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anne sibran ou les vies multiples de l’écriture

Catherine Ternaux

Auteur du scénario de La Terre sans mal, mis en images par Emmanuel Lepage et paru dans la collection "Aire libre" chez Dupuis en 1999, Anne Sibran est aussi l’auteur des romans Bleu figuier et Ma vie en l’air (Grasset, 1999 et 2001) qui ont été adaptés en bande dessinée par Didier Tronchet. Et là ne s’arrête pas son expérience littéraire…

Il faut bien débuter un jour. Les premiers pas dans l’écriture commencent, pour Anne Sibran, la fleur au stylo, dans les verts paradis des histoires enfantines. En 1990, les éditions Rageot publient Hugo et les lapins, un roman jeunesse, à l’inspiration duquel sa fille ne fut pas étrangère.

Neuvième Art : Anne, ton envie d’écrire vient-elle avant tout de personnes qui t’entourent, de rencontres ? ou de l’envie de dire quelque chose de personnel ?

Anne Sibran : D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours rêvé d’écrire et de raconter des histoires. J’ai commencé par écrire pour les enfants un peu pour ma fille, mais surtout par timidité. Je n’osais pas me risquer au roman adulte. Je viens d’un milieu très modeste, où il n’y avait pas beaucoup de livres, et le monde de la littérature était très intimidant. Comme toutes les personnes exilées, j’avais en plus un complexe et je me demandais : « est-ce qu’on va m’accepter ? ». Le monde des enfants me semblait plus ouvert et plus bienveillant que le monde des adultes.

La littérature jeunesse n’est-elle pas plus ouverte à la fantaisie ?

Tout à fait. Il y a un « tout est possible », et on peut mêler beaucoup de registres, ce qui est une chose que j’aime bien faire. Mêler la poésie, inventer des mots... C’est une vraie jubilation !

Est-ce que la littérature pour enfants n’est pas aussi emplie d’images ?

Oui, mais tout est plein d’images. Pour mon prochain roman par exemple, je me suis rendue à Brighton, en Angleterre, où j’étais allée il y a dix ans. J’avais la sensation que l’histoire qui est en train de se préparer ne pouvait arriver que dans cette ville, je ne saurais pas dire pourquoi. Je suis donc partie enquêter... Ce qui est merveilleux, c’est que, là-bas, j’ai senti qu’il y avait des endroits où mes personnages pouvaient vivre, je voyais des scènes se dérouler, j’entendais les personnages parler. A d’autres endroits, par contre, l’histoire s’éteignait, cette « existence » était impossible. J’ai fait des photos en repérage, et j’ai surtout pris des notes dans mes carnets.

C’est presque une expérience médiumnique ?

Je ne sais pas si c’est de cet ordre-là. Je pense plutôt à ce texte de Mauriac sur le romancier et ses personnages, dans lequel il dit qu’il ne peut pas écrire un roman s’il ne connaît pas le papier peint du couloir qui mène d’une chambre à l’autre. Il me semble qu’on ne peut pas procéder autrement. Il faut avoir des images extrêmement précises pour avancer dans une histoire.

En 1994 paraît chez Glénat ton premier album de bande dessinée, en collaboration avec Didier Tronchet, Le Quartier évanoui, roman graphique qui met en scène les habitants, aux cultures très différentes, d’un quartier voué à la destruction. On avait pu remarquer alors un véritable travail sur la langue, des dialogues mâtinés d’argot ou de dialecte africain, pour mieux donner la parole aux personnages. Qu’est-ce qui a motivé ton passage du roman jeunesse au scénario de bande dessinée ?

C’est une conjonction d’éléments. J’étais déjà une très grande lectrice de bandes dessinées. Quand j’ai travaillé pour les éditions Vents d’Ouest, j’ai eu l’occasion de voir de près comment se fait une bande dessinée : ça m’a absolument passionnée ! Et très naturellement j’ai imaginé des histoires pour la bande dessinée.

Comment s’est fait ce passage ?

J’avais écrit une histoire pour enfants qui s’appelle Le Quartier évanoui. Didier Tronchet a lu cette histoire avant que je ne l’envoie à mon éditeur de l’époque (Rageot) ; il m’a demandé s’il pouvait la dessiner, et on est partis sur cette expérience. Du coup, l’histoire n’a pas existé en livre jeunesse. Je ne l’ai pas présentée, car cela me semblait compliqué au niveau des droits... On s’est vraiment amusés à l’adapter en bande dessinée. Didier m’a énormément appris. J’ai travaillé le découpage, ça m’a beaucoup plu. Juste après je suis partie seule et sans filet à rédiger directement un scénario, celui de La Terre sans mal.

Cela t’a pris combien de temps ?

Entre six et huit mois. En même temps, je travaillais à Bleu figuier, dont l’écriture m’a pris quatre ans, A l’époque, je faisais des petits boulots, j’enseignais la philo. J’ai travaillé aussi pour les éditions Dupuis (pour sa venue au festival d’Angoulême), des petits trucs à droite et gauche.

Comment s’est passée l’adaptation de tes romans en bande dessinée ?

L’initiative en revient à Didier Tranchet. Il a fallu sa force de conviction pour me pousser à repenser l’histoire, c’est pour cela que ça ne peut pas, au final, donner la même chose. Pour Bleu figuier, la vision de mon père en a été adoucie. Pour Ma vie en l’air, l’idée était de faire exister de façon concrète, visuelle, l’horreur de ce qui peut se passer dans une tête. C’est finalement plus horrible que dans le roman. Alors que Là-bas était moins dur que Bleu figuier.

Cette envie d’écrire, dont tu ne sais pas bien où elle va te mener, est-ce qu’elle est la même pour l’écriture d’un roman et d’une bande dessinée ?

Oui. Au départ, je suis comme au milieu d’un brouillard, l’histoire est dans les brumes, mais je vois un endroit très clairement. Alors je pars enquêter surtout le reste. Pour La Terre sans mal, j’avais lu les livres de Pierre Clastres et j’avais entendu mes professeurs d’ethnologie dire que jamais aucun occidental n’a été témoin d’une migration guarani ; on sait comment ils sont quand ils partent, on sait comment ils sont quand ils arrivent, mais on ne sait pas ce qu’ils vivent au milieu. On a juste beaucoup de théories là-dessus. Imaginer cet inconnu m’a immédiatement donné envie d’écrire, et d’en faire une histoire. J’avais des images dans la tête...

...et il y a eu d’autres images, celles d’Emmanuel Lepage ?

Au stade de l’écriture du scénario, je n’avais pas encore rencontré Emmanuel Lepage. J’avais envoyé le scénario au Centre national du livre, entièrement découpé et dialogué, avec le descriptif de chaque case : cela faisait 250 pages ! Je m’étais beaucoup documentée, ce qui a été très utile pour la suite. J’ai ensuite rencontré Emmanuel par l’intermédiaire de Michel Plessix. Quand j’ai vu les planches qu’il avait dessinées à partir de mon scénario, j’ai réalisé immédiatement qu’il y avait des voix off beaucoup trop lourdes. Je me suis rendue compte que je m’étais trop équipée, n’ayant pas de dessinateur. Il a fallu que j’allège. Et c’est toujours ainsi que je travaille. J’aime bien revenir après le dessin, pour ajuster encore plus précisément le texte, dialogues ou voix off, au dessin.

Ce travail sur le texte peut modifier l’image, nécessiter de redessiner ?

Il s’agit surtout d’alléger le texte, de disparaître. Pour que le texte s’insère tellement finement dans le travail de dessin, qu’il y ait une telle familiarité qu’on pourrait presque croire que c’est le dessinateur qui a écrit les textes. Il faut que l’histoire ait son propre timbre, qui est la parfaite combinaison du texte et de l’image.

Ces modifications interviennent à l’étape du crayonné ?

Pas forcément. En général ça vient plutôt au moment de l’encrage. Quand je vois les planches, je vois les choses à modifier. Le scénario est là pour donner l’impulsion au dessinateur de s’approprier l’histoire, de trouver sa propre tonalité. Après, c’est comme une sorte de boucle qui revient et qui reste vivante. Parfois il peut y avoir des modifications au niveau de ce qu’expriment les personnages. On ne peut pas parler tout à fait pareil quand on a un visage bien précis.

Tes personnages ne te sont-ils pas plus étrangers dans la bande dessinée que dans le roman ?

A partir du moment où j’arrive à ajuster les mots au dessin, non. C’est pourquoi ce temps de « réécriture » à partir du dessin est très important, et j’y accorde une attention extrême. Tel mot est possible, l’autre non. Pour moi, un personnage de BD a sa façon de parler, son caractère propre, et je ne renoncerai pas. Je me bats parfois pendant une demi-journée sur un mot, pour trouver la juste tonalité du personnage. Ce n’est pas du tout pour me réapproprier le personnage, car je travaille dans l’épure, pour me fondre dans le dessin. Par fidélité pour le travail du dessinateur. C’est un personnage que l’on crée ensemble.

Pas de conflit avec le dessinateur ?

Non, on se bat pour faire le mieux possible. Il y a parfois à composer avec la personnalité du dessinateur, qui peut être susceptible. Contrairement à ce que croient certains dessinateurs, le métier de scénariste n’est pas un métier de fainéant [rire]. Je suis très lente, et je mets beaucoup de temps à faire mes histoires. Je suis prête à attendre le dessinateur qui partagera mon histoire, et faire des livres qui en vaillent le coup. Je veux vivre une belle aventure, que ce soit un échange, car je remets beaucoup de choses en question au contact du dessinateur. Je trouve que faire de la bande dessinée est bon pour l’ego d’un auteur, car ça demande de l’humilité, un retrait. Ça te montre tes limites, mais ça peut aussi être très stimulant. C’est comme la rencontre dans la vie, elle te permet d’amplifier des choses, et de découvrir des zones que tu n’aurais pas soupçonnées. C’est très vivant. C’est pour cela que je ne pourrais plus ne pas faire de scénarios de BD. J’ai découvert quelque chose de passionnant, vraiment.

En 2001, toujours chez Grasset, paraît ton deuxième roman, Ma vie en l’air, un conte pour adultes à l’écriture poétique, où l’on sent le bonheur de travailler la phrase, choisir le mot, oser le déséquilibre d’une tournure et la grammaire en apesanteur. En parallèle, tu écris un scénario et aussi une pièce radiophonique.... Dans ces différents modes d’écriture, quelles sont les difficultés et les joies propres à chacun ?

Pour le roman, la difficulté est la solitude totale, je pars à chaque fois pour une expérience solitaire de plusieurs années. Je ne sais pas non plus s’il y aura un aboutissement, il n’y a pas de certitude, jusqu’au dernier moment, que le roman soit publié. Pour l’écriture d’un roman, le sentiment de solitude est compensé par une énorme exaltation, due à la liberté et à l’impression de faire quelque chose que je suis seule à pouvoir faire. Ça n’a pas de prix. Mais les difficultés sont à la mesure de ce bonheur, avec de grands moments de déprime, l’impression que je n’y arriverai pas. La bande dessinée est plus légère. Ce que j’aime énormément en bande dessinée, et qui me repose du roman (ça ne veut pas dire que l’un est plus dur ou mieux), c’est que quelqu’un prend en charge les décors, et beaucoup de choses que je dois faire exister, moi, quand j’écris un roman. Je peux davantage me concentrer sur ce que disent les personnages.

Tu tiens un Journal d’inadvertance, carnet qui s’enrichit quotidiennement d’écrits sur des thèmes aussi variés que la vie elle-même. Tes carnets te servent pour tout, c’est une source où tu puises pour tous tes modes d’écriture ?

Exactement. J’ai des mines de notes, des trésors d’histoires, inventées ou des histoires vraies comme celles que j’ai recueillies lorsque j’étais écrivain public dans le XVIIIe arrondissement. J’ai alors noté des tonnes d’anecdotes, j’ai rencontré des personnes incroyables... Comme ce nigérien qui voulait un curriculum vitae : ce qu’il savait faire c’était garder les vaches et les défendre contre les lions. Je me souviens aussi de ce vieux monsieur marocain qui, chaque fois qu’il venait me voir, mettait son plus beau manteau, car pour lui l’écrit était sacré. Je les mets dans mon Journal d’inadvertance. Je ne sais pas ce que cela deviendra... comme ces carnets de dessinateurs avec des croquis. C’est la même chose, mais avec des mots. Il m’arrive aussi d’y coller des images qui me parlent…

Peux-tu écrire plusieurs textes à la fois ?

Oui. J’ai mis quatre ans pour écrire le roman que je viens de terminer, et qui s’intitule A la lisière. Je l’ai réécrit plusieurs fois et, à un moment, j’ai fait une interruption pour écrire un texte radiophonique pour France-Culture. J’avais commencé aussi à réfléchir à un nouveau livre.

L’écriture de pièces radiophoniques est venue comment ? Une nouvelle envie ?

Quand Bleu figuier est paru, j’ai été invitée à l’émission de France Inter Un jour des voix. Des comédiens avaient adapté un petit passage du roman. Ça a été un choc incroyable. L’impression à la fois que ça m’était très familier et totalement étranger. Et aussi cette espèce de jubilation d’entendre le texte vivre. Avant de travailler pour le livre jeunesse, j’ai fait le Cours Simon, et présenté le Conservatoire (que j’ai raté). J’ai été dans une troupe de comédiens semi-professionnelle pendant quatre ans, La Compagnie du Clair-obscur ; on jouait du théâtre de Racine avec des masques japonais de théâtre Tabuki ! J’ai toujours eu l’amour sacré du théâtre, mais j’étais piètre comédienne. L’écriture m’a ramenée au théâtre.

Entretien réalisé par Catherine Ternaux en octobre 2005.

Cet article a paru dans le numéro 12 de Neuvième Art en janvier 2006.

les livres d’Anne Sriban.