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nini patalo : l’imagination des enfants au pouvoir

Samuel Levêque

[Avril 2021]

En 2021, le nom de Lisa Mandel résonne beaucoup dans le domaine de la BD documentaire teintée d’autofiction (HP, Un automne à Beyrouth, Les Nouvelles de la jungle de Calais…) ou dans le domaine de l’aventure éditoriale, avec le projet Une Année exemplaire. S’il lui arrive encore de travailler avec brio pour un public jeunesse, il semble que cela ne soit plus aussi central à son œuvre que dans les premières années de sa carrière. Or, c’est bien par deux séries à destination des plus jeunes que Lisa Mandel est entrée dans le monde de la BD : Eddy Milveux (publiée chez Milan Presse entre 2005 et 2013), et Nini Patalo, publiée dans Tchô puis en albums chez Glénat entre 2003 et 2009. Cette dernière série, en cinq volumes, témoigne de la créativité sans borne de Lisa Mandel et d’une constante de son œuvre : une confiance presque aveugle dans l’imagination des enfants.

Nini sans famille, ou presque

Dans Nini Patalo, la jeune héroïne fait le vœu le plus commun de toute enfant énervée de son âge : voir disparaître ses parents. Ni une ni deux, voici son vœu exaucé par une étoile filante facétieuse (chez Mandel, les vœux ont tendance à s’exaucer, avec des conséquences toujours plus absurdes), et Nini se retrouve absolument seule chez elle, avec un frigo vide. Regrettant brièvement son vœu impromptu, elle verra immédiatement son quotidien désormais bien étrange se remplir avec une famille de substitution des plus farfelues : un canard idiot du nom d’André, un homme préhistorique glouton nommé Jean-Pierre, et un monstre violet moins méchant qu’il n’en a l’air, le fameux Patalo. Commence alors une série d’aventures mêlant gags absurdes et vie quotidienne, qui va voir la nouvelle famille (aussi dysfonctionnelle qu’une vraie) vivre de nombreuses aventures de plus en plus loufoques.

La planche inaugurale

Au fil des albums de Nini Patalo, cette maisonnée fantaisiste va voir le nombre de ses habitants augmenter : un morse, une super-héroïne, une patate savante, une horde de pingouins ménagers dotés d’un solide sens des affaires ou encore un roi extraterrestre amateur de fruits frais vont venir peupler le quotidien de Nini. Même La Mort en personne viendra frapper aux portes de la maison, le temps d’une petite visite de courtoisie. Ce qui frappe immédiatement à la lecture de ces aventures, c’est à quel point, dès le tout début de sa carrière, Lisa Mandel était capable de livrer des histoires somme toute cohérentes, mais servie par une fantaisie et une imagination sans faille.

© éditions Glénat

Là où beaucoup d’auteurs auraient livré un simple recueil de gags, Lisa Mandel dessine une véritable trajectoire narrative dans chaque album, en agrandissant progressivement le cercle des possibles. On n’est jamais perdu, mais on est toujours surpris. En refermant l’ultime album, on en ressort aussi avec l’impression prégnante d’avoir suivi la vie d’une famille (certes pas nucléaire) pendant plusieurs années, avec ses hauts, ses bas et ses bons souvenirs. Bref, difficile pour le jeune lecteur de ne pas se retrouver dans toute cette folie. Seul le cinquième album est un peu en retrait, avec un format à l’italienne et une formule plus classique de gags en série, tout en apportant un point final cohérent à l’univers de Nini Patalo.

Tout est possible, surtout l’irrévérence

Nini Patalo se démarque aussi des BD de son temps par la personnalité de son héroïne, résolument chipie et amorale, qui détonnait par sa créativité au sein du Tchô du début des années 2000. Beaucoup de séries jeunesse de la même époque jouaient soit sur la carte des histoires moralisatrices très classiques teintées de gags à la mécanique solide mais parfois usée (on pense à des séries déjà un peu vieillissantes comme Cédric) soit sur un sens du cool ultra exacerbé, avec des histoires jouant à fond sur l’image des cultures urbaines et de l’univers des geeks (on pense aux séries Malika Secouss ou Franky Snow, par exemple, ou encore dans une certaine mesure au contexte très réaliste de Lou). L’approche de Lisa Mandel dans Nini Patalo est assez différente, car c’est une des seules séries de son époque à proposer un récit d’enfant en train de faire des bêtises et d’inventer des histoires.

Ce qui frappe également à la lecture des aventures de Nini, c’est son côté parfaitement irrévérencieux, opportuniste, parfois cupide, souvent capricieux, toujours impulsif. Nini est une enfant terrible, jamais à court de farces ou d’une répartie cinglante, une sorte de Mimi Cracra moderne qui vivrait au milieu des monstres et des pingouins savants. Elle remise cependant son amoralité au placard quand il s’agit de réparer les conséquences des âneries des autres, assumant alors pleinement son rôle d’adulte au sein d’un groupe encore plus immature qu’elle. En somme : une enfant tout ce qu’il y a de plus banale, en train de jouer avec des figurines.

Ce côté irrévérencieux et délirant se retrouve avec un plaisir de plus en plus marqué au sein des cinq albums, et on se prend à se demander ce que Nini va encore bien pouvoir inventer pour se sortir des situations où elle s’est bien souvent elle-même fourrée. On sent que Lisa Mandel ne s’est donnée que peu de bornes : dans Nini Patalo, tout peut arriver, et c’est bien pour cela que la série fonctionne. Les animaux parlent si c’est utile, les extraterrestres arrivent si l’intrigue le demande, et puisque Nini n’en semble jamais surprise, alors tout est possible. Parce que c’est ainsi que fonctionne l’imagination des enfants.

© éditions Glénat

Le dessin au service de l’énergie créatrice

Peu de séries rendent aussi bien hommage à l’imagination des enfants que Nini Patalo. Et c’est en grande partie grâce au trait extrêmement expressif et démonstratif de Lisa Mandel que la série et ses délires visuels fonctionnent aussi bien. Plus tard dans sa carrière, parfois et souvent sous forme de récit autobiographique, on retrouvera Lisa Mandel en capacité d’exprimer énormément d’émotions par une simple grimace, un personnage en colère, une posture outrée ou simplement le croquis d’une créature absurde. Cette énergie est déjà présente dans Nini Patalo.

Lisa Mandel capte admirablement les personnalités de ses personnages qui, à peu de choses près, se retrouvent dans une joie de vivre patentée et dans une certaine crétinerie assumée. Les dessins de Nini Patalo restent plus simples que dans certaines séries ultérieures de l’autrice : et pour cause, la série a été dessinée à un rythme frénétique (quatre albums en quatre ans, en parallèle d’un blog BD, de la série Eddie Milveux et de plusieurs albums one shot… soit une dizaine d’albums entre 2003 et 2006 !). Néanmoins, chaque case regorge de détails et de créativité.

© éditions Glénat

Davantage que d’autres histoires de Lisa Mandel, Nini Patalo déborde d’énergie. On sent ses personnages infatigables, toujours optimistes, jamais à court de solutions et pressés de trouver les meilleures aventures pour s’amuser autant que possible. Ce trait, qui ne fera que s’affiner ensuite, est celui qui convient parfaitement à un récit à hauteur d’enfants, mais qui parlait et parle encore à un public d’adultes à même de décerner les nombreuses allusions plus matures disséminées çà et là dans les différentes aventures de Nini. On trouve (déjà) dans Nini Patalo une critique acerbe du cynisme du monde des adultes, de l’économie libérale et de l’hypocrisie du monde du travai, que l’on retrouvera ensuite tout au long de l’œuvre de Lisa.

Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que ce dessin si plastique, coloré et expressif se soit retrouvé adapté en 2011 en dessin animé par le studio Je Suis Bien Content, une adaptation diffusée sur France 3 qui me semble avoir un tout petit peu moins bien vieilli que les albums en question, la faute à une animation en Flash alors très en vogue, mais dont le rendu est aujourd’hui un peu daté. Cependant, le scénario de cette adaptation ayant été supervisé par Lisa Mandel elle-même, le résultat en terme de découpage, de rythme et d’humour était à la hauteur des attentes et c’est sans surprise que le dessin-animé remporta la même année un prix au festival de Montreuil. Il ne s’agit probablement pas de la manière la plus évidente de rentrer dans l’univers de Nini Patalo en 2021, mais le dessin animé en reste un excellent produit complémentaire.

© éditions Glénat

Même adulte, on a tout à gagner à découvrir ou redécouvrir les aventures de Nini, Jean-Pierre, André et les autres. A la fois fantaisie enfantine, commentaire social goguenard et œuvre débordante d’une énergie rarement revue depuis dans les séries destinées aux plus jeunes lecteurs, Nini Patalo a placé Lisa Mandel dans la liste des autrices de BD qui comptent. Près de vingt ans plus tard, la série n’a rien perdu de sa fraîcheur et de son ton doucement irrévérencieux qui fait de la capacité à créer et à inventer des histoires sa carte maîtresse. Lisa Mandel continue à publier régulièrement des livres à destination d’un jeune public (avec un prisme plus souvent documentaire que narratif), et c’est tant mieux : elle est une des autrices de sa génération qui sait le mieux parler aux enfants, sans doute parce que, comme eux, son imagination est sans bornes.

Samuel Levêque