Consulter Neuvième Art la revue

mamie lit du yaoi : {bl métamorphose},
un manga réflexif à la croisée des genres

Elsa Caboche

[Janvier 2021]

La segmentation démographique du marché éditorial des mangas est une étrangeté pour le public français, habitué aux distinctions génériques fondées sur les thèmes abordés dans les bandes dessinées : action, aventure, policier, drame, historique, western, etc. En France, les seules exceptions à la règle thématique sont les spécialités d’autres aires culturelles, désignées comme telles (comics américain, manga japonais, manhwa coréen…) et souvent dotées de leurs propres sous-genres dans les catalogues, ainsi que deux catégories strictement démographiques : « jeunesse » et « adulte », le premier étant proprement lié à l’âge du lectorat et le second habillant pudiquement une spécificité bien thématique. Si des revues destinées aux garçons, aux filles, aux hommes et aux femmes ont existé et existent encore, le marché français de la bande dessinée, de manière générale, n’obéit pas ouvertement à cette logique.

Pourtant, les éditeurs et libraires français qui proposent du manga ont importé avec les œuvres certaines des catégories éditoriales japonaises : shōjo (pour les filles), shōnen (pour les garçons), seinen (pour les hommes adultes) – on ne trouve cependant pas beaucoup de titres traduits vendus sous l’appellation josei (manga pour femmes adultes). Bien qu’il s’agisse à l’origine d’une segmentation liée au public visé par tel ou tel magazine de prépublication au Japon, ces termes en sont venus à désigner par extension les caractéristiques communes aux histoires ainsi rassemblées : thèmes récurrents, styles reconnaissables, canevas narratifs similaires, topoï qui constituent finalement des codes génériques au sens où nous l’entendons dans notre propre partition des œuvres. Enfin, certains sous-genres de manga renvoient à une subtile composition de caractères socio-démographiques et génériques : c’est le cas des diverses manifestations du boy’s love ou BL, sous-genre de shōjo qui met en scène des relations homosexuelles masculines imaginées par des femmes à destination d’un public féminin plutôt adolescent et qui se trouve au centre du présent article.

Les lecteurs et lectrices de manga, cependant, naviguent dans cet espace éditorial avec leurs propres cartes et appréhendent ces frontières à travers des mécanismes culturels et sociologiques qui ne se plient pas, loin s’en faut, aux segmentations éditoriales. Dans une enquête sur les pratiques de lecture de manga d’élèves de collège et de lycée, Christine Détrez (Détrez, 2011) s’intéresse à la manière dont la fréquentation de telle ou telle catégorie de manga est tout autant influencée par l’identité sociale des jeunes lecteurs ou lectrices qu’elle contribue à former, conforter ou infléchir cette identité. Les entretiens confirment dans un premier temps la coïncidence entre les groupes démographiques et les catégories éditoriales qui leur sont destinées : les shōnen sont lus par des garçons qui y voient valorisées les valeurs viriles sur lesquelles s’appuie, surtout à cet âge, la construction de leur identité ; les shōjo trouvent un écho auprès des filles éduquées à apprécier l’expression des émotions et les intrigues sentimentales. Cependant, très vite, des écarts et des asymétries se font jour : les filles de classes sociales favorisées tendent à rejeter les représentations du shōjo perçues comme mièvres et réductrices, leur préférant celles du shōnen – particulièrement lorsqu’elles comptent dans leur entourage des garçons qui en lisent. Détrez relève cependant que l’inverse n’est pas vrai : très peu de garçons, quelle que soit leur classe sociale, déclarent lire du shōjo, et ceux qui le confessent s’empressent de justifier cet écart en alléguant une lecture distanciée ou une « consommation nonchalante » et en se démarquant surtout d’une réception de ces mangas qui laisserait affleurer d’authentiques émotions (que certains interviewés assument, par exemple, pour Naruto). D’une manière générale, l’adhésion aux œuvres associées au genre « opposé » s’accroît avec l’âge et semble moins difficile dans les classes sociales aisées, mais elle n’est pas non plus symétrique : dans le groupe interrogé par Détrez, aucun garçon n’affirme aimer le shōjo comme les filles assument d’apprécier le shōnen, les stéréotypes féminins et masculins demeurant profondément hiérarchisés.

Keiko Takemiya, Kaze to ki no uta (1976-1984)

Des romances entre garçons destinées aux filles

À cette configuration de réception déjà tendue, mouvante, imprégnée d’enjeux qui ne touchent aux représentations portées par l’œuvre qu’à travers la manière dont celles-ci affectent la construction sociale des identités, le cas du boy’s love superpose un dispositif plus complexe encore. Cette appellation renvoie à toutes les productions (y compris, dans certaines acceptions, en dehors du manga) qui mettent en scène des relations homoérotiques masculines à destination d’un public d’adolescentes ou de jeunes femmes. Bien que l’étude du boy’s love soit encore trop jeune pour avoir abouti à des définitions fermes, les usages tendent à considérer le terme boy’s love comme le plus englobant, tandis que le yaoi et le shōnen ai renvoient le plus souvent à des sous-genres. Ici aussi, les définitions varient : on peut s’accorder sur le fait que le shōnen ai relève d’une tradition d’histoires d’amour entre garçons (souvent dans un contexte scolaire et dans un registre volontiers dramatique) plus ancienne que le yaoi, ce dernier genre, plus récent, prenant davantage de libertés dans sa représentation des relations et pouvant inclure des scènes sexuelles. James Welker insiste sur les fines nuances terminologiques qui encadrent ce genre de shōjo : « des termes comme shōnen ai (boy’s love) et bishōnen (beautiful boy) ne sont pas les équivalents de leurs traductions en anglais. De même, mon usage de boy’s love ne doit pas être pris pour un amalgame du shōnen ai avec le genre de manga stylistiquement distinct du boy’s love (boizu rabu), également appelé yaoi, qui s’est développé plus tard » (Welker, 2006 ; nous traduisons).

Pourquoi donc ces romances entre garçons s’adressent-elles à des jeunes filles plutôt qu’à un public d’hommes ou de garçons homosexuels ? Dans un article intitulé « Girls Who Love Boy’s Love » (Fran Martin, 2012), Fran Martin analyse la réception du boy’s love à Taiwan. Ses interviewées soulignent la quasi-absence de perméabilité entre la culture liée au boy’s love et la culture gay masculine (cette dernière possédant également ses propres productions de manga avec des codes et une approche résolument différentes). D’après les entretiens, le goût des jeunes filles pour le boy’s love recouvre indirectement une critique des représentations sexistes dans le shōjo, en particulier celles des rôles féminins perçus comme naïfs, superficiels, réducteurs et peu crédibles dans les romances hétérosexuelles. Fran Martin remarque cependant que le lectorat taiwanais de boy’s love, s’il est constitué d’une génération de jeunes femmes dans l’ensemble plus à l’aise que leurs aînées avec les questions de genre et les écarts à la norme hétérosexuelle, n’est pas pour autant uniformément progressiste ni même anti-homophobe. Elle observe que « l’une des caractéristiques clés de nombreux récits de BL destinés aux filles est la coprésence de l’homoérotisme au sein de l’hétéronormativité, typiquement à travers les vigoureuses dénégations de son homosexualité par un ou plusieurs protagonistes » (nous traduisons). De même, de nombreux récits reconduisent un certain conformisme hétérosexuel en attribuant à l’un des amoureux des caractéristiques stéréotypiquement féminines ou en présentant l’absence de consentement sous un angle romantique. Selon elle, la communauté des amatrices de boy’s love n’a rien de militant mais s’apparente plutôt à un espace discursif ouvert qui permet de penser, à travers des fictions et leurs commentaires, des évolutions sociétales vivantes autour des sexualités non hétérocentrées et des identités.

(2013)

Pour autant, James Welker note que le boy’s love fait également l’objet d’un processus d’appropriation et d’identification par de jeunes lesbiennes, notamment grâce au recoupement historique entre le BL et le motif du travestissement (Ribbon no kishi d’Ozamu Tezuka, Berusaiyu no bara de Riyoko Ikeda). Au milieu de représentations dominées par le male gaze, le boy’s love, « avec son objectification au moins en surface des garçons et son postulat d’un lectorat entièrement féminin », constitue un dispositif exceptionnel. Alors que la majorité des représentations médiatiques obligent la réceptrice à embrasser un regard masculin hétérosexuel, « les récits de boy’s love suggèrent qu’au lieu de pousser les spectatrices à se travestir mentalement afin d’accéder à des textes créés par et pour des hommes, les autrices travestissent en garçons des personnages féminins pour permettre aux lectrices d’habiter des récits créés pour elles » (Welker, 2006 ; nous traduisons). Pour Welker, le boy’s love s’impose donc comme l’un des rares espaces de représentation médiatique homosexuelle (notamment dans les années 1970 à 1990) et il a à ce titre joué un rôle plusieurs fois souligné dans la construction d’identités queer.

Extrait de Given, de Natsuki Kizu

BL Métamorphose

On le voit, le boy’s love est un terrain extraordinairement riche pour l’analyse des mécanismes de réception tels qu’ils sont déterminés par la segmentation genrée de l’édition de manga. Or, si le genre du mangaka manga (dans lequel la représentation de la création de mangas occupe une place centrale) offre une approche métaréflexive de la production, rares sont les mangas qui réfléchissent explicitement à leur propre réception. C’est le cas de BL Métamorphose, une série en cours (2018) de Kaori Tsurutani, dont les quatre volumes à ce jour traduits en français sont publiés chez Ki-oon. Ce manga, classé seinen par l’éditeur (conformément à l’orientation du site de publication en ligne Comic Newtype sur lequel BL Métamorphose a d’abord été diffusé), raconte comment Yuki, une dame âgée de 75 ans, se prend de passion pour les mangas boy’s love après en avoir acheté un par inadvertance.

Charmée par les dessins voluptueux et les romances haletantes, elle retourne à la librairie où elle sympathise avec Urara, une jeune employée taciturne mais heureuse de pouvoir enfin partager son goût pour le boy’s love. Les deux femmes se mettent à passer du temps ensemble pour s’échanger des magazines de prépublication, commenter leurs lectures puis se rendent à des conventions et commencent à former le projet de vendre leur propre manga de boy’s love. BL Métamorphose, qui n’appartient ni au shōjo ni au boy’s love, est donc un métamanga sur la réception spécifique du boy’s love, sur son fandom et, d’après l’orientation que prennent les deux derniers volumes, sur le milieu de la production amateur.

Le récit prend d’emblée le parti de mettre en scène des lectrices atypiques : ni Urara ni Yuki n’appartiennent à la catégorie cible du shōjo, pas plus qu’à celle du boy’s love. De fait, elles se rapprochent du lectorat clandestin décrit par Détrez : elles ne peuvent pas tout à fait assumer ce genre de lectures et doivent régulièrement se cacher. Dans le volume 2, chapitre 14, une séquence montre en alternance Urara et Yuki recevant chacune quelqu’un qui découvre chez elles Je serai ton ange gardien, la série (apocryphe) qui les a réunies. Tsumu, le meilleur ami d’Urara, trouve avec étonnement dans sa chambre un carton de BL oublié là (il est habituellement dissimulé dans un placard à double compartiment) tandis que la fille de Yuki se trouble en feuilletant les mangas soigneusement rangés près du téléviseur – mais l’une comme l’autre ménagent la pudeur des deux héroïnes en faisant comme si de rien n’était.

Kaori Tsurutani, BL Métamorphose, tome 1, page 33
Kaori Tsurutani, BL Métamorphose, tome 1, page 56

Urara et Yuki ont d’autant plus de plaisir à partager leur enthousiasme pour le boy’s love qu’elles ne se sentent pas appartenir à une communauté de lectrices. Tsurutani apporte donc un soin particulier aux scènes où les deux femmes construisent à l’échelle privée un sentiment communautaire. À l’occasion de ces échanges, les lectrices se prêtent des volumes et évoquent leurs impressions à la lecture des derniers chapitres. Conformément aux pratiques de lecture analysées dans la littérature critique sur le boy’s love, leurs discussions se concentrent sur les relations entre les personnages, l’évolution de leurs sentiments, le récit et ses tensions, sans le moindre commentaire sur l’homosexualité des protagonistes. Au départ éloignées du fandom, Urara et Yuki se constituent en communauté à leur manière, qui est certainement pour beaucoup dans la tendresse qui se dégage de BL Métamorphose. Ainsi les moments de critique s’assimilent-ils toujours à des scènes d’une convivialité très douce où toutes deux s’installent confortablement et savourent les mangas apportés par Urara avec les mets préparés par Yuki. Il est d’ailleurs frappant de constater que la lecture de boy’s love est presque systématiquement associée au plaisir culinaire : Yuki offre toujours à Urara soit une partie de son marché du jour, soit un plat préparé spécialement pour elle (et l’autrice n’est jamais avare de vignettes appétissantes).

À l’inverse, les personnages qui méprisent le manga sont aussi de mauvais mangeurs : c’est par exemple le cas de l’antipathique Eri, la petite amie de Tsumu, qui n’aime pas le voir lire des mangas (« Tu ferais mieux de réviser ! ») et lui reproche sa gourmandise. Dans le volume 1, le père d’Urara emmène sa fille voir un film après lequel elle tente d’engager une discussion critique, à laquelle il coupe court d’un « Pas terrible, ce film ! […] Pourtant, il a dû coûter un fric fou… » avant de proposer à Urara d’aller déjeuner au restaurant chinois du centre commercial, ce qui ne semble par la réjouir – alors que Yuki, quand elle décide d’inviter sa nouvelle amie chez elle, appelle sa fille pour savoir « ce que mangent les jeunes aujourd’hui ».

D’une manière générale, le plaisir procuré par les mangas de boy’s love (presque toujours mêlé d’un sentiment de gêne pudique mais agréable) se manifeste physiquement chez les lectrices, en particulier chez Yuki, plus expressive : ses yeux ridés s’écarquillent, ses sourcils grimpent sur son front, ses joues se colorent, sa bouche s’arrondit (« Oh là là… »), et une goutte de sueur perle parfois sur son front. Après un passage particulièrement intense de Je serai ton ange gardien, Urara essuie une larme sur sa joue (volume 3, chapitre 26). Les émotions liées à la réception des mangas se traduisent aussi par des dessins minimalistes qui s’ajoutent aux vignettes : c’est le cas par exemple lorsque, dans le premier volume, Urara craint la réaction de Yuki à la lecture de scènes osées et se représente mentalement une grand-mère outrée (« Mon dieu… que c’est vulgaire ! », volume 1, chapitre 9). Dès la page suivante, la jeune femme s’imagine aller à une convention avec sa nouvelle amie : plusieurs saynètes sont en suspension autour de sa tête, montrant des moments de partage dans un style naïf.

Kaori Tsurutani, BL Métamorphose, tome 1, détail de la page 119

Les variations expressives de styles et de codes sont d’ailleurs courantes dans BL Métamorphose, en particulier lorsqu’il s’agit de faire dialoguer le manga avec les codes d’autres genres. Ceux du shōjo sont mobilisés afin de camper le personnage d’Urara, dont la féminité peu conventionnelle est aux antipodes de celle des héroïnes de mangas pour jeunes filles avec ses tenues noires, ses joggings, son regard morne et son visage inexpressif. Sa mère lui fait régulièrement remarquer la négligence de sa tenue et de son apparence, insistant souvent sur ses cheveux hirsutes. Piquée, Urara admire à la dérobée les jolies filles de son lycée (notamment la petite amie de Tsumu), représentées avec des traits de style caractéristiques du shōjo : lycéennes aux cheveux soyeux, expressions gaies du visage, yeux rieurs à longs cils, scintillements et même l’onomatopée « pling », un effet sonore qui ajoute au scintillement un tintement ou un carillon évoquant la perfection, lorsque la jolie Eri lève la tête vers Urara (volume 1, chapitre 3) – sans pour autant que ces codes soient investis avec une mise à distance ironique, comme c’est fréquemment le cas dans les mangas d’autres genres qui s’approprient momentanément les codes du shōjo.

Cette comparaison joue en défaveur de l’héroïne dans le triangle sentimental qui semble se dessiner entre elle, Eri et Tsumu. Toutefois, ce topos des romances de shōjo n’occupe pas de place centrale dans le récit et sert plutôt d’écho à l’intrigue de Je serai ton ange gardien, dont certaines scènes reproduites dans BL Métamorphose sont mises en parallèle avec les situations vécues par les protagonistes. On retrouve ici le constat établi par les sociologues de la réception qui étudient le boy’s love : les lectrices ne perçoivent pas les intrigues amoureuses comme spécifiquement homosexuelles mais comme neutres, universelles, ce qui en fait de commodes supports de projection pour des romances hétérosexuelles. Le personnage de Tsumu ressemble d’ailleurs physiquement à un héros de boy’s love avec son visage doux et ses cheveux souples qui balaient son regard. Dans un moment de solitude, Urara s’étend sur son lit et imagine prendre la main de l’un des protagonistes de Je serai ton ange gardien, le beau Sakura – dont la physionomie n’est pas sans rappeler celle de Tsumu. La jeune femme ne cache pas le rôle des mangas qu’elle lit dans sa propre expérience du monde : confrontée à la jalousie d’Eri qu’elle ne comprend pas, elle se demande si c’est « parce [sa] connaissance des relations amoureuses se limite à ce [qu’elle a] lu dans les mangas » (volume 2, chapitre 17).

La continuité entre le quotidien des protagonistes et l’expérience de lecture se manifeste à travers un dispositif d’enchâssement et de feuilletage marqué par de légères variations. Tsurutani insère régulièrement des pages de la série imaginaire Je serai ton ange gardien, faisant au passage la démonstration de sa capacité à endosser un style typiquement yaoi plutôt éloigné de son esthétique coutumière, pleine de retenue, d’humour et de simplicité. Les inserts de Je serai ton ange gardien prennent la forme d’extraits de l’ouvrage sur fond noir, généralement précédés ou suivis d’une mise en scène de l’acte de lecture et accompagnés des réactions des lectrices. Une transition progressive peut être ménagée entre les deux diégèses, comme au chapitre 13 (volume 2) : Yuki, interrompue dans sa lecture, la quitte et la reprend dans des vignettes où l’on perçoit le livre lui-même et les planches esquissées, avant de se replonger dans les pages proprement dites. Dans cette séquence, l’une des planches de Je serai ton ange gardien est investie par une vignette appartenant au récit encadrant qui montre le visage attendri de la vieille dame devant une scène de baiser. Les deux niveaux de récit se confondent afin de restituer l’implication de la lectrice. Lors de la première expérience de lecture de boy’s love de Yuki – elle ne s’attend alors absolument pas à une romance homosexuelle –, l’entrée graduelle dans l’histoire passe par un glissement du support livre représenté dans l’image à son contenu, qui épouse peu à peu la structure de la page. La séquence est semée de commentaires de la lectrice qui comprend avec stupeur la nature de la relation entre Sakura et Sukezane : « Ah bon ? », « Tiens donc ! », « Oh là là ! », et s’achève sur le visage troublé de Yuki lorsqu’elle voit les personnages échanger un baiser (« Bonté divine ! ») (volume 1, chapitre 1).

Un autre regard

Cette façon de pousser les lecteurs et lectrices de BL Métamorphose à adopter le point de vue des deux personnages de lectrices constitue l’un des traits les plus marquants de ce manga. Ce procédé implique deux parti-pris dans l’expérience de lecture de la série. Le premier est de plonger le lectorat dans la situation de réception d’un genre de shōjo, le boy’s love, qu’il n’a pas nécessairement vécue de première main, qui plus est en passant par deux protagonistes qui n’ont rien d’un public conventionnel. Le second est la mise en œuvre de manière exemplaire du point de vue décrit par Iris Brey dans son récent ouvrage Le Regard féminin. Une révolution à l’écran (Brey, 2020). Son analyse s’inscrit dans le champ cinématographique et à la suite des travaux de Laura Mulvey sur le male gaze – dont le « regard féminin », insiste Brey, n’est pas le pendant. Elle définit le regard féminin comme l’exercice d’une agentivité féminine dans le dispositif filmique, l’affirmation d’un sujet féminin qui contraste, dans l’histoire du médium, avec le regard masculin dominant et l’objectification des personnages féminins. Si cette analyse concerne en premier lieu le cinéma, elle résonne cependant avec l’un des caractères fréquemment reconnus comme centraux dans les mangas destinés à un public féminin (shōjo et josei) : réalisés par des femmes et pour des femmes, ils sont construits autour d’une subjectivité féminine. De nombreuses études (par exemple Ogi, 2003) relèvent que cette subjectivité n’est pas nécessairement émancipatrice et qu’elle reconduit à bien des titres les mécanismes et les hiérarchies d’une société patriarcale, particulièrement dans sa représentation de l’hétérosexualité mais aussi plus généralement dans les valeurs, somme toute très conservatrices, véhiculées par la plupart des shōjo.

Kaori Tsurutani, BL Métamorphose, tome 1, page 110

BL Métamorphose adopte alternativement le point de vue des deux protagonistes, Urara et Yuki. Les premiers chapitres se concentrent sur la vieille dame dont la subjectivité s’exprime essentiellement à travers le monologue intérieur. Le point de vue d’Urara, jeune femme taciturne, passe davantage par ses regards et ce sur quoi ils se posent. La relation entre les deux femmes se construit en grande partie à travers sa perception par Urara, en particulier l’empathie qui émane des plans dans lesquels elle regarde Yuki. On la voit guetter avec appréhension les mouvements pénibles de son amie, suivre ses jambes fatiguées qui montent lentement un escalier, surveiller son dos fragile alors qu’elle se penche pour attraper un paquet de gâteaux. De nombreux plans contemplatifs montrent le cadre de vie de Yuki, à la fois étranger et réconfortant pour sa jeune compagne – mais aussi triste lorsque les yeux d’Urara tombent sur un prospectus vantant les services des pompes funèbres pour préparer ses obsèques de son vivant. Le regard que les deux amatrices de boy’s love posent sur le monde et l’une sur l’autre n’objectifie rien ni personne, pas même les bishōnen, les beaux éphèbes de leur série favorite : elles regardent avec, elles éprouvent par le regard leur propre subjectivité et celle d’autrui. À ce titre, BL Métamorphose ne se donne pas seulement comme un manga réflexif sur la réception du boy’s love : il offre la rare possibilité de faire l’expérience, sur plusieurs plans, d’une réception marginale.

Elsa Caboche

Bibliographie

— Bouissou, Jean-Marie, Manga. Histoire et univers de la bande dessinée japonaise, 2013.
— Brey, Iris, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Éditions de l’Olivier, 2020.
— Détrez, Christine, « Des shonens pour les garçons, des shojos pour les filles ? Apprendre son genre en lisant des mangas », Réseaux, 4-5, Nos.168-169, 2011, p. 165-186.
— Lefebvre, Laurent et Pinon, Matthieu (dir.), Histoire(s) du manga moderne (1952-2020), Ynnis Éditions, 2019.
— Martin, Fran, « Girls Who Love Boy’s Love : Japanese Homoerotic Manga as Trans-national Taiwan Culture », in Inter-Asia Cultural Studies, vol. 13, No.3, 2012, p. 365-383.
— Ogi, Fusami, « Female Subjectiviy and Shoujo (Girls) Manga (Japanese Comics) : Shoujo in Ladies’ Comics ans Young Ladies’ Comics », in The Journal of Popular Culture, vol. 36, No.4, 2003, p. 780-803.
— Thorn, Rachel Matt et Fujimoto, Yukari, « Takashi Macoto : The Origine of Shōjo Manga Style », in Mechademia Second Arc, University of Minnesota Press, vol. 7, 2012, p. 24-55.
— Tsurutani, Kaori, BL Métamorphose (vol. 1 à 4) [Metamorphose no engawa, 2018], Ki-oon, 2019-2020 (trad. française).
— Welker, James, « Beautiful, Borrowed and Bent : Boys’ Love as Girls’ Love in Shôjo Manga », in New Feminist Theories of Visual Culture, vol. 31, No.3, The University of Chicago Press, printemps 2006, p. 841-870.