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qu’est-ce que le shōjo manga ?

Naoko Morita

(Janvier 2021)

Selon la définition la plus admise aujourd’hui, le shōjo manga est la catégorie ou le genre de mangas qui paraissent dans des magazines dits « spécialisés en shôjo manga ». Cette définition presque tautologique évite d’essentialiser le lien entre le shōjo manga et le shōjo, c’est-à-dire la population qui correspond aux écolières (environ de 6 ans à 12 ans) et aux adolescentes.

De nos jours, les filles lisent des shōnen mangas aussi bien que des shōjo mangas, elles peuvent même préférer ceux-là. Les définitions du shōjo manga qui, naguère, prenaient appui sur les lectrices, les sujets ou le style graphique ne sont plus de mise. Avec l’élargissement du marché de manga dans les années 1980, le manga destiné aux filles s’est diversifié, et l’on a vu naître les Ladies’ Comics (pour les adultes) et les Young Ladies (qui contiennent moins de scènes à caractère sexuel que les Ladies’ Comics). À partir des années 1990, la frontière entre le shōnen manga et le shōjo manga est devenue floue. Aujourd’hui, le shōjo manga apparaît de moins en moins spécialisé : certains auteurs dessinent du shōjo et du shōnen, d’autres quittent le shōjo pour dessiner pour les lectrices plus âgées, et on trouve dans le shōnen l’influence du style et des thématiques du shōjo classique. On doit donc se rabattre, faute de mieux, sur une définition par la segmentation éditoriale, alors que ce n’est pas en feuilletant ces magazines qu’on peut avoir une idée de ce que c’est que le shōjo manga, tellement il est difficile de trouver des points communs entre les œuvres qui y sont rassemblées (à ceci près que ces magazines excluent les œuvres classées X).

Les premiers magazines spécialisés en shōjo mangas au Japon, dont les deux titres rivaux Nakayoshi et Ribon, qui datent tous les deux de 1955 et paraissent toujours en 2020, furent des nouveautés dans l’édition japonaise après la Seconde Guerre mondiale. Ils s’inscrivaient cependant dans une continuité avec les magazines pour filles (Shōjokai, Shōjosekai, Shōjo no tomo, etc.) qui avaient connu l’apogée dans les années 1920-30 avec la vogue des jojōga, littéralement « illustrations lyriques » – souvent des portraits de jeunes filles rêveuses et mélancoliques [1]. Ces magazines étaient consacrés à des histoires sentimentales (souvent illustrées), des poèmes, des planches de jojōga, des articles sur le savoir pratique, des lettres de lectrices, etc. Dans ces magazines pour filles, le manga n’avait pas beaucoup de place [2], car celui-ci était principalement voué au rire jusqu’aux années 1950. Or, Nakayoshi et Ribon adaptent sous forme de mangas des histoires mélodramatiques mettant en scène une vie de souffrances, les séparations et retrouvailles d’une mère et sa fille, ou les combats de filles vaillantes dans l’adversité.

Évolution stylistique et thématique du shōjo manga

Du point de vue du contenu ou du style, le shōjo manga a d’abord été une « sous-catégorie » du shōnen manga. Celui-ci étant le standard, les mêmes auteurs créaient les shōnen et les shōjo mangas, utilisant le même style. Jusqu’aux années 1950, il y eut très peu de dessinatrices du manga.

Couverture de Arashi o koete, par Takahashi Makoto,
supplément au magazine Shōjo, février 1958

Toutefois, c’est à cette époque qu’on observe l’émergence d’éléments graphiques novateurs qui annoncent la naissance d’un genre proprement dit. Ce sont surtout les mangas de Macoto Takahashi qui ont fait date. Connu surtout pour ses illustrations à motifs de filles au style décoratif hérité de l’esthétique du jojōga d’avant-guerre, Takahashi s’est consacré au shōjo manga entre 1957 et 1962. Il excellait tout particulièrement dans le domaine du « ballet manga » (des mangas sur les filles qui apprennent la danse classique). Yukari Fujimoto souligne l’importance des portraits en pied qui traversent la page sur toute sa hauteur chez Takahashi, voyant en eux le « style shōjo manga » proprement dit. À l’issue de recherches sur les magazines pour filles des années 1950, Fujimoto conclut que le ballet manga de Macoto Takahashi, Arashi o koete (Au-delà d’un orage), en 1958, fut le premier à présenter la mise en page et les autres éléments graphiques qui deviendront typiques du shōjo manga, nettement différents du « style shōnen manga » :le découpage libre et irrégulier de la planche, le dédoublement des cases en couches, les portraits en pied qui traversent plusieurs cases, etc [3].
Peu à peu, des autrices font leurs débuts dans le shōjo manga et connaissent une certaine popularité (entre autres Masako Watanabe, Miyako Maki, Eiko Mizuno, avec Toshiko Ueda et Yōko Imamura qui avaient débuté plus tôt). Les femmes étaient encore minoritaires parmi les auteurs du shōjo manga au début des années 60, mais la proportion s’inverse à la fin de la décennie.

Les années 70 sont considérées comme l’âge d’or du shōjo manga [4]. On voit naître des œuvres « classiques » du genre (comme Rose de Versailles, de Riyoko Ikeda), qui passeront à la postérité. De plus, l’apparition des autrices dites « le groupe glorieux de l’an 24 » a été décisive pour que le shōjo manga soit reconnu culturellement. Cette appellation plus ou moins vague désigne des autrices de shōjo mangas qui sont nées autour de l’an 24 de l’ère Shōwa (1949) et qui ont rénové le genre : Moto Hagio, Yumiko Ōshima, Keiko Takemiya et bien d’autres. Elles se sont fait remarquer par la mise en page très libre (les cases irrégulières, disparates et superposées) et par une description psychologique complexe sous forme de la double (ou parfois triple) narration : les mots dans les bulles d’une part, et les mots à l’extérieur des bulles (consistant en monologues, ou parfois en énoncés poétiques qui ne s’adressent à personne) de l’autre. Ces caractéristiques ont permis que l’on apprécie la « qualité littéraire » du shōjo manga. Des critiques influents (tels le poète et critique Takaaki Yoshimoto ou l’écrivain-critique Eiji Õtsuka) ont écrit sur les œuvres du « groupe glorieux de l’an 24 », ce qui a attiré sur le shōjo manga l’intérêt de connaisseurs ou des lettrés.

Les critiques ont attribué la qualité littéraire du shōjo manga à son dispositif narratif (la mise en page raffinée, le dédoublement des voix, etc.) d’une part, et à sa variété thématique, d’autre part. Hagio, Ōshima et Takemiya ont souvent choisi comme sujet l’amitié entre des garçons (ce qui sera l’origine de la naissance d’un autre genre, le Boys Love, ou BL). Mais la science-fiction, elle aussi, était un de leurs sujets de prédilection. À partir des années 1970, le shōjo manga n’est ni sur les shōjo, ni pour les shōjo exclusivement.

Extrait de Arashi o koete, par Takahashi Makoto

Des origines du shōjo manga

Je conclurai ce petit texte en présentant les opinions différentes qui se sont succédées sur l’historiographie du shōjo manga, jusqu’au consensus actuel auxquels sont parvenus les chercheurs japonais spécialisés.
Comme bien d’autres domaines, l’historiographie du shōjo manga a été sous l’influence du discours dominant de chaque époque, pour être ensuite revue et révisée.

Il y a d’abord eu l’histoire du manga construite autour de la déification de Osamu Tezuka (1928-1989). Longtemps, on souligna à l’excès l’apport de Tezuka, en sous-estimant les auteurs ayant travaillé avant la Seconde Guerre mondiale. En ce qui concerne le shōjo manga, on a longtemps considéré Tezuka comme le pionnier du genre, qu’il aurait inauguré avec Ribon no kishi (Princesse Saphir, 1953-1956). Il s’agit de l’aventure de Saphir, une princesse née avec un cœur masculin et un cœur féminin. Habillée en homme, elle lutte contre des scélérats, tout en étant amoureuse du prince Franz, qui règne sur le pays voisin. Ce n’était certes pas le premier manga pour filles, mais on l’a retenu comme tel en raison de son retentissement. Diverses adaptations (dramatique radio, séries d’anime) ont confirmé son succès.
Toutefois, avant les années 1970, c’est comme si les mangas pour filles n’existaient pas, au point qu’il n’était question que des shōnen et les seinen manga. De plus, si Ribon no kishi fut novateur dans le sens où il a créé dans le shōjo manga l’archétype d’une héroïne travestie qui franchit la frontière entre les genres, il ne sortait pas du manga pour enfants de l’époque au niveau du style graphique, avec ses cases régulièrement alignées. Aujourd’hui, Tezuka n’est donc plus considéré comme l’inventeur du shōjo manga.

A suivi une deuxième façon de définir l’origine du shōjo manga, qui accorde plus d’importance au début de la fortune critique du shōjo manga dans les années 1970. Selon cette théorie, l’histoire du shōjo manga commencerait véritablement avec le « groupe glorieux de l’an 24 ».
Mais Tomoko Yamada, dans un article important [5]], a mené une enquête minutieuse sur la naissance de cette appellation et a dénoncé son manque de cohérence. Son propos tient en trois points : d’abord, les autrices sont classées selon leur âge, alors qu’elles ne les rendent pas toujours public et que la date de naissance apparaît comme moins importante que la date de leur début d’activité ; ensuite, cette mise en avant tend à occulter la génération précédente du shōjo manga, qui ne fut pas moins importante (nous l’avons vu, s’agissant de Macoto Takahashi) ; enfin, parmi les autrices nées autour de 1949, certaines ont été exclues de ce groupe par la critique, ce qui a pu être préjudiciable à leur carrière.

On a trop longtemps surévalué le fait que le shōjo manga a obtenu la reconnaissance culturelle grâce aux critiques (masculins) qui ont apprécié le « groupe glorieux de l’an 49 ». Le récit de la « découverte » du shōjo manga par les critiques influents tend à masquer ce que fut l’évolution du genre, la présence des œuvres et des lectrices, jusqu’aux années 1960.

Depuis une quinzaine d’années, la réévaluation du shōjo manga d’avant 1970 est en cours et les chercheurs remettent en cause la sacralisation du « groupe glorieux de l’an 49 ». Une historiographie qui accorde plus d’importance à la continuité de la culture des shōjo (cultivée par les intéressées elles-mêmes) depuis l’avant-guerre jusqu’à aujourd’hui, apparaît désormais comme plus impartiale.

Naoko Morita

Bibliographie

— FUJIMOTO Yukari, « Shōjo manga » et « Shōjo manga to jendā », Mangagaku nyūmon, Kyoto, Minerva Shobō, 2009.
— IWASHITA Hōsei, Shōjo manga no hyōgen kikō, Tokyo, NTT Shuppan, 2013.
— TAKAHASHI Mizuki, « Opening the Closed World of Shōjo manga », in Mark W. MacWilliams (dir.), Japanese Visual Culture : Explorations in the World of Manga and Anime, Armonk, N.Y., M.E. Sharpe, 2008.
— YONEZAWA Yoshihiro, Sengo shōjo mangashi, Tokyo, Chikuma-bunko, 2007.

[1] Des magazines qui traitent des questions féminines existaient dès les années 1880, mais c’est autour de 1900, avec l’élargissement de l’éducation des filles et le développement industriel du monde d’édition, que l’on observe la segmentation genrée de la presse, c’est-à-dire le lancement des magazines explicitement destinés à des lectrices.

[2] De rares exceptions seraient les mangas de Katsuji Matsumoto dans les années 1930, dont Kurukuru kurumi chan (1938-1973) et Nazo no kurōbā (1934) sont déjà des shōjo mangas, novateurs sur les plans graphique et narratif.

[3] Yukari Fujimoto, « Takahashi Macoto : The Origin of Shōjo-Manga Style », Mechamedia, vol.7, University of Minnesota Press, 2012, p. 24-55

[4] Yoshihiro Yonezawa utilise l’expression.

[5] Tomoko Yamada, « Who Does the Manga Term ‘24 Nen-Gumi (Group of ’49)’ Refer To ? » (article en japonais), 1998 ; version revue et augmentée en mai 2016. En ligne :[http://www.toshonoie.net/shojo/05_list/yamatomo_works/text1998-201605.html]->http://www.toshonoie.net/shojo/05_list/yamatomo_works/text1998-201605.html