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le decorum bourgeois au crible de la satire

Marius Jouanny

[Novembre 2020]

Si Catherine Meurisse cherche généralement à transmettre la culture qu’elle chérit, l’un de ses albums se révèle farouchement critique à l’égard de la culture dominante.

De Mes hommes de lettres (2008) à Moderne Olympia (2012), il semble aisé de discerner les thèmes structurants de l’œuvre de Catherine Meurisse : l’art sous ses formes classiques, la littérature et la peinture. Même lorsqu’elle raconte dans La Légèreté (2016) son traumatisme lié à l’attentat contre Charlie Hebdo de 2015 auquel elle a miraculeusement échappée, son « auxiliaire de vie » Marcel Proust se révèle être sa bouée de sauvetage au cœur de la tempête. C’est d’ailleurs à la villa Médicis qu’elle cherche à se ressourcer à l’occasion d’une résidence d’artiste. En reprenant plus récemment avec Delacroix (2019) son travail d’illustration du texte d’Alexandre Dumas sur le peintre Eugène Delacroix débuté une quinzaine d’années auparavant, elle consacre une fois de plus ce rôle de passeuse enjouée et passionnée de culture.

Son ouvrage Savoir-vivre et mourir (2010), prépublié dans Charlie Hebdo en 2007, constitue une anomalie parmi ses albums. Il est le seul à puiser dans sa veine satirique qu’elle développa en tant que dessinatrice de presse, avant de s’en éloigner à la suite du massacre de 2015. Si l’influence des dessinateurs de Charlie est indéniable sur ce reportage dessiné (genre inventé par Cabu) décrivant avec un humour féroce les conventions bourgeoises, il ne faut pas oublier que Catherine était la seule femme du comité de rédaction de l’hebdomadaire. Elle revendique ainsi un regard féminin qui n’appartient qu’à elle, et ce dès les premières pages. L’autrice y juxtapose ironiquement des extraits de La Princesse de Clèves, célèbre ouvrage du XVIIe siècle, avec des épisodes prosaïques de son quotidien comme sortir les poubelles, faire la cuisine, la vaisselle, etc. Par cette citation, Meurisse n’explore pas la profondeur esthétique du texte comme l’ont fait d’innombrables lycéens ayant le livre de Madame de La Fayette dans leur programme de Français. Elle se moque plutôt des tournures ampoulées d’un récit dans lequel il est difficile de se projeter pour un lecteur d’aujourd’hui. Surtout, sa lecture est sociologique : la dessinatrice se rend compte qu’elle est dépourvue des us et coutumes de la cour d’Henri II décrite avec ferveur dans le roman. En gros, ce n’est pas avec son train de vie de parisienne bordélique qu’elle va devenir une princesse. Pour y remédier, elle décide non sans malice de partir à Genève prendre des cours pour « briller en société », à l’Académie de Nadine de Rothschild.

Savoir-vivre ou mourir, planche 3 (détail)

La présence de Catherine à la journée de stage est d’emblée mise en danger : on lui demande si elle n’est pas trop jeune pour s’intéresser à l’étiquette des salons bourgeois. Sa réponse mensongère lui donne le rôle d’agent infiltré en milieu hostile. Sous couvert « d’éducation à parfaire », elle compte observer et retranscrire les conventions de la haute société, dans une démarche presque comparable à celle du couple de sociologues Pinçon-Charlot, auteurs de plusieurs bandes dessinées. Tout comme ces derniers, l’autrice doit composer avec un sacré paradoxe : comment rendre compte d’une pratique culturelle dont on est radicalement extérieur, et même farouchement opposé ? Le registre satirique vient souligner cette contradiction en exprimant le sentiment d’étrangeté de Meurisse qui multiplie les gestes inconvenants face à des règles de vie absurdes. En témoigne la dernière case de l’album, où de retour à Paris l’autrice se complaît nue dans une orgie et commente : « Ma vie allait être longue et laisserait des exemples de vices inimitables », détournant le résumé de la vie de Madame de Clèves qui « fut courte et laissa des exemples de vertu inimitables ». La démarche de l’autrice est offensive puisqu’elle ne cache pas sa désapprobation d’une culture conservatrice et dominatrice. Pour autant Meurisse cherche, en ethnologue de salon, à épouser le point de vue du sujet observé, sa manière de penser. Dans cette optique, l’humour lui permet de mettre à distance son propre jugement sur les faits qu’elle observe, qu’elle décrit par ailleurs rigoureusement.

Savoir-vivre ou mourir, planche 7 (détail)

L’album est en effet chapitré en différentes leçons (« les mots à bannir », « la galanterie », etc.) qui cataloguent les démonstrations de Madame Daim, maître de stage. Malgré lui, le récit adapte en bande dessinée les préceptes des ouvrages didactiques cités tels que Le Bonheur de séduire, l’art de réussir de Nadine de Rotschild ou bien le Guide des convenances de Liselotte. Mais à la différence par exemple du reportage de Meurisse sur le camp de migrants de Sangatte, publié dans Charlie, les observations ne sont pas neutres, tout comme les croquis ne sont pas pris sur le vif et ne recherchent aucun réalisme. L’efficacité du dessin qui brosse les expressions en quelques traits exagérés vient contraster avec la rigidité cadavérique des règles de vie décrites. La mise en scène se concentre sur les personnages, leurs postures et leurs discours plutôt que sur le décor des salons bourgeois qu’on imagine pourtant bien gratiné. Il en ressort des portraits animalisés : avec son cou démesuré et son nez en forme de bec, Madame Daim ressemble à une poule de basse-cour, tandis que l’une des élèves psychologue de profession ressemble à un caniche avec ses dents de devant, ses yeux exorbités, son dos voûté et ses cheveux raides.

Savoir-vivre ou mourir, planche 17 (détail)

Ces habiles caricatures rendent ludiques une foule de détails sur le bon comportement d’une femme au foyer qui seraient autrement fastidieux à lire. Mais surtout, elles amènent mine de rien une critique féministe des préceptes de l’Académie. Catherine Meurisse montre que, sous couvert d’esthétisme et de bienséance, la leçon de vie décrite reproduit les schémas de domination masculine, sans qu’aucun homme n’intervienne pour les imposer. On peut lire, entre autre, « il ne faut pas être contre un homme, il faut être tout contre », « le respect et le mensonge sont les piliers de la vie conjugale », etc. L’ironie des dessins accompagnant ces citations est suffisamment éloquente pour constituer la critique en règle d’un tel mode de vie. Si l’autrice se contente donc de rapporter ce qu’elle a vu et entendu, la forme dessinée et le registre satirique lui permettent de prendre un recul d’autant plus efficace qu’il ne déforme jamais la réalité. Avec Savoir-vivre et mourir, Catherine Meurisse invente tout bonnement une forme nouvelle de reportage dessiné, dans un registre satirique et avec un regard critique affûté.

Marius Jouanny