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avant-propos

Thierry Groensteen

[janvier 2001]
La bande dessinée est longtemps passée pour une lecture intéressant prioritairement les garçons - tandis qu’à l’inverse, le roman-photo, pourtant cousin de la BD sous certains aspects, n’attirait qu’un public féminin. Les études que nous proposons ici montrent que cette perception doit être largement amendée, et cela que l’on considère la situation en France ou à l’étranger.

Jean-Claude Glasser rappelle d’abord qu’aux États-Unis, les lectrices ont de tous temps représenté une part importante de l’audience visée et trouvée par les comics. On lira ce qu’il en est de la situation au Japon - où les fillettes, d’une part, et les femmes adultes, d’autre part, représentent deux publics cibles qui se voient l’un et l’autre destiner une production importante - et au Royaume-Uni, où les illustrés pour filles ont connu une intéressante évolution des années 1950 aux années 80.
S’agissant de la bande dessinée d’expression française, il convient aussi de réévaluer la part des histoires produites à l’intention des filles. Outre un rappel de ce que furent les « romans dessinés » dans la presse du cœur de l’après-guerre, nous avons choisi de dépouiller plus particulièrement quelques illustrés emblématiques : La Semaine de Suzette, Lisette, Fillette, Âmes maillantes, Bernadette, Vaillante, Nade et Line, et d’en proposer des éclairages complémentaires : notre attention s’est portée sur l’identité des dessinateurs mis à contribution, sur les figures féminines de légende proposées à l’identification des jeunes filles, et sur le lien particulier noué avec ces dernières à travers les rubriques composant le rédactionnel de ces magazines. La place nous a manqué pour évoquer d’autres aspects ; il serait intéressant de se pencher sur la typologie des héroïnes (scoute, ballerine, infirmière, hôtesse de l’air, princesse, ou simplement jeune fille à marier), sur leur assujettissement aux modes (capillaires et vestimentaires) et l’évolution de leur look, enfin sur les traits les plus spécifiques de l’esthétique mise en œuvre dans ces séries (recours fréquent au lavis, relative abondance des gros plans, etc.).
Le corpus de la presse de BD « pour les filles » ne se limite aucunement à ces quelques titres. Rappelons notamment l’existence de Annette (éd. du Pont-Levis à Bruxelles), Benjamine (Jean Nohain éd.), Blondine (Studio Guy, à Bruxelles), Capucine (éd des Remparts), Cendrillon (S.A.E.T.L., pendant la guerre), Dimanche fillettes (éd. Vaillant), Frimousse (éd. de Châteaudun), J2 Magazine (Fleurus), Lili (S.P.E.), Mireille (éd. de Châteaudun) ou encore de l’actuel Minnie, du groupe Disney ; et celle d’innombrables petits formats, la firme Aredit ayant à elle seule publié des dizaines de titres sous trois déclinaisons aux noms évocateurs : « Romantic Pocket », « Roses blanches » et « Primevère ».
L’inégalité entre garçons et filles devant la bande dessinée a sans doute tenu longtemps à ceci, que les illustrés pour demoiselles étaient clairement identifiés comme tels, tandis que les Tintin, Spirou, Vaillant et autres Pilote ne revendiquaient pas, ou seulement implicitement, un lectorat masculin, mais semblaient plutôt s’adresser à un public sexuellement indifférencié, Il serait d’un très grand profit de savoir dans quelle proportion exacte ils attiraient les suffrages de jeunes lectrices.

Article paru dans le numéro 6 de 9ème Art en janvier 2001.