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les pandémies : une infectiologie approximative…

Danièle Alexandre-Bidon et Margot Alexandre

[Mars 2021]

« – Et les symptômes ?
– Tout est a priori possible. Fièvre élevée, parfois hémolytique, convulsions, spasmes, désordres cardiaques, éruptions cutanées, coma …
– Vous n’avez pas l’air de bien maîtriser les subtilités du sujet. Je me trompe ? »
[Sylvain Ricard et Rica, Virus, t. 1, Incubation, Delcourt, 2019.]

1. Doctes docteurs

Se moquer des médecins et de la médecine est un ressort humoristique abondamment utilisé depuis les fabliaux médiévaux (« Le vilain mire »), en passant par Molière. La BD n’a pas fait exception à cette règle littéraire. Dès les débuts du 9e art, les auteurs ont joué à la fois sur le ridicule des hommes de l’art qui, pour se démarquer du commun des mortels, se haussaient du col en usant d’un discours volontairement abscons, et sur le savoir scientifique réel, image d’un progrès qui passionne et rassure, surtout en temps de pandémie.

L’imagerie médicale

Le recours à l’imagerie médicale plonge directement le lecteur dans le domaine de la connaissance scientifique. Au début des années 1900, les vues de lamelles au microscope étaient souvent employées, mais de manière humoristique. Actuellement, l’humour cède le pas au réalisme médical. Le microscope électronique invite à figurer un virus ou un bacille de manière authentique, comme dans le manga Contamination [1].Ce procédé est des plus convaincants.

Virus humoristiques. Will et A. Raymond,
« Le virus mugissant »,
mini-récit, Spirou, mars 1963
Bercovici et Cauvin, Les Femmes en blanc, t.22, Délivrez-nous du mâle, « Sales bêtes », Dupuis, 2001.
Virus réaliste. Ao Acato, Contamination, t. 1, Dargaud, 2018.

Autre procédé, employé dès la fin des années 1970, la représentation hyperréaliste d’un influenzavirus, écrasant de sa prévalence tout le continent européen, pandémie que le Dr Justice, membre de l’OIS (Organisation Internationale de la Santé), doit aider à combattre [2].

Influenzavirus. Jean Ollivier et Raphaël Marcello,
« Un virus s’est échappé », Pif gadget, No.512,
janvier 1979, rééd. Milan, Editiemme, 1979.

L’image de l’ADN, chef d’œuvre de l’art graphique en soi, s’est plus récemment imposée, ainsi dans Y Le dernier homme [3]. Les gestes médicaux vus en gros plan font également partie de l’arsenal iconographique des BD pandémiques. On trouve par exemple, dans Awaken, la représentation douloureusement évocatrice des tests PCR avec prélèvement par écouvillonnage [4].

Un écouvillonnage douloureux. Hitori Renda, Awaken, t.1, Ki-Oon, 2016.

Plusieurs ouvrages font un effort de réalisme en montrant des techniques de tests biologiques. La capacité d’anticipation de certains auteurs est digne de la meilleure science-fiction : Péché Mortel, avec quarante ans d’avance, imagine le TROD (Test Rapide d’Orientation Diagnostique) ; la série Soleil froid s’en inspire [5]. Mais l’essentiel de la force de conviction repose sur la capacité des scénaristes à user d’un langage médical savant.

Les Diafoirus du 9e art : le latin

La langue par excellence de la médecine est le latin, auquel la BD prête volontiers des accents comiques. Dans la grande tradition anti-médicale, la terminologie de la sphère microbienne dans la « première bande dessinée » se moquait du latin de médecine, qualifiant par exemple les vulgaires promeneurs du dimanche du terme de « microbus parisiensis » [6]. Mais en même temps, on avait déjà recours à des termes savants tels que « micrococcus », une vraie bactérie, découverte en 1872, tout en les déformant de manière humoristique, comme le fait Henry Somm : « Vous avez devant vous un terrible microbe, le fâcheux micrococcus neoformans. – Pourquoi l’avoir baptisé ainsi ? – Mon devoir étant de l’expulser, il fallait d’abord lui donner un nom à coucher dehors. » [7].

Du latin… de médecine ou de cuisine ?
Georges Meunier, « La faune des environs de Paris un dimanche »,
Le Rire, nouvelle série, No.71, 11 juin 1904
Henry Somm., « Chez le docteur Doyen »,
Le Rire, nouvelle série, No.112, 25 mars 1905.

Le latin n’a pas totalement disparu du 9e art, mais il ne peut plus être que de cuisine : personne ne le comprend plus. Dans une amusante brochure publicitaire en bande dessinée de Luc Cornillon prônant l’homéopathie, les microbes, heureux de « se multiplier et créer un tas de chouettes maladies », ont pour nom « Gorgeus doulouris », « Malaloreillus microbius » ou « Nezquicoulus microbius » [8]… Dans la série Ernest & Rebecca, le vieux docteur diagnostique la petite héroïne, perpétuellement malade : elle est atteinte d’un « eruptus rarum nocivum eczéma staphylocoque trigonal » [9]. Ce latin risible est surtout utile pour dédramatiser une situation anxiogène, par exemple en pastichant une locution du langage courant : « Curriculum sidae » [10]…

Pourtant, hors de l’Occident, le latin trouve encore à s’imposer jusque dans les mangas, par exemple dans Moyasimon, histoire d’un jeune garçon qui possède le superpouvoir de distinguer les microbes à l’œil nu. Ceux-ci sont figurés comme des émoticônes soit joyeux, soit tristes et maladifs, selon leurs propriétés, positives ou négatives. Le jeune héros, habité par la peur de la contagion, dénonce l’invasion de l’air par les micro-organismes, le manuportage, les lieux d’habitation mal aérés et les hôpitaux qu’il considère comme des nids à microbes. Il connaît – et apprend aux lecteurs, non seulement grâce au manga, mais encore par toute une collection de « cartes microbes » – les noms latins de centaines de virus, levures et autres bactéries [11].

Un discours… doctoral

Si le latin a quelque peu perdu de son autorité, user d’un discours médical donne aux scénarios une crédibilité scientifique garante de la suspension d’incrédulité, indispensable dans les récits de pandémies mortelles. Aux USA, le personnage du médecin en tant qu’autorité scientifique est né dans les années 60 : le Dr. Kildare, médecin hospitalier et chercheur en laboratoire, participant à un « Double X Virus Project », maîtrise la fabrication d’anticorps et d’un vaccin [12].

L’autorité en blouse blanche. Ken Bald, « Dr. Kildare »,
The Overseas Family Comics, 19 mars 1965.

Recourir à la figure du médecin, réel ou imaginaire, est resté un passage obligé du genre. Dans Royal Aubrac, histoire de tuberculeux admis dans un sanatorium, le médecin directeur non seulement diagnostique régulièrement le héros de l’histoire dans ses consultations, mais encore donne de savantes conférences d’histoire de la médecine et du médicament[Christophe Bec et Nicolas Sure, Royal Aubrac, Vents d’Ouest, t. 1., 2011.]. Ce procédé n’est parfois pas exempt d’une certaine naïveté lorsque la caution médicale s’incarne dans un personnage en blouse blanche, docteur ou biochimiste, qui prend à intervalles réguliers le relais du narrateur pour donner des explications savantes (dans un style très wikipedia…), surtout quand ce scientifique prototypique pose entouré de fioles, d’un microscope et d’un tableau noir couvert d’équations [13].

Aujourd’hui, le recours à une caution médicale est plus fréquent que jamais. Face à la complexité de la situation sanitaire des XXe et XXIe siècles, mettre en scène l’homme (ou la femme !) en blouse blanche ou parler comme un docteur ne suffit plus. Faire parler les vrais médecins est devenu la panacée. Éditeurs et auteurs font souvent appel à des préfaces signées par des médecins ou adressent des dédicaces aux scientifiques qui les ont aidés à s’informer. Ce souci de caution scientifique est sans doute né avec les albums didactiques sur la prévention du VIH. On trouve de telles adresses dès la fin des années 1980, notamment dans l’album illustré de Niki de Saint-Phalle, préfacé par un professeur d’immunologie à l’université de Berne [14], et dans Sida Connection, dédié, en 1993, au professeur Luc Montagnier, l’un des découvreurs de ce rétrovirus [15]. Même un album punk-rock comme Death Sentence commence par une citation du livre du biologiste Steve Jones, Le Langage des gènes [16]. La préface d’Amorostasia, récit d’une épidémie pourtant allégorique, frappant les amoureux, est écrite par un endocrinologue. Celle de Docteur Peste par un « chercheur en génétique évolutive » [17]. Pour le manga Emerging, qui met en scène un virus émergent, l’édition est carrément dite avoir été « supervisée » par un chercheur de l’Institut Louis Pasteur de Strasbourg ! [18] Cette logique trouve son aboutissement en 2020 avec l’album La Médecin dont la coautrice n’est autre que la médiatique infectiologue Karine Lacombe, ainsi qu’avec l’album fruit d’une collaboration entre le dessinateur Chappatte et le docteur Pittet, l’inventeur du gel hydroalcoolique, médecin-chef en charge du contrôle du coronavirus à l’hôpital de Genève [19].

Déjà, dans les années 1970, Stephen King, pour Le Fléau, avait pris conseil de médecins pour en savoir plus sur la grippe et sur ses mutations [20]. Depuis les années 1990, au Japon, plus récemment en France, les scénaristes de BD sont eux aussi animés par une volonté de réalisme qui les pousse à user d’une terminologie scientifique compliquée et à la limite du jargon. Les mangas en abusent volontiers. Ainsi peut-on lire, dans Seraphim, tout un discours sur la « prolifération de vacuoles spongiformes encéphaliques au niveau du cortex temporal » [21], apprendre, dans Emerging, qu’il faut employer « une méthode immuno-enzymatique pour vérifier la présence d’un virus précis » ou, dans Contamination, que « le caractère multirésistant de cette souche de Madagascar aurait été transmis par un plasmide de salmonelle multirésistante… » [22].

Paradoxalement, ce sont les scénaristes d’histoires de pandémies chimériques, voire oniriques, qui s’avèrent les plus exigeants. Le dossier « Virus. L’arme invisible » proposé par Sylvain Ricard [23], est un inventaire des pandémies dans l’histoire de l’humanité fort bien informé sur le plan sanitaire… et militaire. Il en est de même dans le manga médicalement très réaliste Contamination où, entre deux chapitres, sont présentées des fiches pédagogiques d’une exactitude digne d’un manuel de soins infirmiers. Le risque est que le niveau médical du discours devienne trop élevé pour le lecteur lambda ou juvénile. Il faut alors publier, comme dans Emerging, une explication des termes techniques. Dans cette histoire d’épidémie aux symptômes pourtant extravagants, écrit sous l’influence de la peur du virus Ebola, se trouve tout un appareil critique médical avec un glossaire et un dossier de « clés de compréhension ».

De même, dans Amorostasia, récit nourri d’un étrange mélange entre une maladie de toute évidence purement métaphorique (les amoureux se retrouvent en état de catatonie, figés pendant des années dans leur ultime étreinte, sans aucun besoin biologique) et des scènes, un discours et des images très médicalisés, les recherches effectuées par l’auteur sont évidentes et l’argument du récit s’ancre sur des bases réelles : de complexes phénomènes hormonaux sont bien à l’origine du coup de foudre, de l’attachement, de la passion et du désir… Mais le vocabulaire, bien que savant, n’est pas toujours utilisé à bon escient : les hormones citées ne sont pas les bonnes, les concepts sont mélangés (hormonologie et immunologie), les phéromones font appel à un sens disparu chez l’humain, etc.

Dans le Cycle de Nibiru, série fantastique où une maladie virale a rendu tous les humains mortellement anémiques, l’effort de documentation sur la transfusion et l’anémie est patent : entre autres exemples, les auteurs mentionnent l’hormone erythropoïétine, responsable de la croissance des globules rouges. Mais le développement de l’histoire contredit médicalement l’argument de base : alors que tous sont déjà anémiés, de qui proviendrait le sang qui doit être transfusé en masse à « tous les êtres humains sans exception » [24] ?

Les scénarios les plus abracadabrants dans lesquels un virus métamorphose les hommes en êtres monstrueux ont le même besoin d’information scientifique. Dans le manga Awaken, où domine un mélange de grotesque et de réalisme, on trouve des explications très bien renseignées sur la parasitologie, l’entomologie, et la biologie en général, alors que les mutations essentiellement animales dues à ce virus imaginaire sont tout simplement invraisemblables. Ce paradoxe de la scientificité appliquée à l’imaginaire médical le plus débridé est parodié dans Janski Beeeats, qui propose une fiche médicale complète sur la « violetis pestis » [25].

« Fiche médicale ». Janski, Janski Beeeats, Delcourt, 2018.

Le règne de l’à-peu-près

Dans quantité d’albums, les termes médicaux, bien qu’existants, sont utilisés hors contexte. Il serait stupide de le reprocher aux auteurs d’œuvres de fiction, qui n’ont pas vocation à se faire passer pour médecins ni même à se plier à un quelconque réalisme ! Il leur arrive de ne garder que la sonorité impressionnante d’un terme médical mais aucune des réalités qui lui sont associées, en toute conscience ou non. L’usage est ancien. On en trouve un bel exemple dans Le Mycologue et le caïman, avec le choix d’un terme à la consonance évocatrice, le « mycosis fongoïde », pour parler d’une infection « fongique », c’est-à-dire propagée par un champignon, alors qu’il s’agit en réalité du nom d’un cancer [26].

Les approximations médicales sont innombrables. Nous n’en citerons que quelques-unes. Une joyeuse confusion règne entre les différents micro-organismes, par exemple entre virus et bactéries, spores, champignons et parasites, ou prions. Il s’agit parfois d’une simple question d’époque. C’est le cas dans Le Mystère Borg, dont l’agent infectieux est, de manière impossible, à la fois virus et bactérie, à la fois découvert et inventé selon une « formule secrète » dont on peut voler la liste des ingrédients ! Or, un organisme n’a pas de « formule », mais un code génétique. Mais l’auteur est tout excusé car l’album est publié en 1965, date à laquelle la compréhension de la structure de l’ADN n’en était qu’à ses balbutiements [27].

Dans le superbe album de Colo, Aujourd’hui est un beau jour pour mourir, inspiré de la peur légitime que des bactéries préhistoriques puissent renaître lors du réchauffement du permafrost, le virus se réveille lors de la fonte des glaciers. Mais la glace n’abrite pas la vie, contrairement à la terre ; et, surtout, un virus ne peut survivre en dehors d’un hôte vivant. Dans Tatanka, le patient zéro d’une maladie parfaitement inconnue est censé bénéficier d’une sérothérapie, traitement qui consiste à réinjecter les anticorps d’un autre patient déjà guéri… Impossible [28] !

On pourrait croire enfin qu’une histoire de superhéros ne s’embarrasserait pas du souci de se donner une caution microbiologique. Or l’album Justice et Liberté regorge de termes médicaux tels que virus, bactéries, germe…, mais ils sont employés sans fondement dans un contexte qui n’est même pas approximatif. Le virus se « lie à l’oxygène », se « nourrit des impulsions du cerveau humain », c’est une forme de vie dite « subatomique » mais qui, au microscope, est aussi grosse qu’un globule rouge… Peu importe ! L’idée est de donner à la Justice League of America un prestige scientifique [29].

Un virus obèse. Paul Dini et Alex Ross,
JLA Justice et Liberté,
DC, Semic Books, 2004.

Faut-il considérer comme approximations les assertions pseudo médicales faites dans des BD humoristiques ? Certes non ! Dans Virus, une aventure de Spirou et Fantasio, le comte de Champignac a bien sûr la clé du remède : « l’Antivirax Panoramex », un « champignon microscopique aux vertus antivirales ». Mais il « n’est efficace que combiné à un toxique rare »… La maladie côtoie dans les éprouvettes le « virus R », qui provoque « la fièvre du Sam-Disoar » ou encore le « Bernadex Soubirex » qui déclenche une profonde léthargie [30].

Quoi qu’il en soit, les auteurs de BD ne sont pas médecins – à l’exception du « dieu du manga », Osamu Tezuka, l’auteur de Kirihito, et de Karine Lacombe, « La médecin » –, et la licence artistique, revendiquée depuis le Moyen Âge, reste maîtresse du jeu. Elle s’applique aussi à la description des symptômes.

2. Symptomatologie

Des plus réalistes aux plus fantaisistes, en passant par les plus étranges, l’éventail des symptômes en BD est large. Pas exhaustif, cependant. Certains brillent par leur absence, sans doute par leur caractère peu bédégénique : la fièvre, la déshydratation, l’insuffisance respiratoire et, grande oubliée, la diarrhée. Ce sont là pourtant les quatre causes principales de mortalité liée aux maladies infectieuses, et de loin.

Stigmates et flétrissures

On peut pourtant représenter la fièvre de manière visuelle, par des traits de tremblements et d’irradiation de chaleur, des gouttes de sueur, comme dans La Grippe coloniale [31].

Vert de grippe. Appollo et Huo-Chao-Si, La Grippe coloniale, t. 1, Le Retour d’Ulysse, Vents d’Ouest, 2003.

La déshydratation peut être figurée par des yeux cernés, des traits creusés, la pâleur grisâtre de la peau. La détresse respiratoire se traduit par une couleur bleutée des téguments (muqueuses et extrémités) et par des suées. En ce qui concerne la diarrhée, on comprend aisément sa sous-représentation… Dans l’ensemble du corpus, elle n’est mentionnée qu’à deux reprises, dans Le Fléau, inspiré du roman éponyme, et dans Le Reste du monde : « Il est tout gris, fiévreux, couvert de boutons dégueu, et il se vide méchamment  » [32].

Parfois le symptôme est réaliste, ou inspiré d’une réalité, mais hors contexte ou figuré de manière exagérée : dans À la vie à la mort, tous les pestiférés toussent, ce qui est surtout caractéristique de la peste pulmonaire [33]. De manière humoristique, dans Virus, l’infection s’accompagne d’un éternuement explosif et, dans La Peur aux trousses, autre aventure de Spirou et Fantasio, d’un hoquet irrépressible [34]. Dans Confessions d’un enragé, l’auteur-narrateur attribue à sa « rage chronique » son agressivité incontrôlable. Or, contrairement à ce que l’on peut penser, la rage ne déclenche pas particulièrement d’agressivité, mais une telle douleur et une telle confusion que le patient se défend, parfois violemment, de toute approche. La tétanie est visuellement intéressante : c’est pourquoi on la retrouve comme symptôme de pathologies telles que des fièvres hémorragiques qui ne la causent pourtant pas, dans la série Virus, de Ricard et Rica, dans Tatanka et Batman, Contagion [35].
Pas assez impressionnants ou pas suffisamment « glamour », ces signes cliniques réalistes cèdent le pas devant les deux stars de la symptomatologie de BD : les lésions cutanées et les hémorragies.

Que de sang ! Que de sang !

Les hémorragies en tout genre, caractéristiques des pandémies mortelles de la BD, sont d’autant plus impressionnantes qu’elles sont associées à la peur du virus Ebola et inspirées par lui. Les maladies apocalyptiques sont systématiquement représentées par toutes sortes d’épanchements sanguins, y compris les plus fantaisistes : le sang gicle de partout, même des yeux et des oreilles. Les malades vomissent du sang, ne manquant jamais d’en asperger tous les recoins de la case.

Flux de sang… Sylvain Ricard et Rica, Virus, t. 1, Incubation, Delcourt, 2019.

Dans Contamination, manga pourtant d’un grand réalisme médical, les malades, qui souffrent d’un mélange de peste et de salmonelle, crachent le sang à l’envi ; pourtant, ni l’une ni l’autre de ces maladies n’est hémorragique. Il en est de même dans Virus, de Ricard et Rica, Batman, Contagion, Le Fléau, La Chute ou encore Fièvre qui cumule des yeux injectés de sang et des hémorragies sous-cutanées [36] Dans Aujourd’hui est un beau jour pour mourir, au moment de la mort, se déclenche une « hémolacrie », le sang coulant par les canaux lacrymaux. Dans Emerging comme dans Y Le Dernier homme, tout le sang du corps gicle par les orifices du visage, tuant instantanément la victime. Dans Tatanka, le virus entraîne la mort avec crachement de sang et écoulement par tous les orifices, y compris les yeux. En réalité, ce dernier symptôme est si rare que seuls quelques exemples sont décrits dans la littérature médicale ! De manière moins ostentatoire, le tuberculeux découvre toujours sa maladie en crachant pudiquement du sang dans son mouchoir blanc, alors que l’hémoptysie est le signe d’une infection déjà très avancée.

La peau, une toile blanche pour les artistes

Les lésions cutanées sont un motif de prédilection de la BD pandémique. La peau est une toile blanche pour les dessinateurs, qui en font voir de toutes les couleurs aux malades. Sur la palette des maladies, la peste domine : noire au Moyen Âge, elle est violette dans le XXIe siècle imaginaire de Janski Beeeats, pourpre comme dans le cycle de Cyann [37], blanche dans la ville de Marseille impactée par une mystérieuse épidémie d’amnésie qui fait contrepoint à la peste noire de 1720 [38]. L’infection donne une couleur bleue aux cholériques, la fièvre rend jaune-vert, et le virus de La Rage fait passer les contaminés du gris au vert [39]. Les virus peuvent aussi faire changer de couleur de peau les humains de sorte à abolir les frontières raciales, tel le virus « arc-en-ciel » des Danois [40].

Un virus utopique. Clarke, Les Danois, Le Lombard, 2018.

Cachez ce bubon que je ne saurais voir…

À la couleur de la peau s’ajoutent bubons, pustules, verrues, boutons, escarres, ulcères, excroissances et autres excoriations, plus ou moins suintants et saignants. Les bubons pesteux n’ont pas toujours été du goût des éditeurs. Si les ravages de la peste en France sont le cadre d’histoires publiées dans les illustrés dès les années 1910, la représentation de cette maladie est alors soigneusement expurgée, car c’est une mort sale et donc indécente. Les cadavres étaient dépourvus de toute lésion. Les symptômes de la maladie sont désormais détaillés, par le texte comme par l’image [41].

Bubonique. Vincent Vanoli, Le Décaméron. Un divertissement d’après Boccace,
Ego comme X, 2000.

Après le premier symptôme de la maladie, la fièvre, le deuxième signe caractéristique de la peste bubonique est l’apparition d’un bubon, et en général d’un seul, neuf fois sur dix au pli de l’aine car la puce pique surtout les membres inférieurs. Certains auteurs l’ignorent, figurant parfois des corps recouverts de bubons. Les personnages de BD ne se promenant pas tout nus, la censure (ou l’autocensure) pousse aussi les dessinateurs à dessiner les bubons dans les seules parties du corps laissées à l’air libre, comme les joues [42], ce qui est médicalement impossible, ou le cou, ainsi dans Quarantaine [43]. Ceux-là sont réalistes, mais plus rares qu’à l’aine ou à l’aisselle.

Le bubon cervical. Sam Rictus, Quarantaine,
Les Requins marteaux, 2010

Dans Le Mycologue et le caïman, le malade alité dans une chambre d’isolement se couvre de bubons bleuâtres et jaunâtres avant de perdre figure humaine dans une « phase terminale d’hématodermie » [44]. Dans Le Pavillon des hommes, le fléau mystérieux qui ne touche que ceux-ci se traduit par de « monstrueuses pustules rouges » [45]. Dans Emerging, les cadavres sont eux aussi recouverts d’énormes pustules… Dans l’imaginaire, les lésions aussi apparentes sont associées à l’impression d’un risque contagieux accru et ancrent la maladie dans une réalité tangible. Autant d’occasions pour les dessinateurs de proposer d’impressionnants portraits de malades, voire de morts.

Portraits de morts. Jean Vern et Pierre Christin,
Le Mycologue et le caïman,
Dargaud, 1989
Éric Corbeyran et Amaury Bouillet, PEST, t. 1,
Le Défosseur, Delcourt, 2004
Roberto Aguirre-Sacasa et Mike Perkins, Le Fléau, t. 1,
Captain Trips, Delcourt, (2008-2009) 2010

Changer de peau

Quittant totalement le champ du réaliste et même du possible, l’un des effets les plus récurrents dans les BD épidémiques est la métamorphose du corps humain, progressive ou soudaine. Sous l’effet d’un pathogène, l’homme connaît des mutations qui se traduisent d’abord par des symptômes cutanés : marques, mue, pousse de poils, qui lui font une peau de bête, ou par la croissance d’appendices : pousse d’une queue, excroissances en forme ou d’andouillers ou de groin de cochon, comme dans la série Sweet Tooth, transformations des mains en pattes palmées, du pénis en queue de cochon et en serpent, comme dans Black Hole [46].

Mutations. Charles Burns, Black Hole, t. 1, Delcourt, 1998

Si la quasi-totalité des albums se concentre sur les caractéristiques zoomorphes, c’est que l’inquiétude monte face aux maladies transmissibles de l’animal à l’homme, comme les grippes murine et aviaire – celle-ci ayant inspiré la série Soleil froid – et sans doute bientôt les virus mutants du corona. Si l’animalisation du malade est privilégiée, c’est aussi qu’il s’agit d’une problématique philosophique très ancienne dont la BD est ici l’héritière.

Dans le 9e art, le motif de la mutation animale pandémique a été mis à l’honneur dès le début des années 1970 par Osamu Tezuka, qui fait figure de précurseur en imaginant une maladie osseuse, la « monmô » qui, dans certaines régions reculées du Japon et d’Afrique du Sud, donne aux malades une apparence animale, celle d’un blaireau ou d’un canidé. Des médecins hospitaliers s’intéressent vivement à cette maladie qu’ils estiment contagieuse, mais ils s’opposent sur l’origine de cette étrange affection. Le mandarin croit en l’action d’un virus, tandis que son interne penche pour une origine environnementale. À cette date, image des inquiétudes du moment, c’est cette option qui l’emportait… [47]. L’interne, envoyé étudier cette bizarrerie médicale, est à son tour contaminé et se transforme en chien, sa fiancée en renarde. L’histoire invitait à réfléchir sur la question de la nature humaine – reste-t-on un humain aux yeux des autres hommes quand on ressemble à une bête ? Change-t-on de nature ? Est-on encore un animal social ?

Massacre humain. Jeff Lemire, Sweet tooth, t. 1,
Urban Comics, 2012.

Ce questionnement a récemment repris vie. Tout un bestiaire se déploie dans Sweet Tooth et Black Hole, série qui se veut la métaphore de l’adolescence et de l’éveil sexuel lors de la puberté, qui est littéralement une métamorphose : du « pelage » pousse, des excroissances comme la poitrine ou l’érection se manifestent ; le corps s’allonge et se déforme. Mais surtout, la sexualité adolescente est instinctive, animale, comme des chaleurs. Le vaste bestiaire de Black Hole (dents de cheval, mufle léonin, queue de lézard ou de chien, antennes insectoïdes) est juste… exagéré. Avec l’éveil de la sexualité, l’être humain est renvoyée à ses instincts et à son statut d’animal reproducteur. Ces mutations qui animalisent le corps humain posent non seulement le problème de la frontière entre l’homme et la bête, mais aussi la question de notre rapport au vivant.

C’est un autre rapport, celui de l’homme à la mort et à son caractère inéluctable, qu’une autre sorte de métamorphose pandémique a permis d’exploiter dans la BD comme au cinéma : la transformation en zombies. Le « mort-vivant », comme l’enragé, ne présente pas de signe zoomorphe mais son animalisation se traduit par son comportement bestial, celui d’un prédateur capable de transgresser les interdits humains et notamment le tabou ultime, si épouvantable qu’il nous répugne même au sein du règne animal : le cannibalisme. Bon nombre d’histoires recourent à cette veine dramatique, notamment dans les mangas. La fin d’une humanité due à un tel virus est une piste volontiers empruntée par la BD [48]. Dans Block 109, à la suite d’une erreur de manipulation, un sérum destiné à créer le « soldat ultime » a transformé les militaires en monstres dévorateurs ; de même dans Janski Beeeats où, en quelques secondes, le contaminé se transforme en cauchemar vivant ; dans La Rage, les enfants infectés deviennent des zombies cannibales et parricides [49].

Dans tous les symptômes précédents, il reste une part d’humanité : on ressemble encore à un être humain, sans se comporter comme tel, cas des zombies, ou l’on se comporte encore comme un être humain, même dans un corps de bête, comme dans Kirihito ou Black Hole. L’ultime métamorphose est celle qui vous transmute en monstre, qui ne conserve aucune part d’humanité et ne devient rien d’autre qu’une menace à éliminer. C’est le thème de la perte totale d’humanité qui est en jeu dans Awaken, Janski Beeeats ou Kamiyadori. Dans ces cas de figure, le « malade » est irrécupérable, la médecine n’est plus concernée.

Le mal incarné : pestes psychiques, métaphoriques et allégoriques

La valeur métaphorique des virus pandémiques est mise en exergue dans les albums qui figurent des « pestes » psychiques. La gamme des sentiments réquisitionnés est large : la catatonie des amoureux, comme dans l’épidémie d’amorostasie [50] ; la tristesse, suivie de dépression, puis de suicide, comme dans Aujourd’hui est un beau jour pour mourir ; la honte dans les récits de métamorphoses comme Kirihito, l’agressivité comme dans Fièvre, le désespoir, comme dans La Gröcha [51] ou encore une fausse euphorie dans le cas de la « peste dansante » de Strasbourg, en 1518 [52]. Durant le confinement dû à la Covid-19, le réalisateur anglais Jonathan Glazer a tourné un court-métrage intitulé Strasbourg 1518, qui montre des gens ordinaires danser, enfermés dans des appartements aux murs vides, établissant un parallèle entre les deux épidémies [53].

Tous ces symptômes ne s’embarrassent pas de subtilité quand il s’agit de révéler à travers eux les errements de la nature humaine : les amoureux catatoniques d’Amorostasia sont « seuls au monde » et heureux de l’être ; à la fois historien et épidémiologiste rigoureux, le narrateur de Peste Blanche, une amnésie épidémique, tente désespérément d’oublier le passé ; les suicidaires d’Aujourd’hui est un beau jour pour mourir n’attendent pas d’être infectés pour désespérer de l’état de la planète.
Parfois, la nature du symptôme est franchement ésotérique : les « cicatrices » géométriques, sortes de scarifications spontanées rouge feu, de Changing Ways, confèrent au malade des capacités surhumaines et mystiques [54].

Stigmate. Justin Randall, Changing Ways, t. 1, Delcourt, 2010

L’angélisme de Seraphim ne se contente pas de faire pousser des ailes, mais exacerbe le mysticisme par le biais de lésions cérébrales…

Angélisme. Mamoru Oshii et Satoshi Kon, Seraphim ‘266613336 wings’, IMHO, 2013.

Comble du métaphorique, dans Le Reste du monde, l’épidémie acquiert une identité propre. Elle parle à la première personne : « Je t’infecte, t’enfièvre / Je te gobe, je te suce / Je te vide, je te brûle ».

L’épidémie personnifiée. Jean-Christophe Chauzy, Le Reste du monde,
t. 4, Les Enfers, Casterman, 2019

III. Médecine

Nez à nez : la transmission

Les regards que porte la BD sur les virus pandémiques ne sont pas plus crédibles que leurs symptômes exacerbés. La rapidité de l’incubation et/ou de la mort est tout aussi exagérée que le reste. On se contamine d’une case sur l’autre, on meurt en moins d’une page. Dans Aujourd’hui est un beau jour pour mourir, l’incubation est de trente jours ; le « virus de la tristesse » crée, en quinze jours, une dépression artificielle. Dans Block 109, le virus vit une dizaine d’heures à l’état gazeux, et a un temps de latence de quatre mois avant la mort.

« La guerre des boutons ». Bercovici et Cauvin, Les Femmes en blanc, t. 22,
Délivrez-nous du mâle, Dupuis, 2001.

Si quelques auteurs tentent de rester crédibles en proposant des virus à durée de vie limitée, les temps de latence sont en général totalement irréalistes. Ce qui était autrefois réservé à la BD humoristique, la contagion instantanée [55], est désormais acté comme réaliste. Dans Fièvre, « le virus […] a muté ! Il se transmet maintenant par voie aérienne, ce que n’a jamais réussi Ebola […], mille fois plus vite […]. A H+1, les malades souffrent d’encéphalite aiguë, d’atteinte neurologique et de rétinite. La pression sanguine dans le cerveau double et même triple dans certains cas. » Dans Virus, de Ricard et Rica, il est question d’un « temps d’incubation presque nul ». Le contaminé se couvre de pustules, puis le sang gicle furieusement et le malade se fige en un spasme tétanique avant de mourir en quelques secondes ! Dans Le Fléau, grippe dont toutes les caractéristiques sont de toute façon extrêmes, l’incubation dure quelques cases et la mort survient en quelques heures. Dans un futur apocalyptique, le virus Kamiyadori transforme en créatures féroces et gigantesques les personnes contaminées dans un temps record : entre cinq secondes et quinze minutes ! Qui dit mieux ?

Désinfection et transmission manuportée. Masayuki Ishikawa,
Moyasimon, Il était une fois les microbes, Glénat, (2005) 2014.

Plus réalistes sont les mécanismes ordinaires de la contagion, auxquels un manga tel que Moyasimon est sensible. Ils sont particulièrement bien mis en scène et en images, et beaucoup plus inquiétants, dans l’adaptation en BD du roman de Stephen King, Le Fléau. Les chaînes de contamination sont mises en exergue par le suivi des contaminés qui vont de bar en club de bridge, se mouchent, éternuent, infectant les personnes proches par projection de postillons, puis se serrent la main, transmettant le virus par manuportage. Des gros plans sur les poignées de mains et les éternuements, et des trouvailles graphiques comme le virus teint en rouge sang qui traverse les cases permettent au lecteur de suivre comme en temps réel la progression de l’épidémie.

Contagion. Roberto Aguirre-Sacasa et Mike Perkins, Le Fléau, t. 1,
Captain Trips, Delcourt, 2010.

La contagion manuelle s’effectue aussi, dans Le Fléau, par l’échange d’une personne à une autre d’« un billet de dix dollars grouillant de mort ». Il en est de même dans Homeland Directive, où les hommes se contaminent par le biais de billets de banque passant de main en main et de ville en ville [56]. Cette hantise du cash infecté et propagateur de virus est le souvenir probable de l’accusation porté, aux USA, pendant la grippe espagnole, envers les billets déjà considérés comme des « nids à microbes » et passés au pressing [57].

L’espèce, le sexe et l’âge : l’épidémiologie

Les virus de papier sont dotés d’une aptitude inégalée à sélectionner leur cœur de cible : femmes, hommes ou enfants. L’espèce humaine n’est pas la seule à être concernée. Le virus peut même toucher… les Schtroumpfs !

Dès le début des années 1960, dans l’univers médiéval de Peyo, l’épisode Les Schtroumpfs noirs voit le village frappé par un épouvantable mélange de paludisme (car transmis par une piqure d’insecte), de rage (parce que propagé ensuite par la morsure du malade agressif), et de peste noire [58]. L’incubation ne dure que quelques secondes ! La structure du récit ainsi que la petite taille de la population schtroumpf nous permettent de retracer une épidémiologie exhaustive de cette maladie, qui connaît une évolution exponentielle avant d’osciller au rythme des guérisons et recontaminations, puis finit par disparaître avec la découverte du remède : c’est la fameuse courbe « en cloche » qui, grâce à la Covid-19, nous est à présent familière. Il faut noter que, bien qu’ayant découvert le remède, le Grand Schtroumpf n’arrive pas à le propager aussi vite que la maladie ne se répand, et, finalement, ce n’est qu’une fois accidentellement diffusé par voie aérienne que tous les malades guérissent dans un éternuement général…

Peyo, Les Schtroumpfs noirs, Dupuis, 1963. Courbe page à page
de la contamination du village schtroumpf. Schéma Margot Alexandre.

Dans les fictions qui mettent en scène des pandémies virales dans un futur proche ou lointain, les auteurs de bandes dessinées avancent des chiffres qui dépassent de loin en gravité toute menace microbiologique jamais encore rencontrée par l’homme. Si, dans les années 1980, on n’envisageait pas que puissent disparaître plus des deux tiers de l’espèce humaine [59], aujourd’hui la conscience de notre fragilité face à une nature en folie pousse à envisager des chiffres extravagants. Dans Soon, une pandémie de grippe et la guerre qui s’est ensuivie pour se disputer le remède ont fait passer l’humanité de neuf milliards à 800 millions d’âmes [60]. Dans DCeased, une aventure de Batman, c’est vraiment la fin du monde : seuls 14 millions d’humains survivent et encore sont-ils obligés d’abandonner non seulement la planète Terre mais aussi le système solaire à bord d’« arches » spatiales [61].

Un souci de surenchère nourri par les craintes du présent invite actuellement les auteurs à proposer des chiffres de plus en plus extrêmes : les taux de létalité (nombre de morts sur une population infectée) sont toujours annoncés a priori comme étant de 100 % ou presque, et toujours avec une grande précision (cf. Virus, Contamination, Contagion…). Les taux de mortalité (nombre de morts sur l’entièreté d’une population) donnent aussi le vertige : 90 % de la population mondiale est éradiquée dans Soleil Froid et Soon, 99,48 % dans Le Fléau, Captain Trips, et 100 % des hommes (sauf un !) dans Y Le Dernier homme. Même La Grippe coloniale dresse une prévision démographique peu réaliste : 83 % des habitants de l’île de la Réunion déclarés potentiellement victimes de la grippe espagnole, alors que les estimations les plus pessimistes des historiens ne dépassent pas les 10 %.

Le pic épidémique. Appollo et Huo-Chao-Si, La Grippe coloniale, t. 1, Le Retour d’Ulysse, Vents d’Ouest, 2003.

Du goudron de Norvège au rhum de la Jamaïque : les traitements

À cette fin programmée de l’humanité, existe-t-il un remède ? Les traitements des maladies historiques sont bien décrits par les auteurs de BD : d’abord le sérum antipesteux de Yersin, puis les antibiotiques, en commençant par la pénicilline (découverte en 1928, produite en 1938), les sulfamides (1936) et la streptomycine (1949). Période médiévale oblige, dans Les Schtroumpfs noirs, le Grand Schtroumpf élabore une pilule d’après ses grimoires, ce qui se solde par un échec, puis concocte un onguent et un cataplasme, tout aussi inefficaces.

L’efficience du traitement est d’ailleurs souvent mise en doute… en dépit des publicités persuasives dont fourmillent les journaux. Ainsi, les illustrés des années 1900 multiplient les réclames conçues par des dessinateurs pour les traitements antigrippaux, notamment les « pastilles Géraudel » à base de « goudron de Norvège ». Les publicités pour ce produit font appel à une iconographie métaphorique amusante, celle des Immortels de l’Académie française ou d’allégories militaires : les motifs du médicament comme arme victorieuse « face au danger » et de la guerre contre la maladie, un thème revisité par le président Macron pour la Covid-19, sont privilégiés [62].

Faire la guerre à l’épidémie, un vieux thème. Ch. Arnal, Le Rire,
7e année, No.319, 15 décembre 1900.

L’Histoire de la médecine ne dit pas si ces pastilles, à base de « goudron » de sapin comme le montre un dessin publicitaire [63], étaient plus efficaces que les pilules du Grand Schtroumpf, mais Geo Smile, alias Méliès, se moque méchamment de ce produit en affichant, à la devanture d’une pharmacie dans une illustration de couverture de La Griffe, reproduite dans notre précédent article, consacrée à l’influenza – la grippe – une parodie des affiches publicitaires de cette marque : « Si vous tou[ssez] ou si vous souffrez de [l’]influenza, ne prenez pas des pastilles Béraudel » [64]. Le slogan disait en réalité : « Si vous toussez, prenez des pastilles Géraudel ». En cette période alcoolisée qu’était la « Belle Époque », un autre traitement habituel de la grippe et du rhume était tout simplement… le rhum. En 1920, les Réunionnais malades de La Grippe coloniale « font la queue devant "Chez Marie, tisanes et remèdes" » : il s’agit en réalité de rhum infusé aux plantes locales. En 1979, dans Pif Gadget, un ami anglais du Dr Justice soigne encore sa grippe au rhum de la Jamaïque [65].

Après la Seconde Guerre mondiale, le traitement phare des docteurs de BD, en temps de pandémie, devient l’antibiotique. Dans Contamination, pour combattre la peste combinée à une salmonelle, ce sont « de grosses doses d’antibiotiques » qui sont administrées aux patients. Mais le pathogène est devenu résistant, et « les seuls soins que l’on puisse prodiguer sont ceux d’avant l’invention de la pénicilline » : des soins palliatifs.

Faut-il s’inquiéter des effets secondaires ? Ao Acato, Contamination,
t. 1, Kana, Dargaud, 2018.

Le ressort dramatique de la sérothérapie (prélèvement d’un malade déjà guéri à transfuser à un malade symptomatique) est aussi convoqué à plusieurs reprises : dans Batman, Contagion, l’intrigue consiste à traquer le seul survivant au virus pour percer les secrets de sa résistance. Mais l’on peut se demander si le principe de la sérothérapie est vraiment compris par tout le monde. Dans Tatanka, le patient zéro se voit proposer une sérothérapie. Cherchez l’erreur !

Le plus souvent, le type de traitement dérive de soins déjà bien balisés. Mais les options sont nombreuses :
— À maladie réelle, traitement imaginaire. Dans Sida Connection, avec la même excuse de la contemporanéité que pour Le Mystère Borg, on traite le Sida par le « MM1 », « un agent antiviral atoxique qui restaure l’immunité », une molécule injectable par voie intramusculaire et dont la formule est secrète !
— À maladie imaginaire, traitement réel : dans « Le virus mugissant », le remède convoqué est la pénicilline (qui n’aurait eu aucun effet contre un virus) [66] ; dans Emerging, le virus, irréaliste, se voit traité avec un vrai antiviral, la Ribavirine.
— À maladie imaginaire, traitement imaginaire. Dans Amorostasia, la composition de l’antidote, l’Anamorax, supposé contrer l’effet des « hormones de l’amour », fait néanmoins l’objet d’une description (pseudo-)médicale détaillée.
— À maladie imaginaire, traitement absent ou absurde. Dans PEST, les malades n’ont droit qu’à un cachet d’aspirine par semaine [67].

La France en retard (comme aujourd’hui…) Cyril Bonin, Amorostasia,
t. 2, Futuropolis, 2013.

Malgré la tentation, l’humanité devrait y réfléchir à deux fois avant de créer un virus pour en soigner un autre, car les nouveaux traitements ont des actions imprévisibles. Dans Tanatha, comme dans Péché mortel, les MST dévastatrices trouvent ainsi leur remède par la transmission par voie sexuelle, prenant à rebours le puritanisme des sociétés, réelles ou imaginaires, confrontées aux maladies longtemps dites honteuses.

Fin de partie : la mort

L’instant de mort est privilégié par des dessinateurs avides de sang, que plus aucune censure ne contraint et dont le style gore s’inspire de celui des mangas.

Le dernier souffle. Sylvain Ricard et Rica, Virus, t. 1,
Incubation, Delcourt, 2019.

Les cadavres abondent. Mais la mort fait aussi l’objet de stratégies d’évitement. Elle est alors dissimulée, quelquefois symbolique. Dans Contamination, elle est représentée tantôt par un alignement de visages de défunts, yeux clos et les traits apaisés, tantôt par des lits d’hôpital qui se vident.

Lits vides. Ao Acato, Contamination, t. 3, Kana, Dargaud,
(2018 Japon) 2019.

En dépit d’un réalisme de plus en plus prononcé, la Mort fait encore, dans le 9e art, l’objet d’allégories, comme au temps de la Peste noire. Dans Quarantaine, revêtue de son suaire, elle hypnotise la population, tel le joueur de flûte d’Hamelin, pour lui enjoindre de s’enrouler dans les draps des pestiférés [68]... Sous l’apparence classique de la Faucheuse [69], on voit les médecins se battre directement avec elle, sous forme de concours de bras de fer ou même de compétition de surf sur les vagues… de l’épidémie [70].

Pourquoi tant de morts ? Même si, dans les pandémies de la BD, la quête d’un traitement est généralisée et va jusqu’à constituer l’argument de toute une série, cas du Cycle de Cyann ou de celui de Nibiru, les malades n’ont pas vocation à guérir. Ils sont soit condamnés par la maladie, soit éliminés par la société : brûlés au lance-flamme dans Tanatha, Soleil froid et Le Reste du monde, parqués comme des bêtes dans Péché mortel et dans PEST, où l’existence du sérum immunisant est cachée à la population… Les questions de l’infection et de la contamination, traditionnellement combattues par le bûcher, posent en réalité le problème du pur et de l’impur, qui justifient dans les sociétés dystopiques de papier l’éradication par le feu de malades perçus non comme des êtres à soigner « quoi qu’il en coûte », mais comme des dangers à éradiquer « à tout prix ».

Danièle Alexandre-Bidon et Margot Alexandre

[1] Ao Acato, Contamination, t. 1, Dargaud, (2017) 2018.

[2] Jean Ollivier et Raphaël Marcello, « Un virus s’est échappé », Pif gadget, No.512, janvier 1979 ; rééd. : « Un virus è fuggito », Il Medico a fumetti, Milan, Editiemme, 1979. Trompé par la ressemblance, le 20 avril 2020, le site ActuaBD le présentait à tort comme un coronavirus !

[3] Paul Chadwick, Pia Guerra et Brian K. Vaughan, Y Le dernier homme (t. 1), Urban Comics/Vertigo Essentiels, 2004.

[4] Hitori Renda, Awaken, t. 1, Ki-oon, 2016.

[5] Toff et Béhé, Péché mortel, Vents d’Ouest, 1989, rééd. 2010 ; Jean-Pierre Pécau et Damien, H5N4, Delcourt, 2016.

[6] Georges Meunier, « La faune des environs de Paris un dimanche », Le Rire, nouvelle série, No.71, 11 juin 1904.

[7] Henry Somm, « Chez le docteur Doyen », Le Rire, nouvelle série, No.112, 25 mars 1905.

[8] Luc Cornillon, Rémi au pays des microbes, Zambon France, 1999.

[9] Guillaume Bianco et Antonello Dalena, Ernest & Rebecca, t. 1, Mon copain est un microbe, Le Lombard, 2008.

[10] Yann et Bodart, Nicotine Goudron, L’Écho des savanes/Albin Michel, 1990.

[11] Masayuki Ishikawa, Moyasimon, Il était une fois les microbes, Glénat, (2005) 2014.

[12] Ken Bald, « Dr. Kildare », The Overseas Family Comics, février-décembre 1965.

[13] Nicolas Otero, Confessions d’un enragé, Glénat, 2016.

[14] Niki de Saint-Phalle, Le Sida c’est facile à éviter, Flammarion, 1987.

[15] Moliterni et Sicomoro, Sida Connection, Bagheera, 1993.

[16] Nero Monty et Mike Dowling, Death Sentence, Delcourt, (2014) 2015.

[17] Cyril Bonin, Amorostasia, Futuropolis, t. 2, 2013 ; L’abbé, Docteur Peste, Éditions Lapin, 2016.

[18] Masaya Hokazono, Emerging, t. 1, Kurokawa, 2006.

[19] Karine Lacombe et Fiamma Luzzati, La Médecin. Une infectiologue au temps du corona, Stock, 2020 ; Chappatte, Au cœur de la vague. Reportage dessiné, Paris, Courrier International/Arènes BD/Le Temps, 2020.

[20] Stephen King, Le Fléau (The Strand), 1978, rééd. 1990, édition française 1991.

[21] Mamoru Oshii et Satoshi Kon, Seraphim ‘266613336 wings’, IMHO, (1994-1995) 2013.

[22] Ao Acato, Contamination, t. 1, Kana, Dargaud, 2018.

[23] S. Ricard et Rica, Incubation, op. cit.

[24] Izu (Guillaume Dorison) et Mathieu Moreau, Le Cycle de Nibiru, t. 1, La Loi du sang, Glénat, 2015 ; t. 2, La Fin d’un monde, Glénat, 2015.

[25] Janski, Janski Beeeats, Delcourt, 2018.

[26] Jean Vern et Pierre Christin, Le Mycologue et le caïman, Dargaud, 1989.

[27] Jacques Martin, Lefranc, Le Mystère Borg, Casterman, 1965.

[28] Colo, Aujourd’hui est un beau jour pour mourir, Erstein, Éditions du Long bec, 2018 ; Joël Callède et Gaël Séjourné, Tatanka, t. 1, Morsures, Delcourt, 2005.

[29] Paul Dini et Alex Ross, JLA Justice et Liberté, DC, Semic Books, 2004.

[30] Tome et Janry, Virus, Dupuis, 2002.

[31] Appollo et Huo-Chao-Si, La Grippe coloniale, t. 1, Le Retour d’Ulysse, Vents d’Ouest, 2003.], par une position recroquevillée, ou encore des délires, comme dans Influenza [Ulrich Scheel, Influenza, Flblb, 2005.

[32] Roberto Aguirre-Sacasa et Mike Perkins, Le Fléau, t. 1, Captain Trips, Delcourt, 2010 ; Jean-Christophe Chauzy, Le Reste du monde, t. 4, Les Enfers, Casterman, 2019.

[33] Sophie Guerrive, Valérie Theis et Étienne Anheim, À la vie à la mort. Des rois maudits à la guerre de Cent ans, Éditions La Découverte/La Revue dessinée, 2019.

[34] Tome et Janry, Virus, op. cit., et La Peur aux trousses, Dupuis, 1988.

[35] Rodolpho Damagio, Batman, Contagion, DC, mars-avril 1996, rééd. 2016.

[36] Jared Muralt, La Chute, Futuropolis, janvier 2020 ; Philippe Pelaez et Antonio Menin, Fièvre, t. 1, Des bulles dans l’océan, septembre 2017.

[37] Claude Lacroix et François Bourgeon, Le Cycle de Cyann, t. 1, La Source, Delcourt, 1993 ; t. 2, Six saisons sur Ilʘ, Delcourt, 2014, etc.

[38] Jean-Marc Pontier, La Peste blanche, Les Enfants rouges, 2012.

[39] Pierre Boisserie et Malo Kerfriden, La Rage, t. 1, 12 Bis, 2011.

[40] Clarke, Les Danois, Le Lombard, 2018.

[41] Vincent Vanoli, Le Décaméron. Un divertissement d’après Boccace, Angoulême, Ego comme X, 2000.

[42] Gilles Chaillet, Vasco, « Le prisonnier de Satan », Tintin Hebdo, No.331, 8 janvier 1982.

[43] Sam Rictus, Quarantaine, Les Requins marteaux, 2010.

[44] Jean Vern et Pierre Christin, Le Mycologue et le caïman, Dargaud, 1989.

[45] Fumi Yoshinaga Le Pavillon des hommes (Japon, 2005), Kana, 2009.

[46] Jeff Lemire, Sweet Tooth, t. 1, Urban Comics, 2012 ; Charles Burns, Black Hole, t. 1, Delcourt, (1995) 1998 ; intégrale, Londres, Jonathan Cape, 2005.

[47] Osamu Tezuka, Kirihito (Fumetsu, 1970), Delcourt, 2005, 4 tomes.

[48] Dans une bibliographie pléthorique, citons Péru, Cholet et Bastide, Les Zombies, t. 1, La Divine comédie, Soleil, 2014-2015, 4 tomes.

[49] Vincent Brugeas et Ronan Toulhoat, Block 109, Akileos, 2010 ; Pierre Boisserie et Malo Kerfriden, La Rage, op. cit.

[50] Cyril Bonin, Amorostasia, Futuropolis, t. 2, 2013.

[51] Peggy Adam, La Gröcha, Atrabile, 2012.

[52] Richard Guérineau, d’après Jean Teulé, Entrez dans la danse, Delcourt, 2019.

[53] Voir Léa André-Sarreau, « Jonathan Glazer a tourné un court-métrage inspiré de la pandémie » [archive], sur Trois couleurs, 22 juillet 2020, consulté le 7 novembre 2020.

[54] Justin Randall, Changing Ways, t. 1, Delcourt, 2010.

[55] Will et A. Raymond, « Le virus mugissant », mini-récit, Spirou, mars 1963.

[56] Robert Venditti et Mike Huddleston, Homeland directive, Urban Comics/Urban Indies, (2011) 2013.

[57] « Le lavage des billets de banque », rubrique « Choses vraies », La Jeunesse illustrée, No.842, 2 novembre 1919.

[58] Peyo, Les Schtroumpfs noirs, Dupuis, 1963.

[59] Ferry et Vernal, « Ian Kaledine », Tintin, 37e année, 1982.

[60] Benjamin Adam et Thomas Cadène, Soon, Dargaud, 2019.

[61] Tom Taylor, Trevor Hairsine, Stefano Gaudiano et Rain Beredo, DCeased, DC Comics, 2019.

[62] Par exemple Ch. Arnal, Le Rire, 7e année, No.319, 15 décembre 1900 ; Georges Grellet, « Face au danger », Le Rire, 8e année, No.380, 15 février 1902.

[63] G. G. (Georges Grellet), Le Rire, nouvelle série, No.45, 12 décembre 1903.

[64] La Griffe, No.21, 26 décembre 1880.

[65] J. Ollivier et R. Marcello, « Un virus s’est échappé », op. cit.

[66] Will et A. Raymond, « Le virus mugissant », op. cit.

[67] Éric Corbeyran et Amaury Bouillet, PEST, t. 1, Le Défosseur, Delcourt, 2004.

[68] S. Rictus, Quarantaine, op. cit.

[69Les artistes s’engagent…, op. cit., p. 20.

[70À vos masques, 120 dessins de presse, Gallimard, 2020, p. 35 et 129.