le 10e. C’était, en fait, l’atelier du père de Bastien Vivès, le matte painter Jean-Marie Vivès, un espace gigantesque. J’y ai côtoyé Bastien et ses coauteurs de Lastman, Dominique Bertail, Hubert, Bertrand Gatignol, Marion Montaigne et Audrey Spiry, plus un groupe d’animateurs et de créateurs de jeux vidéo. L’ambiance était potache et studieuse à la fois. Ce fut une expérience très excitante, qui a duré de 2009 jusqu’à mon retour à Angoulême, en 2012. Il m’arrivait d’aller, avec Vincent Perriot et Dominique Bertail, dessiner une après-midi entière dans un musée.
Dans aucun de ces ateliers je n’ai payé ma place plus de 150 euros par mois. Pour Paris, ce n’était vraiment pas beaucoup.

Les règles de cooptation et de cohabitation

Comme le montre bien l’exemple de Natacha, tous les ateliers doivent compter, après la période initiale de création, avec des arrivées et des départs. Comment ce turn-over est-il géré ?
« Nous n’acceptons que des gens qui dessinent, explique Jean-Luc Loyer. On les rencontre, on regarde leur dossier, on discute. Il y a souvent un parrain ou une marraine, quelqu’un qui fait déjà partie de l’atelier qui nous présente ou nous recommande le candidat ou la candidate. Après, ça marche à la confiance. Au Marquis, nous avons eu pas mal de demandes d’étudiants sortant de l’EESI, mais aussi des autres écoles implantées à Angoulême. Le sang neuf, c’est quelque chose d’important. C’est ce qui empêche les anciens que nous sommes de devenir de vieux cons. »

Au Gratin aussi, les effectifs ont tourné. La Normande Hélène Canac y a fait son trou, poursuivant sa carrière en illustration jeunesse, en animation et en bande dessinée. En revanche, Alexandre Clérisse et Mylène Rigaudie sont retournés dans la région dont ils étaient originaires, le Lot, et Patrice Cablat s’est installé à Bordeaux. Désormais, tous les membres de l’atelier ne sont pas des créateurs de bande dessinée. Il y a Nicolas Glorieux et Camille Julie, un couple de vidéastes, et François Leproust, un webdesigner.
« Ce mélange des pratiques, le fait de ne pas rester exclusivement entre nous, est très enrichissant, souligne Laurent Bourlaud. François, en particulier, est une recrue très précieuse. Il nous aide pour régler tous nos soucis informatiques. Il donne parfois aussi son avis sur nos réalisations et ils sont intéressants car il a une formation artistique très complète et un très bon œil. »

Vue partielle des locaux du Gratin

Au sein de l’atelier, les nouveaux arrivants trouvent non seulement un cadre de travail, une émulation, mais un certain nombre de ressources partagées. Côté Marquis, le matériel mutualisé se compose d’un gros massicot professionnel, d’une agrafeuse professionnelle, de deux copieurs et de quelques tables lumineuses. « On voulait investir dans un scanner format raisin, installer une bibliothèque avec les livres des uns et des autres, mais on manque de place », soupire Jean-Luc.
« Nous avons acheté chez Ikea le même mobilier pour équiper tout le monde, précise Natacha, les mêmes tables, les mêmes lampes. Visuellement, cela apporte une certaine harmonie à notre espace de travail partagé. C’est un investissement que nous avons intégralement financé sur la cagnotte de l’association. Comme nous n’avons chacun que 30 euros à payer chaque mois, nous abondons en plus cette cagnotte de vingt euros, ce qui lui permet de grossir régulièrement. Et puis nous y avions versé une partie des rémunérations perçues pour des prestations réalisées ensemble, des interventions dans des centres d’action culturelle. »

Il existe, naturellement, des règles à respecter pour que la cohabitation se fasse sans heurts. La plus importante étant sans doute de respecter la concentration des autres. Laurent : « Quand on a un coup de fil à passer, une réunion à tenir ou si on veut manger quelque chose d’odorant, on se rend dans la pièce munie d’une grande table et d’une porte qui ferme, que nous appelons ironiquement la "salle de sustentation". Pour fumer, il y a le palier de l’escalier de secours. Nous réfléchissons à la rédaction d’un règlement d’ordre intérieur. Pour communiquer entre nous, nous avons mis en place un club fermé sur Facebook. Pour l’unique personne qui n’y est pas, nous doublons tous les messages par l’envoi d’un mail. »

Sur une étagère à côté de l’entrée du Gratin,
quelques productions "maison".

Tous n’ont pas les mêmes habitudes de travail, les mêmes horaires. « Beaucoup travaillent aussi chez eux. Pierre [Mazan] reste désormais davantage chez lui, tandis qu’Isabelle [Dethan] a besoin de passer à l’atelier tous les après-midis, pour discuter avec Julien et Antoine, avec lesquels elle travaille. Quand tout le monde est présent, ça devient vite compliqué. Moi, je viens tous les jours ; d’autres, seulement un ou deux jours par semaine. Il n’y a pas de règle », relate Jean-Luc. « Certains bossent plutôt le soir, quelques-uns le week-end, confirme Laurent. Mais désormais, nous sommes, pour la plupart, de jeunes parents. Ce qui implique des journées de travail très régulières, du 9 h-17 h. Et les mercredis après-midi sont consacrés aux enfants. » Natacha a dû renoncer à travailler au sein de l’atelier. « Mes enfants ont six et huit ans, et mon compagnon est amené, par sa profession, à voyager souvent. De plus, j’enseigne le modèle vivant à l’Atelier [5] depuis deux ans. Entre la maison, l’école et le Gratin, mes journées étaient trop morcelées, je n’arrivais plus à avancer sur mes projets. Alors j’ai fait le choix de travailler chez moi. Mais je passe voir les copains dès que je peux. »

A l’atelier du Marquis, certains pensionnaires ne sont pas tout à fait comme les autres, comme l’explique Jean-Luc : « Il y a cinq ans, nous avions été contactés par l’association Hippocampe, qui favorise l’insertion sociale et professionnelle de personnes en situation de handicap. Margerin en est le vice-Président. Elle organisait son concours annuel de bande dessinée et nous avait demandé de faire partie du jury. Depuis, nous avons mis en place un partenariat, et l’atelier accueille jusqu’à cinq dessinateurs et dessinatrices atteints de surdité, ou de mutisme, ou qui ont un autisme léger ou encore un Asperger. Hippocampe a même engagé Pierre-Laurent Daurès comme agent : il se charge de trouver à ces personnes des travaux dans l’illustration, la bande dessinée ou l’animation. Une assistante sociale passe aussi de temps en temps. En plus de sa vocation artistique, l’atelier a donc désormais aussi une mission sociale, et nous en sommes très heureux. »

Deux ateliers nouveaux venus

Si « le » Sanzot et « le » Gratin font figure d’ateliers historiques dans le paysage angoumoisin, il s’en crée régulièrement de nouveaux et je suis allé pousser la porte de deux d’entre eux, le « Plan B » et le « Petit Atelier ».
Le Plan B a vu le jour en 2018, après que des conflits de personnes aient entraîné la fin du studio créé autour de la structure des Films du Hérisson. Le studio réunissait une dizaine de personnes, initialement tous animateurs, mais s’était ouvert à quelques auteurs de bande dessinée, en premier lieu à Gilles Aris [6] et Franck Renaud. Damien Jacob [7] y a sous-loué une table de travail pendant quatre mois. Quand le studio a fermé, Gilles et Damien ont souhaité ouvrir ensemble un nouvel atelier. Le nom s’est imposé facilement : ils avaient besoin d’un plan B. « Et puis ça coïncidait avec le moment où Christine Angot, dans une interview avec Grand Corps Malade, avait déclaré : "Une carrière artistique, c’est toujours un plan B". Ça nous avait bien fait marrer. », se souvient Damien.
Les deux auteurs se connaissaient de longue date. Ils avaient débuté en même temps chez le même éditeur. Et Damien était lié avec Christophe Gibelin, qui avait été le scénariste de Gilles.
Ce dernier avait mis sa carrière d’auteur de bande dessinée entre parenthèse pendant huit ans, durant lesquelles, salarié chez Ankama, il avait travaillé dans le jeu vidéo et l’animation. Il avait quitté Toulouse pour Angoulême, où il connaissait pas mal de monde, dans le but de se remettre à la BD.

Gilles Aris et Damien Jacob

Les locaux du Plan B, installés au 99 de la rue de Bordeaux, consistent en une série de pièces distribuées de part et d’autre d’un couloir. En tout douze postes de travail. Le tout mis à disposition par Magelis, moyennant une convention précaire. Chacun doit s’acquitter mensuellement de la somme de 60 euros, qui couvre le loyer (450 € par mois en tout), les charges, l’Internet et… le café ! Des tables et des chaises ont été achetées à bas prix, mais certains outils de travail manquent, et l’association monte un dossier de demande de subventions pour faire l’acquisition d’une imprimante et d’une photocopieuse. « Il n’y a sans doute qu’à Angoulême qu’une place en atelier revient si peu cher. Mais, pour un certain nombre d’auteurs et d’autrices, 60 euros, c’est déjà trop. », soulignent Damien et Gilles.
Pour le moment, les filles sont en minorité, mais il y a Chloé, storyboardeuse, et Marine, animatrice. Bruno Lachard, auteur chez Soleil Productions, et deux dessinateurs débutants formés, l’un à l’EESI, l’autre à l’Atelier, sont également de l’aventure. « Je pensais qu’ils seraient plus demandeurs de conseils, observe Damien. Mais il ne faut pas confondre un atelier avec une école. » Un projet d’édition destiné à fédérer tout le monde autour d’une réalisation collective est à l’étude, mais il n’est pas encore temps de le dévoiler.
Damien préside l’association, Gilles en est le trésorier. Les statuts – rédigés avec l’aide de Sébastien Cornuaud, le conseiller juridique de la Maison des Auteurs – prévoient la possibilité de prononcer, à la majorité des voix, l’exclusion d’un adhérent devenu indésirable. Une simple clause de précaution…
Des liens de proximité existent avec l’atelier du Marquis, où travaille l’illustratrice Muriel Sevestre, compagne de Damien. Ce dernier y avait lui-même été accueilli temporairement, d’août à décembre 2017, en attendant que les locaux du nouvel atelier se libèrent. Et Jean-Luc Loyer a fait appel aux camarades du Plan B pour réaliser des planches à paraître dans La Charente Libre.

Le « Petit Atelier » porte bien son nom : une pièce d’à peine douze mètres carrés, occupée à trois. C’est Cédric Fortier, un ancien de l’atelier Sanzot, auteur de Braise chez Dargaud (avec Bertrand Bouton) et qui travaille aussi dans le théâtre d’improvisation, qui en est à l’origine. La pièce est située au 4e étage du 107 rue de Bordeaux, juste au-dessus du Gratin, donc. Cet étage-là a été aménagé en une série de petits ateliers, pour la plupart individuels. Aujourd’hui, Cédric n’est plus là, et les deux responsables du lieu sont Mathilde Laillet et Marcel O’Leary, qui, par ailleurs, vivent en couple. Ils ont été rejoints tout récemment par Rosalie Stroesser. « Avec Rosalie, on se connaît depuis le lycée Renoir, à Paris, qui forme aux métiers d’art et au design. J’y ai obtenu un diplôme en illustration avant de compléter ma formation par deux années aux Gobelins, en animation, raconte Mathilde. Rosalie a passé un an de plus à Renoir, en spécialité bande dessinée. »
Son expérience aux Gobelins n’a pas laissé que de bons souvenirs à Mathilde, qui raconte sa désillusion dans l’album de près de 200 pages qu’elle est en train de dessiner. Dans cette prestigieuse école, elle avait, dit-elle, perdu le goût de dessiner.
Son compagnon Marcel est britannique et a vécu à Bristol, où il a partagé pendant plusieurs années un atelier avec d’autres créateurs. Mais il était le seul à faire de la bande dessinée. C’est à la faveur d’une résidence de longue durée (un an et demi) à la Maison des Auteurs, en 2016-2017, qu’il a découvert Angoulême, et il y est resté. Il s’y sent beaucoup moins stressé qu’avant, et il est heureux de s’y trouver au sein d’une communauté d’artistes qui font de la BD. « Au moins, je ne dois pas passer mon temps à expliquer mon métier. »

Rosalie, elle, a pas mal voyagé, passant une année au Japon, une année en Nouvelle-Zélande. Elle n’a aucune expérience antérieure de la vie d’atelier et se demandait si ce fonctionnement allait lui convenir. Le fait de bien connaître ses deux collègues lui a inspiré confiance et l’a décidée à tenter l’aventure. Elle aussi a sollicité une résidence à la Maison des Auteurs. Maintenant que la voici installée au Petit Atelier, la nécessité s’en fait moins pressante, mais elle en attend tout de même l’opportunité de rencontrer d’autres auteurs venant de toutes sortes d’horizons et de pouvoir échanger avec eux.

Mathilde Laillet, Rosalie Stroesser et Marcel O’Leary

Dans leurs horaires comme dans leurs habitudes de travail, les trois sont très différents. Rosalie arrive le matin entre 9 et 10 heures. Mathilde plutôt en fin de matinée, entre 11 h et midi. Et Marcel ne vient qu’en début d’après-midi, travaillant souvent tard dans la nuit. Lui dessine debout. « On m’a toujours dit que c’est meilleur pour le dos, les épaules. Et puis j’ai longtemps travaillé à l’acrylique, et c’était la position la plus adéquate pour cela. » Rosalie, elle, confesse qu’elle aime travailler au lit, son ordinateur sur les genoux. Alors Mathilde de s’excuser : « Je suis très banale. Je dessine assise à une table. »
La pièce est équipée d’un scanner A3 qui appartient à Marcel. Mais, pour faire des impressions ou des photocopies, ils n’ont pas d’autre choix que d’aller à l’Alpha (la médiathèque de l’agglomération, à 10 minutes de marche) ou à la Maison des Auteurs.

Pendant une année, Marcel et Mathilde ont travaillé pour le studio Silex Animation, sur l’adaptation des Culottées de Pénélope Bagieu. Ils venaient travailler sur leurs projets personnels à l’atelier quand ils avaient assez d’énergie. Aujourd’hui, ils sont plus assidus, chacun préparant un album, et Marcel collaborant avec une revue italienne. Grâce à leur expérience dans l’animation, ils touchent encore, pour quelques mois, l’intermittence.
Sortent-ils de leurs 12 m2 pour se mélanger aux autres occupants de l’immeuble ? « On a des amis à tous les étages, mais on se voit surtout en dehors. » Mathilde a demandé conseil à Natacha Sicaud, qui lui a brossé un panorama des éditeurs jeunesse qu’elle pouvait solliciter.
Nos trois amis ont conscience d’être privilégiés. Leur atelier n’est pas grand, mais ils ne paient, en tout et pour tout, que les charges, soit 60 euros par mois.

Les bénéfices de la vie d’atelier

Mes interlocuteurs ont été unanimes : ils trouvent à la vie en atelier de nombreux avantages. « On y est seuls, mais ensemble », résume Jean-Luc.
Les bénéfices peuvent être matériels, économiques. « En croisant les réseaux des uns et des autres, on gagne du temps. On trouve plus vite la bonne personne à qui s’adresser. Et quand des commandes arrivent de l’extérieur, pour des travaux publicitaires ou des bandes dessinées institutionnelles, on se les répartit en fonction des disponibilités et des compétences de chacun. Quelquefois on s’associe, on y travaille à plusieurs. »
Pour les auteurs débutants, la proximité avec d’autres plus chevronnés représente un véritable atout. « On leur montre comment monter et présenter un dossier à un éditeur, poursuit Jean-Luc. On peut les conseiller quand il s’agit de négocier leurs contrats. »
Pour ce qui est des conseils portant sur le dessin, la technique, il faut être plus prudent. « Il est important que la personne soit demandeuse. On ne se permet pas de jeter un œil à ce qu’elle fait, par-dessus son épaule, et de formuler une critique. Parce que, si vingt personnes font ça, la synthèse entre autant d’avis peut être difficile à faire, et on peut être découragé par trop d’avis négatifs. Cela dit, Mazan a un petit côté prof et n’est jamais avare de ses conseils, Turf non plus. »
Janis Do, une jeune dessinatrice née à Angoulême, qui est aussi peintre et musicienne, a rejoint le Marquis il y a cinq ans. Autodidacte, elle y a appris toutes les ficelles du métier, notamment en participant à des albums collectifs à l’occasion desquels elle a pu faire des essais. « Jean-Luc et les autres ont été mes professeurs. »
« Pour moi-même, le fait d’avoir vécu l’expérience de l’atelier a tout changé, conclut Jean-Luc Loyer. Déjà à l’école, nous avions un fonctionnement d’atelier. Le fait d’entendre Alain Ayroles raconter ses scénarios, ou de voir Tiburce Oger recommencer un dessin en cherchant inlassablement à l’améliorer, ça a été incroyablement formateur. Quand on met ensemble des gens qui partagent la même passion, il ne peut en sortir que du bon. Après, il faut tout de même savoir s’isoler pour faire. »

Janis Do à sa table de travail, au sein de l’Atelier du Marquis

Laurent Bourlaud est encore plus catégorique : « Après l’expérience de Coconino, j’ai travaillé trois ans seul chez moi, et je me suis vu devenir complètement asocial. Je pouvais rester une semaine sans sortir, sans voir personne. Il m’arrivait d’enchaîner des journées de dingue, bossant de 8 h 30 à 3 heures du matin, mais je pouvais aussi passer deux jours à glander sur mon canapé. L’atelier m’a sauvé, j’y ai retrouvé un équilibre. »
« Sortir pour bosser, rentrer pour être à la maison, avec ses proches, c’est aussi ce qui fait de nous des professionnels. C’est une séparation très saine  », ajoute Natacha.
Damien et Gilles, du Plan B, sont au diapason. Le premier raconte : « Le désir d’atelier a mûri très lentement en moi. Pendant vingt ans, j’ai travaillé seul. Je ressentais un besoin d’intimité. Mais, avec le temps, j’ai fini par me sentir trop isolé, comme enfermé dans ma grotte. Et je ne regrette vraiment pas d’avoir franchi le pas. Et puis le travail avait tendance à déborder sur ma vie de famille, il envahissait tout mon temps. Maintenant, quand je quitte l’atelier, je le laisse derrière moi et je peux me consacrer à autre chose. » Et Gilles d’abonder : « Pendant dix ans, j’ai travaillé seul, chez moi, à Toulouse. Je me dispersais, je n’arrivais pas à bien séparer les plages de travail de mes activités domestiques et de mes loisirs. Résultat : j’ai mis quatre ans à venir à bout d’un album. Depuis que je viens travailler à l’atelier, je fais des journées régulières, qui commencent à 10 heures le matin et se terminent, couvre-feu oblige, à 18 h. »

Le sens de la fête

Lieu de travail, l’atelier est aussi un lieu de convivialité. Quelle place y fait-on à l’amusement ?
« A l’époque du Sanzot, des fêtes, on en faisait beaucoup. Il faut avouer que ça s’est perdu, regrette Jean-Luc. Bon, il nous arrive tout de même de partager un repas. Et beaucoup de cafés ! Et le Noël de l’atelier est une institution. »
« Quand nous étions rue de l’hôpital, nous allions souvent déjeuner au Jardin vert, tous ensemble, se souvient Natacha. Maintenant, on partage plus volontiers un petit-déjeuner, ou un goûter. Nous disposons, au premier étage de l’immeuble, d’une cuisine partagée, à la disposition de tous ceux qui travaillent ici. On y a organisé des apéros, auxquels participaient nos familles respectives. »
Le Plan B, qui dispose d’une cour à l’arrière, avait aussi pris l’initiative d’un apéro ouvert sur l’extérieur, mais l’expérience n’a pas pu être renouvelée.

L’épidémie de Covid-19 est passée par là. Depuis un an, les ateliers connaissent une vie nettement plus calme, beaucoup d’auteurs et d’autrices préférant travailler à domicile, par crainte du brassage social et d’une possible contamination. La pandémie a aussi entraîné des pertes de revenus, du fait que nombre d’interventions extérieures ont été annulées.
Mais elle n’aura pas raison de l’« esprit d’atelier » qui souffle à Angoulême où, du fait de l’immobilier disponible, du soutien institutionnel et de l’écosystème tout entier tourné vers la bande dessinée, les lieux collectifs dédiés à la création graphique ont sans aucun doute encore de beaux jours devant eux.

Thierry Groensteen
(Photos de l’auteur)

[1] Publié chez Delcourt puis Futuropolis, Jean-Luc Loyer est notamment l’auteur de Les Mangeurs de cailloux (repris dans Une enfance ch’ti) et de Le Grand A. Dernier album paru : La Balance, le glaive et les fourmis, écrit avec Xavier Betaucourt, sur le fonctionnement du palais de Justice d’Angoulême.

[2] Lire Thierry Smolderen, « Coconino World : explorer l’espace des formats BD/i », [en ligne], NeuvièmeArt2.0, janvier 2003 ; URL : coconino world : explorer l’espace des formats bd/i

[3] Affichiste (Rock en scène, Festival du film francophone d’Angoulême, La Nef…), Laurent Bourlaud a publié des albums de bande dessinée sur scénario de David Benito (Nos guerres, Bordel de luxe) et de Thierry Smolderen (Retour à zéro, d’après Stefan Wul).

[4] Charentaise de naissance, Natacha Sicaud a étudié à Angoulême et à Strasbourg. Elle est notamment l’autrice de la série Savanerie, chez Glénat Jeunesse, et de l’album Sous l’entonnoir, chez Delcourt.

[5] Ecole privée d’animation 2D créée en 2007 à Angoulême, qui forme aussi des auteurs de bande dessinée et des illustrateurs.

[6] Gilles Aris a publié des albums chez Ankama, Bamboo, et trois tomes de la série Le Vieux Ferrand, avec le scénariste Christophe Gibelin, chez Delcourt. Dernier ouvrage paru : Lucienne, ou les millionnaires de la Rondière, avec Aurélien Ducoudray, Grand Angle, 2020.

[7] Damien Jacob, dit Damien, a été formé à l’EESI entre 1993 et 1997. Il a principalement travaillé pour les éditions Delcourt, signant une douzaine d’albums avec le scénariste Jean-Pierre Pécau, dont les séries Arcane majeur et Soleil froid.