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entretien avec lisa mandel

Marius Jouanny

[Avril 2021]

Marius Jouanny : Comment êtes-vous devenue autrice de bande dessinée ?

Lisa Mandel : Mon parcours n’a rien de très original. Avant de savoir lire, j’entretenais déjà une fascination pour la bande dessinée. À la maternelle, je lisais les Mafalda de mon père sans en comprendre le sens, que j’essayais d’imaginer. J’avais un rapport fusionnel avec les personnages de bande dessinée comme Gaston ou Lucky Luke. Je ne concevais pas qu’on puisse ne pas les connaître. Au collège, je prenais des cours de dessin et je voulais déjà devenir dessinatrice. Arrivée en troisième, j’ai voulu faire un BAC technique en intégrant les arts appliqués, contre l’avis de mes profs. Mes parents m’ont soutenue dans ce choix.

Ils lisaient beaucoup de bandes dessinées ?

Oui. Ma mère lisait tous les albums de Claire Bretécher, tandis que mon père préférait les auteurs d’Hara-Kiri. À la maison, on était abonné à Pif Gadget, on lisait Mickey et les intégrales de Rahan. Mon premier argent de poche m’a servi à acheter un album d’Oumpah-Pah, par Goscinny et Uderzo, puis Les Schtroumpfs. Plus tard, j’ai lu en cachette les Métal hurlant de mon père, qui me faisaient un peu peur. Reiser et Wolinski m’ont marquée à ce moment-là.

Ce sont ces auteurs qui vous ont orientée vers un style humoristique ?

Pas vraiment. Je les associais au dessin politique, domaine trop sérieux qui ne me tentait pas. Adolescente, je voulais plutôt m’inscrire dans la lignée de Rosinski et Loisel, alors que mon dessin n’était pas assez réaliste. Je ne maîtrisais pas la perspective. Je m’essayais aussi à une approche comique pour faire rire mes camarades, mais c’était dans les marges de mes dessins. Je ne pensais pas qu’on pouvait faire de la BD son métier avec un dessin pareil. Plus tard, durant mes années aux Arts Déco de Strasbourg, en spécialité illustration jeunesse, l’auteur Joseph Béhé, qui comptait parmi mes profs, a accordé de la valeur à mon style. Il m’a aussi fait découvrir les livres de L’Association, ceux de Lewis Trondheim et Jochen Gerner. En lisant ces auteurs et en assistant au succès rencontré par Marjane Satrapi, j’ai compris qu’on pouvait raconter toutes sortes d’histoires avec un dessin simple.

Eddy Milveux, t.1 : Attention, blatte magique,
"BD Kids", 2011, page 7

Vous avez commencé par faire de la bande dessinée jeunesse, pour ensuite vous en éloigner. Pour quelle raison ?

C’est lié à ma formation, puisque j’ai fait un stage à Milan Presse durant l’été de ma troisième année d’étude. Le directeur ne m’a pas demandé de dessiner, mais de recalibrer les fonds de CD-Rom, tâche ennuyeuse au possible. J’ai proposé des illustrations sur les conseils de ma mère, en allant frapper à la rédaction du journal Les Clés de l’actualité Junior. Je leur ai envoyé quelques dessins de presse, puis j’ai continué de collaborer avec eux pendant des années. Dans ma classe, Boulet travaillait déjà pour la revue Tchô !, un mensuel de BD jeunesse fondé par Zep. Il m’a incité à proposer des projets à la revue. J’ai donc commencé à y publier des strips. J’étais la seule femme dessinatrice du magazine, à cette époque. Mes débuts dans la bande dessinée jeunesse restent le fruit du hasard. Si j’avais d’abord été en contact avec une revue de bande dessinée pour adultes, je pense que je n’aurais pas fait de BD jeunesse. Mon projet de fin de diplôme était d’ailleurs plutôt dans la veine de Lewis Trondheim, en utilisant le mode de narration du continuity strip [une série de strips dont l’action s’enchaîne pour former un seul récit, NDLR] comme dans son album Le Pays des trois sourires, qui m’a beaucoup marquée.

Comment avez-vous débuté votre première série ?

À la fin de mes études, le directeur artistique de Tcho !, Jean-Claude Camano, m’a proposé d’élaborer une série. Il me demandait un « Titeuf au féminin ». J’ai alors commencé Nini Patalo, qui n’a finalement pas grand-chose à voir avec Titeuf. Avec du recul, cette série ne s’adresse pas qu’aux enfants. Je connais de nombreux adultes qui l’apprécient. Ma plus grande peur, c’était de me retrouver à enchaîner les albums d’une série jeunesse sans pouvoir passer à autre chose, comme Zep avec Titeuf. J’ai donc arrêté la BD jeunesse au bout de quelques années.

Super Rainbow, "Professeur Cyclope", 2015, p. 24

Même dans vos albums pour adultes, il y a un traitement volontairement enfantin. Les Super Rainbow [1] combattent un caniche géant, par exemple. Est-ce que votre imaginaire ne serait pas, de manière générale, lié à l’enfance ?

Peut-être. Lorsque je fais de la bande dessinée dite du réel, j’ai un dessin qui garde une filiation humoristique liée à la bande dessinée jeunesse, avec un trait rond. Mon écriture est très spontanée, comme l’imagination d’un enfant qui invente une histoire au fur et à mesure qu’il la raconte. D’ailleurs, je m’adresse toujours aujourd’hui à un public large : il paraît que de nombreux enfants ont suivi les strips quotidiens de Mon année exemplaire sur Instagram [2].

Votre blog BD lancé en 2005, Libre comme un poney sauvage, est une première excursion en dehors de la BD jeunesse. Pourquoi avez-vous entrepris ce journal autobiographique ?

J’en avais marre de partir en voyage sans tenir un journal de bord qui me permettrait de me souvenir de ce que j’ai vécu. J’ai donc ouvert ce blog pour raconter mon voyage en Argentine. Je ne voyais pas comment ma vie pouvait être assez intéressante pour la raconter, mais il me semblait important de raconter mes découvertes dans les pays étrangers.

Libre comme un poney sauvage, "Shampooing", 2006

Pourtant, après cet album, vous n’avez pourtant pas publié d’autres récits de voyages jusqu’à la sortie d’Un automne à Beyrouth, douze ans plus tard. Pourquoi ?

Je devais réaliser un deuxième album pour la collection « Shampooing », sur mes voyages au Cambodge. Mais la semaine de l’anniversaire de mes trente ans, je suis devenu épileptique et j’ai passé deux années difficiles, qui ont bouleversé mes projets. C’est à ce moment-là que j’ai arrêté mon blog et la série Nini Patalo. Quand je me suis remise, j’ai entamé des projets plus sérieux et mature dans leur propos, comme Princesse aime princesse et HP. Les autres blogs que j’ai pu tenir par la suite se rapprochent plus de la bande dessinée documentaire, comme celui que j’ai tenu sur le site du journal Le Monde pour raconter mon expérience à la jungle de Calais avec la sociologue Yasmine Bouagga, ou pour suivre les élections présidentielles vues par des enfants avec la sociologue Julie Pagis. Même Un automne à Beyrouth débute par un récit documentaire qui m’a été commandé par une ONG. Après ce prologue, on y retrouve le ton plus léger de Libre comme un poney sauvage.

Parmi vos autres blog BD, vous avez participé à un projet collectif : Chicou-chicou [3]. En quoi consistait-il ?

Plusieurs bloggeurs BD, comme Boulet et Aude Picault, ont lancé ce blog collectif. Ils y incarnaient chacun un personnage, en faisant avancer le récit selon des thèmes improvisés. Lorsque l’un d’entre eux est parti, j’ai pris sa place. J’incarnais le personnage de Juan dans ce projet délirant. Le récit procédait par ping-pong. On choisissait une thématique, comme les zombies, quelqu’un commençait l’histoire et les autres la continuaient après lui. J’ai arrêté au moment de mes premières crises d’épilepsie. C’est Erwann Surcouf qui m’a remplacée.

En 2008, votre album Princesse aime princesse abordait le thème de l’homosexualité. Aujourd’hui, les albums qui traitent de ce sujet sont nombreux. À l’époque, n’était-ce pas moins répandu ?

C’est vrai. Depuis quinze ans les mœurs ont évolué, et il y a aussi bien plus de femmes autrices pour témoigner de l’homosexualité féminine en particulier. Mais, de toute façon, je voulais traiter la relation homosexuelle dans cet album comme n’importe quelle relation. Il ne s’agissait pas de mettre ce thème au centre du récit, mais d’en faire un non-sujet, quelque chose de normal. Cela me semblait d’autant plus intéressant de procéder de cette manière que l’album s’adresse à un public adolescent. Je ne tiens pas de toute façon à évoquer ma sexualité dans tous mes albums, mais j’ai besoin d’en parler à certains moments comme dans Super Rainbow. Je pense que ce sont les principaux concernés qui doivent pouvoir traiter ces sujets par le récit, car l’invisibilité des personnes LGBT+ est encore importante. J’ai toujours le projet de réaliser un autre livre à ce sujet avec une amie journaliste, mais j’ai dû le repousser pour me consacrer à d’autres projets en retard.

Entre 2008 et 2013, vous avez signé le scénario de trois albums, Esthétique et filatures, Brune Platine et Vertige, en confiant le dessin à d’autres auteurs. Pourquoi ?

J’ai réalisé Esthétique et filatures avec la dessinatrice Tanxxx car mon propre style ne convenait pas à un tel récit. J’aime les polars pour leur ambiance glauque et poisseuse, que je ne peux pas exprimer avec mon dessin humoristique. Reprenant le même personnage de femme détective, j’ai ensuite réalisé Brune Platine avec Marion Mousse, dont Casterman a d’abord publié une première partie avant de sortir le récit intégral six ans plus tard. Un choix assez peu judicieux. Je comprends que les lecteurs aient été peu emballés par la première édition qui ne comprenait que la moitié des planches. Concernant Vertige, je voulais collaborer avec Hélène Georges et nous avons choisi ensemble un sujet qui pourrait nous intéresser, en l’occurrence la destinée de deux femmes du spectacle qui cherchent à s’émanciper de leurs conditions respectives.

Princesse aime princesse, "Bayou", 2008, p. 22 (détail)

Votre première bande dessinée documentaire portait sur les hôpitaux psychiatriques en France. Qu’est-ce qui vous intéressait dans un tel sujet ?

J’ai débuté HP avec pour principale intention de raconter le témoignage de mes parents, qui y travaillent. En les interrogeant sur leur métier, je me suis rendu compte que le récit pouvait prendre une dimension historique si je racontais l’évolution de l’institution depuis les années 70. Durant cette période, deux visions de la psychiatrie ont coexisté tant bien que mal. L’une considérait encore le patient comme un coupable qu’il faut enfermer, avec toute la maltraitance que cela implique. L’autre, un nouveau paradigme intitulé la psychiatrie de secteur, tendait à considérer les malades comme des personnes en souffrance. Mes parents se sont retrouvés à cheval entre ces deux écoles puisqu’elles coexistaient dans le service où ils travaillaient. Cela m’a paru intéressant de creuser cette histoire pour aller plus loin que le témoignage individuel et l’anecdote.

Contrairement à vos BD documentaires suivantes, vous n’apparaissez pas au cours du récit…

J’estime que je dois me mettre en scène dans une bande dessinée documentaire quand cela a une véritable utilité narrative. Pour l’album sur la jungle de Calais par exemple, il m’a semblé important que le lecteur puisse s’identifier à Yasmine et moi qui découvrons le lieu en partageant certains ressentis. Dans Prézizidentielle, en revanche, je me représente rarement car l’attention est focalisée sur les commentaires politiques des enfants. Pour HP, j’avais décidé de m’effacer totalement derrière mon sujet, car ce sont mes parents et deux de leurs amis du personnel hospitalier qui témoignent. Il ne m’a d’ailleurs pas semblé utile de préciser au début du récit qui sont mes parents parmi ces quatre témoins.

HP, t.2 : Crazy Seventies, 2013

Un troisième tome d’HP n’était-il pas prévu ?

Si. Il doit se concentrer sur la période des années 80 et le service de nuit. Les entretiens sont réalisés et je compte toujours dessiner cet album, mais les circonstances ont repoussé sa réalisation. Pendant une période, j’ai aussi voulu faire le portrait d’un centre psychiatrique marseillais, qui a malheureusement changé de direction et de personnel avant que je ne finisse mon investigation. Des personnes se sont rétractées et ont refusé d’apparaître sur des pages déjà terminées, ce qui m’a contrainte à abandonner le projet tel qu’il se présentait.

Qu’en est-il à présent ?

Cette année, j’ai décidé de reprendre cet aspect du projet en partant enquêter dans plusieurs centres à Marseille, avec une approche plus personnelle puisque je vais m’y mettre en scène. L’idée est d’interroger comment est prise en charge la santé mentale dans ces différents endroits. Je vais aussi bien parler du délabrement du service hospitalier que de la mise en place d’alternatives, avec pour angle celui du rétablissement des personnes souffrant de maladies psychiques. Je veux montrer qu’on peut apprendre à vivre avec des troubles psychiques. Cet aspect militant me donne plus de confiance sur la légitimité de ce projet qui a connu des débuts chaotiques. Je compte le publier avec ma nouvelle structure d’édition Exemplaire. Je m’occuperai du tome 3 d’HP ensuite.

En 2016, vous avez lancé chez Casterman, avec la sociologue Yasmine Bouagga, la collection « Sociorama », qui publie des enquêtes sociologiques en bande dessinée. Comment en êtes-vous venue à rapprocher la BD de cette discipline scientifique ?

J’ai fait un BAC technique. Je n’ai jamais étudié la sociologie. En faisant HP, j’ai pourtant mobilisé des outils sociologiques, en interrogeant les acteurs d’une profession. Comme M. Jourdain qui fait de la prose sans le savoir, j’ai fait de la sociologie sans le savoir. Des doctorants l’ont remarqué. Ils m’ont donc contactée pour un colloque sur les rapports entre la sociologie et la bande dessinée, qui s’est tenu en 2013 [4]. Nous avons ensuite créé avec Yasmine Bouagga la collection « Sociorama » chez Casterman, qui amène des sociologues à travailler avec des dessinateurs de bande dessinée pour publier des enquêtes sociologiques en BD. La « Petite Bédéthèque des savoirs » du Lombard, « Octopus » chez Delcourt sont arrivés en même temps, tout comme des journaux comme La Revue dessinée et Topo. La BD documentaire est un genre en plein essor. Cela ne me paraît pas être un simple effet de mode.

Comment des travaux sociologiques peuvent-ils prendre la forme d’une bande dessinée ?

Les albums de la collection « Sociorama » ont expérimenté deux formes différentes. Pour l’une, le sociologue et le dessinateur se rendent ensemble sur le terrain de recherche, et partagent leurs premières impressions et analyses. Pour l’autre, il s’agit d’une fiction inventée à partir du travail d’un sociologue. Ce détour par la fiction a pour but de rendre le récit plus vivant et incarné. L’éditeur Benoit Mouchart a eu cette idée car il trouvait cela laborieux de mettre en scène le sociologue découvrant son terrain. Concernant La Fabrique pornographique, par exemple, il s’agit de l’adaptation d’une enquête de Mathieu Trachman sur le milieu du porno en France. Au départ, Aude Picault devait dessiner l’album mais sa grossesse repoussait la sortie aux calendes grecques. Je m’en suis donc chargée, pour que l’album sorte parmi les premiers de la collection. J’ai inventé des personnages constituant des archétypes qu’on peut retrouver dans les témoignages recueillis par Mathieu, en reprenant certaines des situations qu’il décrit. Comme les autres albums qui concernent la sociologie du travail, ces personnages constituent des cas sociologiques qui permettent de comprendre les logiques sociales à l’œuvre, en l’occurrence dans l’industrie pornographique.

Avec du recul, les deux démarches vous semblent-elles aussi pertinentes l’une que l’autre ?

Pas vraiment. Adapter un livre de sociologie depuis son bureau et partir sur le terrain avec un sociologue, cela n’a rien à voir. Pour mettre en fiction un ouvrage sociologique, on revient souvent aux mêmes archétypes du jeune qui débute dans le milieu qu’on décrit, et qui se fait expliquer par d’autres comment cela fonctionne. Dans le deuxième cas, les deux auteurs vivent les choses en même temps ce qui créé un meilleur rapport, plus équilibré et même plus égalitaire. La capacité d’analyse de l’expert et les observations du dessinateur peuvent ainsi trouver une complémentarité. C’est ce que j’ai vécu avec Yasmine Bouagga pendant la conception de l’album sur la jungle de Calais À l’inverse, je trouve cela dommage quand le dessinateur est considéré comme un pur illustrateur dans une bande dessinée documentaire, alors que les inventions narratives qu’il peut apporter sont souvent judicieuse. J’ai même envisagé que la collection serait plus intéressante si on se restreignait à cette seconde approche.

Les Nouvelles de la jungle, "Sociorama", 2017, page 63

Qu’est-ce que la bande dessinée peut apporter aux travaux sociologiques ?

Les sociologues traitent des sujets passionnants, mais publient des livres scientifiques peu accessibles pour un public qui ne connaît pas ce domaine. Alors que la sociologie produit beaucoup d’enquêtes susceptibles d’intéresser les gens, car elle aborde des phénomènes de société qui nous concernent tous. De leur côté, les auteurs de BD recherchent en permanence des sujets intéressants à raconter. Nous avons préféré choisir des recherches qualitatives et ethnographiques plutôt que celles qui mobilisent les statistiques, car ce sont les mieux disposées à être adaptées en bande dessinée. J’en suis convaincue, ce médium est un très bon outil pour raconter le réel, tout en restant très libre dans la forme. Des approches humoristiques ou même oniriques sont aussi pertinentes pour rendre compte des observations du sociologue.

Par exemple ?

Dans Prézizidentielle, qui relate les débats que la sociologue Julie Pagis et moi avons organisé avec deux classes d’école primaire sur les élections présidentielles de 2017, des dessins d’enfants sont publiés et apportent une documentation visuelle originale. Après les séances avec les élèves, Julie m’indiquait les moments qui lui semblait les plus pertinents à raconter, tout en effectuant un travail de retranscription. La BD documentaire émancipe des carcans de la méthodologie scientifique classique. On peut y évoquer nos ressentis là où le scientifique aura tendance à les mettre de côté pour lui permettre d’objectiver son terrain de recherche. Pour cet album, je regrette toutefois que Casterman ait voulu sortir le livre au plus tôt après les élections. Cela ne nous a pas laissé le temps d’inclure assez de scènes d’éclairages scientifiques qui vulgarisent les travaux de Julie Pagis et remettent les discussions avec les enfants dans leur contexte sociologique. Certains passages restent ainsi dans l’anecdote, là où nous aurions pu étoffer la réflexion.

Quels autres problèmes la réalisation des titres de la collection a-t-elle pu rencontrer ?

L’adaptation en fiction a parfois occasionné des désaccords entre les dessinateurs et les sociologues, car ces derniers ne pouvaient s’empêcher de penser aux personnes qu’ils ont étudié, même si ce ne sont pas elles que la bande dessinée met en scène. Quant au dessinateur, son rôle d’exécutant et de mise en image d’un travail sociologique ne lui convient pas très bien. Un comité scientifique composé de cinq sociologues devait lire les story-boards des dessinateurs pour les valider. Ce processus inspiré du fonctionnement des revues universitaires se révélait parfois assez lourd. Il est à l’origine d’un déséquilibre : les choix créatifs étaient en effet discutés par sept sociologues pour deux dessinateurs. Certains auteurs ont dû recommencer sept fois leur synopsis et leur story-board. Finalement, la collection s’est arrêtée avec les titres L’Amour des maillots, sur le milieu du football, et Au tribunal des couples, sur le phénomène des divorces. Casterman n’a pas souhaité la continuer, pour des raisons économiques.

Avez-vous parfois douté de votre légitimité à traiter un sujet en tant qu’autrice de bande dessinée documentaire ?

Il faut toujours questionner ses mobiles lorsqu’on s’intéresse à un sujet, et chercher le point de vue qu’on veut adopter. Cela permet de ne pas tomber dans le voyeurisme et l’outrance chers à certaines émissions de télévision. La plupart des bandes dessinées documentaires que j’ai réalisées ont un rapport avec ma situation personnelle. Je me suis sentie légitime de parler des hôpitaux psychiatriques puisque je me suis notamment appuyée sur le témoignage de mes parents et que beaucoup de mes proches souffrent de maladies psychiques. Concernant la jungle de Calais, je me souvenais de L’Appel des 800 en 2015 [5]. Je ne me sentais toutefois pas légitime de pouvoir y aller jusqu’à ce que je rencontre le réalisateur Laurent Cantet, à l’occasion d’une émission de radio. Il m’a incité à y m’y rendre pour témoigner de ce qu’il s’y passe. Certains sujets sont trop importants et trop graves pour se permettre d’hésiter. Lorsque nous y sommes allés avec Yasmine Bouagga, ce principe nous a paru évident. Nous avons pu organiser une enquête rigoureuse sur le plan méthodologique grâce à son bagage de chercheuse. Pour moi, une telle démarche diffère du « trash tourisme » parce qu’il s’agit de témoignages, de la nécessité de partager une réalité terrible qui n’avait pas lieu à l’autre bout du monde, mais dans le nord de la France.

Avez-vous vécu des moments difficiles sur vos différents terrains d’investigation ?

Lors de mon passage à travers des camps de réfugiés à Beyrouth, j’ai assisté à des situations de misère extrême. J’ai notamment croisé une petite fille avec une maladie horrible, qui aurait pu être soignée dans un bon hôpital. Lorsqu’on assiste à cela sans pouvoir rien y faire, on se pose la question : à quoi ça sert d’évoquer ce genre de scènes en bande dessinée ? C’est très perturbant, je pense que tout journaliste ou reporter-photographe se la pose à un moment.

Les Nouvelles de la jungle, "Sociorama", 2017, page 42

Votre style de dessin vous permet-il de prendre de la distance avec ces situations lorsqu’il s’agit de les raconter en bande dessinée ?

Lorsqu’on aborde un sujet lourd et dur à raconter comme le traitement des patients en hôpital psychiatrique ou la vie des migrants dans la jungle de Calais, je ne pense pas que ce soit la peine d’ajouter des violons avec un dessin ultra-réaliste. Je préfère dédramatiser la situation avec un style humoristique. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils ne pouvaient plus regarder les reportages télévisés sur le sort des migrants, mais qu’ils ont pu s’y intéresser de nouveau en lisant Les Nouvelles de la jungle. Mon dessin ne doit pas pour autant atténuer la gravité des faits. Je fais bien attention à ne jamais minimiser la souffrance des gens.

2020 a vu la parution de votre album Une année exemplaire. Comment devient-on une personne exemplaire, selon vous ?

En commençant les récits quotidiens de mon année exemplaire, je croyais devenir exemplaire en parvenant à arrêter toutes mes addictions, l’alcool et les séries débiles. Au bout de quelques mois, je me suis rendue compte qu’elles me permettaient de trouver un équilibre, comme un antidépresseur. En les arrêtant toutes, mes crises d’épilepsie et de panique sont revenues à la charge. J’ai fini par changer d’avis sur l’exemplarité, en acceptant mieux mes défauts. Est-ce qu’être exemplaire, c’est faire une heure de salle de sport sur un tapis roulant et ne manger que du chou kale en regardant des films de Godard ? À bien y réfléchir, j’ai revu mon sens des priorités. Je me suis rendu compte que je mettais trop d’énergie à vouloir changer qui j’étais. De l’énergie que je peux mettre dans des projets constructifs et altruistes, comme la maison d’édition Exemplaire que j’ai fondée. J’avais aussi déjà en tête de créer une structure alternative comme Exemplaire, mais je voulais d’abord éditer moi-même un premier livre pour comprendre comment cela fonctionne. Je suis d’ailleurs loin d’être la première autrice à m’auto-éditer. Claire Brétécher, Goscinny et Uderzo l’ont fait avant moi, tout comme les auteurs de la scène alternative.

Une année exemplaire, chez l’auteur, 2020

Comment êtes-vous parvenue à auto-éditer l’album ?

J’ai débuté le projet par une campagne de financement Ulule. Quelques mois après, j’avais dépensé tout l’argent pour subsister et je n’en avais plus pour imprimer le futur livre. J’ai donc ouvert un site de pré-vente de l’album qui m’a permis de lancer une première impression à 2 000 exemplaires. J’ai maintenant atteint 7 000 exemplaires imprimés. Quand j’ai lancé mon projet, beaucoup m’ont prévenu des difficultés que cela engendre. Cela m’a permis d’anticiper certaines galères, comme le moment où il a fallu envoyer un exemplaire du livre à chacune des 1 000 personnes qui ont contribué à la campagne participative. On s’y est mis à quatre, cela n’a pris que quelques jours.

De la réalisation des planches à la distribution des livres, un auteur peut-il donc s’occuper de tout lui-même ?

Non. Un livre, ça ne s’édite jamais seul. J’ai été épaulée par des amies, une maquettiste, une graphiste et une correctrice orthographique que j’ai toutes rémunérées. J’ai aussi demandé à mon ami éditeur chez Misma Damien Filliatre de me conseiller des imprimeurs. Dans un premier temps, je me chargeais moi-même de la distribution de mon livre aux libraires et aux particuliers. Mais ce n’était pas viable car j’y passais plusieurs heures par jour. J’ai donc délégué cette tâche à ma sœur, qui est en reconversion professionnelle.

Comment s’est passée la relation avec les libraires pour diffuser votre livre ?

J’ai d’abord contacté une centaine de librairie, puis je me suis inscrite sur le site de référencement des libraires. Cela a incité beaucoup d’entre eux à me commander des exemplaires, mais les petites librairies m’achètent souvent l’album en quantité limitée car il s’agit de vente ferme. Je ne propose pas le droit de retour des exemplaires comme le font tous les autres éditeurs. Je ne peux pas me permettre d’utiliser ce système coûteux qui permet au libraire de prendre moins de risques financiers.

Après cette expérience, vous créez maintenant une maison d’édition, Exemplaire. En quoi consiste-elle ?

Il s’agit d’impliquer davantage l’auteur dans le processus d’édition pour lui permettre en échange d’accéder à un bien meilleur pourcentage de droits d’auteur. Notre structure a une personne chargée de la communication mais nous n’enverrons pas de commerciaux dans les librairies. Donc nous faisons l’économie des coûts ordinaires de diffusion, et de plus l’auteur s’implique davantage dans la promotion de son album. Donc nous lui offrons un minimum de 20 % de droits au lieu de 8 à 10 % comme c’est le cas actuellement.
Quand l’auteur choisit de réaliser lui-même la maquette éditoriale et de distribuer les exemplaires de son album, ses droits d’auteur peuvent monter jusqu’à 60 % sur les exemplaires vendus en ligne ou en direct. Ce qui n’empêchera pas une présence en librairie. Nous sommes d’ailleurs en train de créer une interface libraires sur notre site, qui simplifiera les commandes pour ceux-ci (en plus du référencement des livres sur les plateformes habituelles type Dilicom ou Electre). Nous travaillerons plus étroitement avec un cœur de librairies partenaires mais les livres seront évidemment accessibles à tous.
Tous les livres seront financés par crowfunding. Ce qui veut dire que nous saurons en amont quelle quantité de livres imprimer ; si le livre ne trouve pas son public, on ne le produira pas. Exemplaire n’investit pas d’argent dans les livres, chaque livre a son économie propre qui repose sur le financement participatif [6], mais nous mutualisons tout le reste.
Une option est aussi proposée à chaque auteur : parrainer un auteur moins connu. Le deal est le suivant : si l’auteur fait un bon crowfunding, nous bloquons une partie des fonds pour une durée limitée. Son poulain fera lui aussi un crowfunding et, s’il n’arrive pas à remplir ses objectifs, nous complèterons avec le crowfunding du parrain, qui récupèrera sa mise au fur et à mesures des ventes de son poulain, en prenant le risque de ne jamais être remboursé. Ça permet de lancer des auteurs moins connus sur les réseaux sociaux.

L’idée n’est pas de se passer d’éditeur, c’est d’éditer autrement. Cette structure alternative garde les atouts de l’auto-édition pour les mettre en pratique à une plus grande échelle. On pourrait appeler cela de l’édition à responsabilité partagée. Je me suis rapidement rendu compte que beaucoup d’auteurs autour de moi songeaient déjà à s’auto-éditer, sans oser franchir le pas. Exemplaire a été fondé pour leur faciliter le travail, en évitant à l’auteur les côtés les plus sombres de l’auto-édition (solitude, SAV, démarchage, envoi de colis, etc) pour n’en garder que les bons (auteur au centre de la production, entouré d’une équipe au service du livre, tous payés au pourcentage des livres vendus, pouvoir décisionnel à tous les niveaux et contrats transparents, avec des cessions de droit extrêmement courtes, de 2 à 4 ans). Il y aura un accompagnement éditorial proposé par des professionnels de l’édition, ce n’est pas une structure SANS éditeur, même si nous n’avons pas de locaux. Comme il s’agit d’une Société par Actions Simplifiée (SAC), nous redistribuerons chaque année les bénéfices entre tous ceux qui collaborent à Exemplaire. Je touche un petit pourcentage sur chaque livre qui correspond à mon implication personnelle dans la structure. Je ne pense pas que le bénévolat soit viable. Mais dans la charte éthique de notre maison d’édition, il est prévu que la répartition des pourcentages soit rediscutée collectivement chaque année pour empêcher qu’aucun d’entre nous ne s’enrichisse sur le dos des autres.

Quels seront les premiers titres à paraître ?

Dix auteurs préparent déjà des albums pour Exemplaire, dont Anouk Richard, Charles Berbérian et Théo Grosjean.

Que reprochez-vous aux contrats d’édition des éditeurs conventionnels ?

Je les trouve souvent abscons et louches. Ils comportent beaucoup de clauses abusives, comme la cession des droits audiovisuels. Il est aussi intolérable de contraindre l’auteur à présenter ses projets en priorité à la maison d’édition qui l’a publié auparavant plutôt que de lui permettre d’aller chercher ailleurs librement. Des règles devraient mieux encadrer ces contrats pour les rendre plus clairs et plus avantageux pour les auteurs.

Avez-vous personnellement eu des mauvaises expériences avec les différents éditeurs qui ont publié vos livres ?

Cela fait dix-sept que je fais de la bande dessinée. À part pour mes deux livres à L’Association, je n’ai collaboré qu’avec des grosses structures d’édition. J’ai eu la chance de bénéficier d’avances sur droit correctes, mais je n’ai pas toujours été suffisamment accompagnée pour me démarquer en librairie. Contrairement aux éditeurs indépendants qui accordent beaucoup de travail à chaque livre qu’ils produisent, les gros éditeurs se contentent souvent de communiquer sur leurs séries à succès, en sacrifiant les autres livres dont la sortie reste discrète. Il est plus satisfaisant de s’éditer soi-même plutôt que de confier ce travail à un éditeur en sachant pertinemment qu’on a peu de chance de rembourser ses avances sur droit. On cherche fébrilement des articles qui parlent de notre livre, on ne les trouve pas et puis on passe au suivant. J’ai eu l’impression qu’en m’occupant moi-même du travail d’édition et de promotion de mon album, je l’ai mieux défendu que mes précédents ouvrages. Je ne le vends pas forcément plus que mes autres albums, mais j’y trouve mieux mon compte sur le plan financier.

Propos recueillis au téléphone par Marius Jouanny.

[1] Cf. l’album Super Rainbow, Casterman, « Professeur Cyclope », 2015.

[2] Le site internet de Lisa Mandel : https://lisamandel.fr/ Son compte Instagram : https://www.instagram.com/mandel_lisa/?hl=fr

[4] Les détails de ce colloque sont relatés sur le blog universitaire de l’association Socio en cases : https://sociobd.hypotheses.org/

[5] Cette tribune, notamment signée par des cinéastes et des écrivains, alertait l’opinion publique sur le sort réservé aux migrants à Calais : https://www.liberation.fr/france/2015/10/20/jungle-de-calais-l-appel-des-800_1407520/

[6] Le site de la campagne de financement participatif de la maison d’édition de Lisa Mandel, Exemplaire : https://fr.ulule.com/exemplaire-maison-edition/