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dans l’atelier de… ali fitzgerald

Marius Jouanny

[Novembre 2020]

Américaine vivant habituellement à Berlin, Ali Fitzgerald a posé ses valises à Angoulême, un an après la sortie de son album Réfugiés à Berlin aux éditions Presque Lune. Elle publie une chronique mensuelle dans le New Yorker et contribue régulièrement au New York Times.

Marius Jouanny : Comment êtes-vous devenue dessinatrice ?

Ali Fitzgerald : J’ai commencé à faire des bandes dessinées à huit ans, c’était déjà ma vocation. Ma mère m’a très tôt mis dans les mains des comics underground comme ceux de Robert Crumb, en pensant qu’ils s’adressaient aux enfants. J’adorais aussi des séries comme The Far Side de Gary Larson et Calvin & Hobbes de Bill Watterson. Les années 90 représentent pour moi un âge d’or des comic strips publiés dans les journaux. Quand je suis allée au lycée, j’ai découvert la littérature et la peinture. J’ai étudié l’histoire de l’art, le cinéma et plein d’autres choses. Je suis ensuite allée dans une école d’art à Austin, pour peindre. Entre 21 ans et 27 ans, je n’ai presque plus dessiné de comics, mise à part pour la revue de mon école. Je réalisais des peintures, des dessins muraux pour des expositions.

Ali Fitzgerald (photo X)

Peut-être que si les écoles d’art avaient proposé des cursus sur la bande dessinée, vous seriez devenue dessinatrice plus tôt ?

Oui, je pense. À vingt ans, j’ai failli commencer à vendre des dessins aux journaux à travers des agences, comme Bill Watterson l’a fait, mais j’ai repris mes études au lieu de continuer dans cette voie. Ma vie aurait certainement été différente… La bande dessinée n’est pas très bien vue dans les écoles d’art. Mais je suis contente d’avoir pu réaliser d’immenses peintures durant cette période. Je ne regrette pas cette première carrière d’artiste. D’ailleurs, j’ai encore réalisé un dessin mural sur l’histoire de Berlin il y a trois semaines, à la demande d’un musée berlinois qui ouvrira ses portes l’année prochaine. Ceci dit, je l’ai fait dans un style comics.

Réalisation d’un mur dans le cadre d’une exposition
présentée à la "Haus am Luetzowplatz", à Berlin, en 2017.

Où êtes-vous partie après cette carrière d’artiste ?

Je me suis installée à Berlin en 2009. J’étais alors fauchée et dépressive, sur fond de crise économique. J’ai lutté pour trouver ma voie durant cette période, en reprenant la bande dessinée. De 2010 à 2012, j’ai commencé un roman graphique dépressif, qui n’a jamais été publié. J’y racontais ma vie berlinoise un peu bohème dans un style surréaliste. J’ai repris certaines idées dans Drawn to Berlin (qui deviendra en français Réfugiés à Berlin), bien que l’ensemble ne me convenait pas. J’en suis ressortie épuisée.

Mur peint réalisé à Berlin en 2016

Mais vous n’en êtes pas restée là...

Non, en effet. J’avais besoin de projets plus joyeux et rapides à faire. En 2012, je me suis donc redirigée dans le dessin de presse. J’ai commencé une BD, Hungover Bear, pour le magazine McSweeney’s [1]. J’ai acquis une certaine endurance en dessinant un récit par semaine, qui était immédiatement commenté par les lecteurs sur internet. Un tel rythme permet d’avoir un rapport familier avec ses personnages, et de tenter parfois des idées tordues. Par exemple, j’ai inventé le personnage du faucon arrogant en m’inspirant de personnes que je connaissais. Je n’avais pas du tout prévu de faire une bande dessinée animalière. Avec du recul, je trouve que c’est la meilleure manière de faire de la satire sociale en dessin.

Trois dessins d’Hungover Bear.
Série publiée de 2012 à 2016
... et dans un fanzine en 2013.

Avec quels outils dessinez-vous ?

Je dessine entièrement avec des outils traditionnels, surtout des pinceaux et des feutres-pinceaux. Mais je n’utilise jamais de Tippex pour corriger un dessin ; soit je le refais soit je le corrige sur photoshop. Ou alors j’utilise mes erreurs pour construire le dessin. Concernant les couleurs, je fais mes comics pour le New Yorker à l’aquarelle par transparence, sur une feuille placée au-dessus du dessin original. Et mon prochain roman graphique sera en couleur.

Quelles sont vos influences en matière de bande dessinée ?

Mes premiers dessins étaient influencés par Robert Crumb. L’auteur dont je me sens le plus proche aujourd’hui est Will Eisner, en particulier pour sa manière de dessiner les corps humains. Mais je n’ai jamais essayé d’avoir un style de dessin en particulier. Il évolue en permanence. Et puis, le style que je développe dans le New Yorker est très différent que celui de mon album Drawn to Berlin. Beaucoup de gens me comparent à Charles Burns, ce que je n’ai jamais compris. J’adore Black Hole, mais il me semble que le style de Burns est très différent du mien. Contrairement à lui, je n’ai pas une manière de dessiner aussi spécifique et un univers visuel établi. Je suis plus fluide.

Est-ce différent de publier des comics dans les journaux aujourd’hui plutôt que dans les années 90 lorsque vous en lisiez beaucoup ?

Nous ne sommes plus à la même époque des comic strips comme ceux de Bill Watterson et de Berkeley Breathed [2]. Les contraintes du format n’existent plus vraiment aujourd’hui. Sur une page internet, on peut faire un comic de dix pages si on veut, alors qu’avant les dessinateurs avaient un nombre de cases ou de pages prédéfini, ce qui était très stimulant pour eux. J’aime ces contraintes. J’aurais bien aimé publier dans les années 90. Mais j’aime aussi des dessinatrices contemporaines comme Jillian Tamaki et Emil Ferris.

Certains de vos dessins de presse ont un esprit férocement ironique.

L’ironie fait partie de notre langage en Amérique. Par exemple, tous les titres des strips d’Hungover Bear sont inspirés des généralités prononcées durant les réunions d’alcooliques anonymes, comme « le présent est un cadeau », « exprime ce que tu veux dire », etc. Parfois je choisis des figures que j’aime comme Edgar Allan Poe pour les tourner en dérision. En l’occurrence, je l’ai imaginé à la plage durant les vacances d’été, décrivant un décor paradisiaque avec les détails glauques typiques de son style d’écriture. C’est un de mes récits préférés [3]. J’ai aussi eu l’occasion de me moquer de figures que je déteste, comme la philosophe libérale Ayn Rand, qui glorifie l’égoïsme.

Les Vacances d’été d’Edgar Allan Poe, paru dans le New Yorker

Comment choisissez-vous les sujets de société dont vous parlez dans vos dessins de presse ?

Je choisis en fonction de l’urgence du moment. J’aborde souvent les questions féministes car je les considère fondamentales. Ma série Bermuda Square, en particulier, aborde des problématiques féministes surtout parce qu’elle était initialement publiée dans le magazine féminin The Cut [4]. Ces derniers temps, il y a beaucoup d’informations politiques importantes à traiter en rapport avec les élections américaines : elles ressemblent à une terrible émission de télé-réalité qu’on est forcé de regarder.

Comment avez-vous pris l’habitude d’aborder des thèmes politiques à travers vos dessins ?

Quand j’ai commencé à dessiner, je ne voulais pas aborder des sujets socio-politiques. Mais c’est difficile de passer à côté lorsqu’on se sent impliquée. On ne vit jamais dans une bulle parfaite. Je ne peux pas renier mon opinion, elle transparaît forcément dans mes dessins. Toutefois, je ne veux pas prêcher quoi que ce soit, en assénant mes opinions au lecteur avec condescendance. Je n’irais pas m’épandre sur un personnage comme Trump par exemple, malgré tout le mal que je pense de lui. Je ne veux pas faire la caricature d’une caricature. Je l’ai seulement évoqué dans un récit paru dans le New Yorker quand je me suis rendu compte que nous avons la même chanson préférée, Is that all there is ?, de Peggy Lee. C’est une musique douce et triste, qui ne lui correspond pas du tout. C’est difficile d’admettre ce point commun avec lui.

Bande dessinée murale créée dans le cadre d’une exposition
à la Humboldt Gallery, à Berlin, inaugurée le 17 janvier 2020

Vous continuez de publier dans le New Yorker le comic strip America [5]. Vous y parlez de l’Amérique alors que cela fait bien longtemps que vous n’y habitez plus.

Je pense que cela me permet d’avoir un point de vue plus distancié, plus critique et moins porté sur l’émotion. Même si je considère toujours que c’est ma maison spirituelle. J’y ai d’ailleurs encore passé plusieurs mois l’année dernière. J’aime garder cet équilibre entre ma série America, qui paraît chaque mois dans le New Yorker, et le travail sur mon prochain roman graphique. J’ai choisi de continuer ce comic strip, America, pour développer mes opinions très contradictoires sur mon pays d’origine. Je suis très critique de la société américaine, mais je me sens très impliquée par son évolution. Il n’y a pas plus américain que de penser que son pays est le meilleur au monde. Dans America, je m’attelle à remettre en question ces représentations.

Dessins tirés de la chronique America !, parus le 27 juin 2019


Est-ce difficile de traiter de l’actualité américaine très chargée de ces derniers mois ?

Je peine à trouver des idées amusantes en rapport avec l’actualité ces derniers temps. C’était une évasion, c’est devenu un casse-tête. L’évolution de la société américaine ressemble à un accident de voiture au ralenti. C’est assez effrayant. Ma sœur travaille dans une maison de retraite dans l’Oregon, elle a dû affronter des cas de Covid en même temps que des feux de forêts très inquiétants dans la région. Quel que soit le candidat qui sera élu pour gérer ce désastre, les résultats vont être contestés. Le tableau est assez apocalyptique.

En 2016, vous avez donné une série de conférences sur la bande dessinée et son impact sur la société. Quel était votre propos ?

On m’a d’abord invitée à prendre la parole lors de colloques sur la technologie, alors que je n’y connais pas grand-chose. J’ai choisi de parler des « mèmes », les détournements de photos et de dessins qui pullulent sur internet. Ils se lisent très rapidement, comme la bande dessinée. Leur impact social m’intéresse beaucoup, notamment la manière dont ils transmettent des références culturelles. J’ai étudié en particulier les mèmes de propagande durant les élections américaines de 2016. La partie de notre cerveau qui lit des images est de plus en plus sollicitée, ce qui explique à mon sens le succès néfaste des mèmes de propagande. J’ai ensuite tenu d’autres conférences jusqu’en 2018 en me posant les mêmes questions à propos de la bande dessinée, en particulier son impact positif sur l’empathie du lecteur.

Pensez-vous que la bande dessinée puisse être un bon moyen de répandre les idées auxquelles vous adhérez ?

L’idée d’une bande dessinée de propagande aux effets positifs est fascinante. D’une certaine manière, on peut dire que mon album Réfugiés à Berlin peut relever de la propagande. Un auteur américain, W.E.B. Du Bois, a dit qu’il fait de la bonne propagande en faveur des droits civiques. Martin Luther King était d’accord avec cette conception. Je peux aussi citer l’artiste allemande Käthe Kollwitz qui utilisait son art pour critiquer les structures sociales durant l’entre-deux guerres. Tout comme d’autres dessinateurs politiques comme Lynd Ward, elle a beaucoup influencé Art Spiegelman des décennies plus tard. Plus récemment, j’ai découvert l’œuvre de Kara Walker, qui dessine des silhouettes avec la technique traditionnelle du papier découpé pour témoigner de l’esclavage. Enfin, l’un de mes artistes préférés, Emory Douglas, est connu pour ses affiches de propagande en faveur des Black Panthers. Le travail de la propagande est de nous inciter à l’action, ce qui peut être très utile si le projet politique qu’il y a derrière n’est pas néfaste. Mais c’est une question que je ne parviendrai pas à trancher. La propagande est toujours ambivalente.


Dessin réalisé pour le magazine de Greenpeace,
novembre 2018

Parlons maintenant un peu plus de ce premier album sorti l’année dernière, Réfugiés à Berlin. Vous y décrivez votre expérience de professeure de dessin dans des centres de réfugiés berlinois. Comment en êtes-vous venue à travailler dans ces lieux d’accueil ?

Je faisais des workshops à Berlin, et quelqu’un m’a proposé d’en organiser un pour des adolescents, dans un centre de réfugiés. Ils n’avaient pas d’activités à proposer aux jeunes réfugiés. Je me suis rapidement rendu compte que mon atelier ne s’adressait pas qu’aux jeunes, mais à l’ensemble des réfugiés qui s’intéressaient aux dessins. Je me suis dit que c’était l’occasion d’utiliser la bande dessinée pour aider les gens. J’ai la conviction que le dessin peut abolir les barrières de la langue et permettre à des gens très différents de communiquer entre eux. Le défi est d’autant plus important qu’il s’agit de personnes qui doivent bâtir une nouvelle vie loin de leur pays d’origine, après avoir vécu des moments traumatisants. J’ai commencé ce travail peu de temps avant le début de la « crise des réfugiés » venus de Syrie par milliers à cause de la guerre. J’envisageais de ne le faire que quelques mois avant de retourner en Amérique, mais cela a finalement duré jusqu’en 2017. C’était assez dur psychologiquement, mais je ne regrette pas de l’avoir fait. Quand je retourne à Berlin, je ne manque jamais de m’y rendre à nouveau pour quelques séances d’atelier.

Connaissiez-vous des réfugiés avant de commencer à travailler dans ces centres ?

Pas des Syriens. Mais je détestais la manière dont les médias représentaient les réfugiés. Même quand ils ne disaient pas de mal d’eux, ils les réduisaient à leur statut de réfugiés, de victimes, aux choses affreuses qu’ils avaient vécu en Syrie. Je voulais donner un autre point de vue sur eux, montrer qu’ils veulent bâtir une nouvelle vie en Allemagne. Et qu’ils sont des gens comme les autres. Parmi ceux qui sont devenus des amis, Michael adore les mangas, Saker est expert en marketing [6]. Ce ne sont pas seulement des réfugiés. Il m’a semblé que la forme dessinée pouvait transmettre l’empathie que j’ai ressentie pour eux. Je les ai d’ailleurs revus récemment tous les deux, et ils s’en sortent bien l’un et l’autre. Saker a rencontré quelqu’un et sait maintenant très bien parler allemand. Je suis fière qu’il ait pu refaire sa vie en Allemagne après tout ce qu’il a traversé.

Quand vous est venue l’idée raconter cette expérience en bande dessinée ?

Il a fallu six mois voire un an pour que je l’envisage. J’ai d’abord voulu en faire un récit court. Puis je l’ai allongé en évoquant d’autres périodes de migrations à Berlin, à travers les livres de Joseph Roth À Berlin, qui traite de l’émigration juive des années 1920, et celui de Christopher Isherwood Adieu à Berlin. Le film Cabaret est basé sur le livre d’Isherwood. Il donne une vision romantique et très libre de la capitale, qui m’a poussée à aller m’installer là-bas.

Qu’apporte le point de vue de ces deux écrivains du XXe siècle à votre livre ?

J’ai voulu montrer, avec les citations de Joseph Roth et Christopher Isherwood, que les crises de réfugiés se répètent à travers le temps, et que ce sont des événements comparables malgré les décennies qui les séparent. Roth questionne son statut de journaliste, il m’a beaucoup inspiré. Son point de vue est très progressiste, on a dû mal à croire qu’il a écrit dans les années 1920. J’ai tellement adoré son écriture que je me suis permise de reprendre des extraits de son livre dans le mien. C’est assez effrayant de voir à quel point on peut comparer l’atmosphère sociale de l’époque qu’il décrit, la montée du nazisme, et la nôtre aujourd’hui, dans laquelle les médias entretiennent autant la peur de l’étranger.

Réfugiés à Berlin, Presque Lune, 2019, page 106

Dans l’album, vous questionnez votre propre légitimité en vous demandant si raconter la vie de ces réfugiés n’est pas une manière de se servir d’eux à vos propres fins. Comment avez-vous résolu ces contradictions ?

Je n’ai pas complètement résolu ces contradictions. Il m’a fallu prendre très au sérieux mon statut de narratrice qui présente la vie de réfugiés de guerre. J’ai fait certains choix pour éviter tout effet spectaculaire. Je ne montre aucune des scènes de guerre qu’ont vécues les réfugiés dans leurs pays d’origine par exemple. J’ai évité de raconter les récits les plus horribles que j’ai entendus, pour ne pas tomber dans la surenchère. La démarche était difficile parce qu’il ne s’agit pas d’un reportage en bande dessinée, mais d’une autobiographie. C’est un genre beaucoup moins codifié, où il faut encore plus réfléchir à ses propres limites éthiques.

En conclusion du livre, vous considérez avoir réalisé une non-fiction graphique surréelle, une série d’observations illustrées, et non pas une bande dessinée journalistique. Quelle différence vous faites entre les deux ?

Mon album reste un récit très personnel, dont j’assume la subjectivité. J’ai pris très peu de photos, donc la plupart des scènes proviennent de ma mémoire visuelle, qui est partielle. Des dessinateurs comme Joe Sacco apportent aussi une part de subjectivité dans leurs albums, mais de manière différente. Il tire le plus d’informations possible de ses déplacements en prenant des photos et en dessinant à partir d’elles. Je n’aime pas procéder comme cela. Pour faire le portrait des réfugiés que j’ai rencontrés, j’ai moins cherché à les dessiner de manière ressemblante qu’à retranscrire des attitudes, certains détails que j’ai gardés en souvenir. En ajoutant des éléments surréels, tirés de mon ressenti ou du parallèle que j’établis avec d’autres époques de Berlin, je préviens le lecteur qu’il accède à un point de vue particulier sur la crise des réfugiés. De cette manière, j’espère être plus fidèle à la réalité de l’expérience que j’ai vécue. Néanmoins, tout ce que je raconte est réel. J’ai déjà eu l’occasion d’interviewer des artistes pour des magazines, je sais donc relayer la parole des gens sans la trahir. C’est primordial pour moi de respecter l’intégrité des personnes dont je parle.

Réfugiés à Berlin, Presque Lune, 2019, page 34

Votre décrivez la relation qu’entretiennent les Allemands avec les réfugiés comme étant contradictoire, partagée entre un vrai élan de solidarité et une xénophobie rampante. Comme l’expliquer ?

C’est difficile dans chaque pays. Ce fut un acte politique fort du gouvernement allemand d’accueillir un million de réfugiés. Même s’il ne faut pas oublier qu’Angela Merkel ne l’a pas fait par pur altruisme, plutôt par intérêt économique. Les réfugiés sont de la main-d’œuvre à bas coût. Mais l’Allemagne est un cas particulier parce qu’énormément de gens se sont impliqués dans l’aide aux réfugiés. Il y a un grand mouvement de solidarité. Le jour de l’an 2016 a fait basculer cet élan, lorsque de nombreuses agressions à travers l’Allemagne ont été attribuées à des immigrés. Concernant la xénophobie, on compte rien que pour l’année 2015 deux cents attaques de centres de réfugiés, dont certains ont été brûlés.

Pensez-vous que votre album peut contribuer à combattre cette xénophobie ?

Ce serait formidable. Cela me rend toujours heureuse de savoir que des classes de lycéens et d’étudiants travaillent sur mon album. Je ne sais pas si mon livre peut changer les mentalités, mais il peut faire comprendre au lecteur qu’un réfugié est une personne comme les autres. Joseph Roth a écrit cette phrase très juste : « On ne demande jamais au vagabond où il va. On lui demande seulement d’où il vient. Et ce qui importe au vagabond, c’est sa destination, non son point de départ ». On ne doit pas se servir de la peur qu’inspirent ces gens à des fins politiques, comme on ne doit pas non plus fétichiser leur souffrance.

Votre album est découpé en chapitres thématiques. Comment en avez-vous arrêté les différents titres ?

Il m’a semblé intéressant que chaque chapitre propose un thème particulier, qui puisse aussi résonner avec d’autres textes, comme la citation de Joseph Roth « Le danger venu de l’Est ». Beaucoup de catégories sont basées sur des motifs récurrents dessinés par les réfugiés pendant les deux ans que j’ai passés avec eux. Nombre d’entre eux ont dessiné des monstres, des fleurs.
Je me suis longtemps demandé comment j’allais structurer la narration avec des idées aussi différentes. Je ne voulais pas que l’album ait une narration linéaire, durant laquelle je raconte simplement les choses qui me sont arrivées. J’ai beaucoup joué avec le sens des mots. Par exemple, le chapitre intitulé « Monstres » évoque les dessins des réfugiés mais aussi certains quartiers de Berlin où les gens se droguent beaucoup. Le titre original de mon album, Drawn to Berlin, est d’ailleurs aussi un jeu de mot. En anglais, « drawn » désigne à la fois le fait de dessiner et le fait d’être attiré par quelque chose. Je n’aime pas vraiment la version française du titre, ce n’est pas moi qui l’ai choisie. Dans la version américaine, nous ne voulions pas faire référence aux réfugiés dans le titre.

Le dessin s’est-il révélé un bon moyen de communiquer avec les réfugiés ?

Certains réfugiés ne parlaient ni anglais ni allemand, comme certains Indiens et Pakistanais. Nous ne communiquions que par le dessin. Cela les a aidés, de pouvoir exprimer des émotions sans passer par le langage oral. Ils utilisaient beaucoup de symboles à travers leurs dessins que je pouvais parfaitement comprendre. Je trouve cela important qu’on puisse se passer de mot pour se comprendre, grâce au dessin. Cela a été un outil très utile, qui s’est aussi révélé thérapeutique. Certains ressentaient la sensation d’avoir accompli quelque chose. L’un des réfugiés, qui ne parlait jamais, a dessiné un léopard pendant trois heures. Le dessin était très réussi, et il en était très fier. Le dessin peut toucher et aider les gens de différentes manières. En ce sens, je crois vraiment en l’art graphique, c’est l’un des aspects les plus optimistes de mon livre.

Dessins réalisés pour le San Francisco Museum of Modern Art en 2018

Après tant d’années passées à Berlin, pourquoi faire une résidence à la Maison des Auteurs d’Angoulême ?

Ces dernières années, j’ai vogué entre Berlin et Paris car ma compagne est française. J’avais déjà fait une résidence d’artiste à Paris pendant trois mois il y a trois ans. J’ai été très surprise de voir à quel point la bande dessinée est prise au sérieux en France. J’ai voulu y retourner pour une plus longue période. Je connaissais déjà Angoulême pour son festival, mais ce sont deux amis qui m’ont recommandé la ville. J’ai fait une première demande de résidence à la Maison des Auteurs qui a été refusée. Puis j’ai finalement été acceptée et j’aurais dû m’y rendre il y a six mois, en pleine crise sanitaire, au moment où le monde s’est confiné. C’était inespéré que je m’installe enfin à Angoulême. Je vais y rester jusqu’en mars 2021.

Sur quel projet travaillez-vous à la Maison des Auteurs ?

Je dessine un nouveau roman graphique qui concerne la vie des animaux et des végétaux dans l’environnement urbain. Il s’agit d’un projet de longue haleine qui va encore me prendre beaucoup de temps. Tout est parti des pages 159 et 160 de Drawn to Berlin où j’évoque la zone de l’ancien mur de Berlin. Elle forme aujourd’hui une coulée verte où la nature a repris ses droits. J’y détaille les plantes et les animaux qui y vivent. J’ai ensuite publié un récit court dans The Guardian qui décrit plus longuement les particularités de cet endroit [7]. En partant de cette réflexion, je me suis interrogée sur la manière dont la nature s’adapte à la présence de l’homme. Par exemple, lorsqu’un endroit est bombardé, une herbe très spéciale pousse du sol à cet endroit. La Seconde Guerre mondiale a transformé l’environnement autour de Berlin. Je réfléchis à la place du monde végétal dans d’autres villes. Je prends notamment l’exemple de la ceinture verte qui entoure Paris sur d’anciennes voies de chemin de fer, où prolifèrent beaucoup d’espèces végétales.

Deux planches extraites du nouvel album en cours de réalisation


Quelle forme va prendre ce roman graphique ?

Je veux compiler plusieurs récits, certains drôles et d’autres plus sérieux, qui explorent les relations qu’entretient l’homme avec l’environnement. Je suis par exemple en train de dessiner un chapitre sur les sangliers, en décrivant comment ils interagissent avec nous. Je commence par décrire leurs rôles dans la mythologie, leur histoire. Il s’agit d’un chapitre surréel, où j’adopte le point de vue de ces animaux en les faisant parler. Pour Greenpeace magazine, j’ai imaginé un récit dans lequel les rats ont construit leurs propres villes et partent à la découverte d’autres pays. Je m’intéresse aussi aux pigeons, aux corbeaux, en prenant un point de vue historique. Concernant les rats, je pose la question : pourquoi les hommes les détestent autant ? Alors qu’ils tentent simplement de survivre, tout comme nous.

Les récits s’inscriront-ils uniquement dans la veine documentaire ?

Non. L’album aura aussi certaines parties fictionnelles, avec des personnages d’animaux comme dans Hungover Bear. J’imagine comment les animaux parlent, avec des recherches graphiques spécifiques à chacun d’entre eux. J’avance sur un chapitre où je confronte différentes espèces d’arbres en tentant de deviner comment ils parviennent à communiquer. Ce mélange de fiction et de non-fiction est un peu tordu. Il comporte une part de risque.

Dessins réalisés pour l’exposition Strong Animals


Votre préoccupation pour l’environnement est-elle récente ?

Elle date surtout de ces dernières années. Cela a viré à l’obsession durant le confinement lorsque j’observais les oiseaux et les plantes depuis ma fenêtre. Pour cela, j’ai beaucoup apprécié cette période. Ce que nous faisons subir à la nature est une tragédie. Je me demande quels animaux auront survécu après que l’espèce humaine sera éteinte. Pour une exposition que j’ai présentée cette année à Berlin [8] avant le début du confinement, j’avais d’ailleurs réalisé des affiches de propagande que pourrait produire une société composées d’animaux.

Propos recueillis par Marius Jouanny le 1er octobre 2020 à Angoulême.

Vue partielle de l’exposition Strong Animals.

[1] La série Hungover Bear est consultable sur ce lien : https://www.mcsweeneys.net/columns/hungover-bear-and-friends?page=7

[2] Dessinateur des strips Bloom County, Outland et Opus.

[3] Le récit « Les vacances d’été d’Edgar Allan Poe » est consultable sur ce lien : https://www.newyorker.com/humor/daily-shouts/america-edgar-allan-poes-summer-vacation

[4] La série Bermuda Square est consultable sur ce lien : https://nymag.com/tags/bermuda-square/

[5] La série America est consultable sur ce lien : https://www.newyorker.com/contributors/ali-fitzgerald

[6] Par souci de respecter leur vie privée, Ali Fitzgerald a changé les prénoms des réfugiés dont elle parle dans son livre.

[8] Il s’agit de l’exposition Strong Animal, à la galerie d’art berlinoise SP2 : https://www.sp2.berlin/exhibitions/Qhwwa69/strong-animal-2020/