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dans l’atelier de... octavia roodt

Thierry Groensteen

[Février 2021]

Thierry Groensteen : Vous êtes née à Johannesburg en 1995. Dans quel milieu ?

Octavia Roodt : J’ai grandi dans les faubourgs, un quartier assez urbanisé appelé Four Ways, beaucoup plus anglais qu’afrikaans. Mes parents étaient un peu à part dans cet environnement. Dans les années 1980, ma mère avait fait des études d’art et mon père avait étudié la philosophie. Ensuite ils étaient venus enseigner l’anglais à Paris, et mon père passa encore un diplôme à l’université de Paris VIII (je crois qu’il s’agissait d’un post-doctorat, je n’en suis pas certaine). A leur retour en Afrique du Sud, ils firent plusieurs enfants. Dans le reste de ma famille, il y a aussi des mathématiciens. Mes parents, eux, sont très artistes. Mon père avait tâté de la littérature autrefois. Maintenant il écrit des essais politiques, en Afrikaans, avec lesquels je ne suis pas toujours d’accord, même si je l’aime beaucoup en tant que personne.
J’ai grandi avec Bittercomix [1]. Plus jeune, j’avais lu Tintin, et soudain, à l’âge de quatorze ans, je découvrais quelque chose qui ressemblait à Tintin, mais avec un tout autre contenu qui me laissait sans voix, interloquée.
Nous avions aussi de proches amis en Belgique. Je suis allée leur rendre visite à Noël, le mis dernier. Quand ils venaient chez nous, ils apportaient des bandes dessinées : ça allait de Boule et Bill à XIII et Thorgal.

(Photo Thierry Groensteen)

Quand avez-vous commencé à dessiner ?

Je dessine depuis toujours. Je n’ai jamais arrêté. Et très vite mes dessins ont pris une forme séquentielle. Je traçais six cadres sur une page et je racontais une histoire.

Je crois savoir que, très tôt, vos bandes dessinées ont pris un tour autobiographique…

Oui, en effet. J’ai toujours eu un carnet de dessin, et un autre carnet dans lequel je tenais mon journal et écrivais des poèmes et diverses choses. J’en change chaque année. Quand je regarde mes anciens carnets de dessin, je vois que je m’y dessinais. C’est devenu une habitude. Il faudrait sans doute que je m’en détache.

[Octavia me montre son carnet de dessin actuels. J’y vois principalement des dessins d’observation, au crayon, portraits de différents modèles, ou images recopiées d’après une Bible illustrée.]

J’aime dessiner sur le motif, représenter les gens autour de moi. Mon carnet, c’est aussi pour moi un endroit très sûr, où je peux me permettre de tenter des choses, sans m’exposer. Il m’arrive d’y dessiner mes rêves…

Croquis d’enfants et de chiens

Pensez-vous réaliser un jour une bande dessinée autobiographique destinée à être publiée et partagée avec le public ?

J’aimerais bien. Mais il y a tellement de choses que j’aimerais faire !

En novembre 2020, vous avez obtenu un Master en Beaux-Arts à l’université de Pretoria, et votre mémoire portait sur la bande dessinée autobiographique…

Oui, ce qui fait que je vous avais lu et que je vous cite aux côtés d’autres chercheurs comme Philippe Lejeune ou, du côté anglophone, Ann Miller et Lisa El Refaie. J’étais frappée de voir qu’il y avait de l’espace, dans les études sur la bande dessinée, pour tant de voix, si différentes les unes des autres ! Quant aux artistes dont le travail m’a le plus intéressée, ce sont principalement Fabrice Neaud et Julie Doucet. Quand je parlais d’eux autour de moi en Afrique du sud, personne ne voyait à qui je faisais référence ! Il faut dire que nous ne sommes exposés qu’aux comics nord-américains mainstream, et que la culture du super-héros est dominante…

Avant de vous inscrire en Master, vous avez obtenu, à l’issue de quatre ans d’étude, une licence de Graphisme. Quels cours receviez-vous ?

J’ai été formée à l’animation, à la photographie, à la typographie, à la création de logos (ce qui assure ma subsistance aujourd’hui), et bien sûr au dessin.

Studio (Atelier) ; posté le 15 janvier 2021 sur Facebook

Vous semblez avoir acquis une maîtrise parfaite du dessin académique…

Merci. Mais, comme Fabrice Neaud, j’utilise beaucoup la photographie. La découverte de son Journal m’a libérée, parce qu’il crée de superbes images et ne craint pas de nous montrer qu’elles sont réalisées à partir de photos. Je n’avais jamais rien vu de tel.

A la différence de Fabrice, vous ne dessinez pas la vie quotidienne, mais plutôt des scènes oniriques ou fantastiques…

Oui. Mon dessin s’appuie sur la réalité. Mais mes histoires, elles, ne sont pas factuelles. Je les situe dans un monde de fantasy qui me permet de revisiter et de réinterpréter ma vie. La femme qui me représente est affranchie des contraintes du monde physique. En même temps, je recycle des lieux, des objets, des personnages qui me sont familiers.

Il saute aux yeux que vous avez été particulièrement influencée par Moebius…

Oh oui ! Ce que j’ai découvert en premier, c’est la série de dessins qu’il avait réalisés pour Hermès. Et puis je suis tombée sur une version en ligne du Monde d’Edena [2]. Cela m’a fait halluciner. Je me suis mis à faire des pages complètement sous son influence. Plus récemment, j’ai ressenti un choc comparable en lisant Saccage, de Frédéric Peeters. Waow ! Un livre insensé ! Et sur le plan graphique, j’ai aussi été marquée par Ranxerox, de Liberatore, et par Blutch. Ce sont tous des dessinateurs incroyables. Moebius me passionne tout particulièrement parce qu’ils se sert de motifs archétypaux, qui sont très importants à mes yeux. Il remonte bien en deçà des divisions entre genres, des structures familiales classiques. Je le rapproche du psychanalyste Jung. On sent Moebius traversé par des intuitions très profondes, très puissantes. Il était une sorte de médium. Bien sûr, quand j’ai lu Edena, j’étais trop jeune pour tout comprendre. Et je pense que je ne suis pas encore à l’âge où l’on peut atteindre le stade qui était le sien. En tout cas, maintenant que je suis à Angoulême, j’en profite pour emprunter tout ce que je peux trouver de Moebius à la bibliothèque de la Cité !

Namaskar (2019)

Le nu occupe une place très importante dans vos planches. Par amour du corps ?

Oui, absolument. Et pour cette raison les gens, en Afrique du Sud, sont choqués par ce que je fais. Alors que pour moi il n’y a rien de choquant. J’ai grandi dans une famille où on était très relax sur cette question. Quand j’étais petite, il y avait des livres avec des photos de nu qui traînaient dans la maison. Sans parler des livres de Bittercomix !

Vous dessinez les corps nus d’après modèles, d’après photos ou d’imagination ?

Les trois. Mais je confesse avoir une passion pour le dessin d’après modèle vivant. C’est une discipline très importante. La photo ne permet pas vraiment de comprendre les formes de la même façon…

L’autoportrait, l’autoreprésentation, est aussi à la base de beaucoup des images que vous réalisez…

C’est vrai. Les personnages principaux de mes histoires sont souvent dessinés d’après mon fiancé et moi-même. Il est mon modèle préféré parce qu’il a un très beau corps, très costaud (rire). Je me sens un peu coupable de me dessiner moi-même aussi souvent. C’est une démarche assez complaisante. Mais j’ai pris ce pli à l’adolescence, d’interroger mon corps, et de me dessiner nue encore et encore.

Autoportrait dessiné face au miroir, pendant ses études.

Avez-vous eu l’occasion de rencontrer les gens de Bittercomix (qui habitent au Cap) ?

Une seule fois. J’étais très impressionnée. J’aimerais beaucoup faire une histoire pour Bittercomix, mais je pense que je n’ai pas l’esprit assez critique. Je cherche la voix rebelle qui est au fond de moi mais ce que j’exprime est plutôt doux et gentil. L’apartheid a officiellement disparu il y a vingt-cinq ans, un an avant ma naissance. Tout le monde alors s’est rangé derrière l’espoir que représentait le nouveau régime. Mais les personnes de ma génération ont d’autres impératifs. Certainement une autre mission, mais je ne me représente pas bien laquelle. Mis à part le fait d’achever l’unification, et aussi, je crois, pour nous les Afrikaans, de nous débarrasser des influences anglaise et américaine. Je me suis intéressée à Breyten Breytenbach, poète et peintre qui s’était courageusement engagé pour rallier des Blancs à la cause de Nelson Mandela.

Vous écrivez vous-même des poèmes, que vous illustrez…

Oui, j’en écris beaucoup. Dans ma famille c’est une tradition, presque une règle : quand tu vis une émotion, tu écris un poème. J’aimerais beaucoup publier un recueil mélangeant bandes dessinées et poèmes. Mais quel éditeur voudra de ça ?

Dans quelle langue écrivez-vous ?

En afrikaans. C’est la langue dans laquelle je pense. Je ne parviens pas à écrire en anglais.

Avez-vous souvent eu l’occasion de voyager à l’étranger ?

Eh bien… j’ai fait un stage à Stockholm, focalisé sur le design, quand j’étais en quatrième année de licence. C’était très intéressant. Et j’ai passé un peu plus d’un mois de vacances à Amsterdam. Mais je connais mieux la Belgique. J’ai souvent rendu visite aux amis de ma famille, qui habitent Gand.

Skulpie

Qu’est-ce qui vous a conduite à Angoulême ?

Dans mon pays, il n’y a pas d’industrie de la bande dessinée, et les infrastructures manquent en faveur des créateurs. Surtout pour quelqu’un comme moi qui se place sous le parapluie des beaux-arts, des arts plastiques. On ne sait pas quoi faire de moi là-bas…

Cela ne me surprend pas. En septembre 2019, je me suis rendu à la deuxième édition du Comic-Con sud-africain, dans une sorte de centre des congrès entre Johannesburg et Pretoria. Les livres y étaient rares. Sur la plupart des stands, les « artistes » se contentaient d’exposer des images de leur création, sous forme d’originaux ou de reproduction. Esthétiquement parlant, presque tout ce que j’ai vu – un mixte des codes du manga, des super-héros, de l’univers de la magie et de la fantasy, avec une forte dose de morbidité – m’a semblé d’une laideur agressive. Je ne me suis pas du tout senti à ma place dans cette manifestation…

Non, moi non plus ! Et donc j’ai cherché une résidence pour artistes. Quand j’ai appris l’existence de la Maison des Auteurs, une résidence pour les auteurs de bande dessinée, j’en suis tombée de ma chaise. Je me suis mise à déclarer à tout le monde autour de moi que c’était l’endroit où je voulais aller à tout prix. Et me voilà ! J’ai été acceptée, c’est juste incroyable.

Vous n’êtes jamais venue au festival d’Angoulême ?

Non, je n’en connaissais même pas l’existence. Et justement cette année il n’a pas lieu, alors que je suis sur place. Pour le coup, ce n’est vraiment pas de chance.

Vous avez demandé une résidence courte, de deux mois seulement. Pourquoi pas davantage ?

Je n’avais pas connu auparavant de résidence dépassant un mois. Et souvent les résidences coûtent cher, parce qu’elles vous obligent à mettre vos travaux commerciaux entre parenthèses. Donc je n’ai pas cru pouvoir demander un séjour plus long. Mais aujourd’hui je réalise que le travail que j’ai entrepris va demander beaucoup de temps, et j’espère pouvoir obtenir que ma résidence soit prolongée. Réaliser une bande dessinée, c’est vraiment très chronophage…

Pensez-vous qu’il vous sera possible de faire une carrière d’autrice de bande dessinée en Afrique du Sud ?

Je travaille à temps partiel, comme illustratrice et graphic designer pour le Center for Human Rights Studies, qui est à la fois un département de l’université de Pretoria et une organisation non gouvernementale. Bien sûr, je voudrais faire davantage de bandes dessinées. Et aussi faire des choses pour les enfants. Mais il n’y a pas d’éditeur, pas de marché. Tout ce que j’ai produit jusqu’à présent a été autoédité. Toutefois une école, Open Window, qui forme des illustrateurs, a récemment ouvert un département BD. C’est le premier dans le pays. Donc la situation est peut-être en train d’évoluer positivement. C’est très excitant. Je pense qu’il faudrait davantage de collectifs d’artistes.

Vous pourriez travailler depuis Johannesburg pour le marché international, en étant publiée à l’étranger…

J’adorerais ça. C’est l’une des raisons qui m’ont poussée à venir en France. Mais je ne sais pas trop comment m’y prendre.

De Binnekamer, extrait.

Parlons des histoires que vous avez autoéditées…

Oui. Voici tout d’abord De Binnekamer (« La chambre intérieure »), qui est de l’année dernière. Je l’ai imprimé en risographie. J’en ai fait 25 exemplaires en anglais, et 25 en afrikaans. Cela part d’un fait réel, à savoir que mon fiancé attrape des serpents. Cette scène a déclenché en moi toutes sortes de rêves. Comme à mon habitude, je pars du vécu et je l’enjolive, j’en fais quelque chose de romantique… Je crois que cette histoire parle de façon métaphorique de la famille et du fait d’avoir des enfants. Il y est question d’apporter un œuf dans une chambre. Et l’œuf devient géant… Les monuments que je représente existent vraiment, mais j’ai réuni des lieux qui, en réalité, sont distants. Et la femme, c’est moi, bien sûr. Je me suis dessinée en train de pleurer. Une expérience très curieuse…

En regardant ces planches, j’ai l’impression que le récit a été improvisé. Vous aviez écrit un scénario à l’avance ?

Ici nous avons un autre petit livre, Finaliteite, qui est également daté 2020.

Oui. J’y représente une présentatrice de journal télévisé bien connue en Afrique du sud. Et cette fois le texte mélange l’anglais et l’afrikaans. Je suis encore le personnage principal. A la fin de l’histoire, je crois avoir réussi à me débarrasser d’un problème, mais il est de retour. C’est un peu difficile à résumer…

Finaliteite

J’ai aussi le titre d’une autre histoire récente, Tavie en Hasie, dont je ne vois pas d’exemplaire.

Non, je ne l’ai pas apportée. Elle est sur mon ordinateur. En fait c’est une histoire très courte, pour les enfants, imprimée à la façon d’un leporello, au rythme d’une image par page. Mais j’ai un problème. Quand j’essaie de faire quelque chose de « children friendly », dans un style simple et accessible, je ne peux pas m’empêcher de retomber dans les dessins plus travaillés dont je suis coutumière, et d’imprimer à mes récits un tour mélancolique. Finalement ça devient plutôt une BD pour adultes.

Vous dessinez de préférence au crayon…

J’emploie l’encre dans mes travaux commerciaux, mais quand il s’agit d’art je préfère le crayon, qui est d’une telle délicatesse… Donc je n’encre pas mes dessins, je les scanne et j’ajoute la couleur à l’ordinateur. Edith Chambon, qui est également en résidence ici, m’a montré certains de ses travaux dans lesquels elle utilise des crayons de couleur, et je me suis dit que je devrais peut-être essayer cette technique.

Tavie en Hasie

Avez-vous encore d’autres pratiques artistiques que le dessin et la poésie ?

Eh bien j’ai appris à jouer du violoncelle. Mais je n’ai pas persévéré. Je n’arrivais pas à dégager suffisamment de temps pour pouvoir à la fois pratiquer l’instrument et dessiner.

Le projet que vous avez soumis pour être acceptée en résidence a pour titre Promised Land. De quoi s’agit-il ?

J’ai présenté une histoire qui était assez aboutie, avec un storyboard complet, mais maintenant je ne suis plus aussi sûre de moi, mes sentiments sur ce projet ont changé. Le lieu de l’action est la ferme de mes futurs beaux-parents. Pour moi qui ai toujours vécu dans un milieu urbain, c’est un endroit fantastique ! On sent la vie tout autour de soi, celle de la nature, des animaux… Il y aussi une vie spirituelle très forte là-bas. La mère de mon fiancé est psychanalyste, très ouverte sur toutes les nouvelles thérapies. Nous pratiquons ensemble toutes sortes de techniques de respiration, de mouvement des yeux, etc. Donc cette ferme est pour moi un lieu dédié aux expériences, à la méditation… Malheureusement les animaux de ferme sont destinés à être tués. Dans l’histoire il est question d’un lapin qui finit à la casserole et c’est pour moi une tragédie. Or tout l’enjeu du récit est de se rendre dans cette ferme pour cicatriser ses blessures et devenir une personne meilleure. Comme toujours, cette histoire aura une forte dimension onirique et usera de nombreux symboles.

Propos recueillis, en anglais, à la Maison des Auteurs le 28 janvier 2021.

(Photo Thierry Groensteen)

[1] Revue sud-africaine de bande dessinée, qui paraît depuis 1992. Elle est publié par un collectif dont les membres les plus connus sont Joe Dog et Conrad Botes. Très politique, elle a souvent détourné Tintin pour faire passer ses messages.

[2] Série de bande dessinée de Moebius, développée sur cinq volumes à partir d’un récit publicitaire dessiné pour la marque Citroën en 1983.