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les aventures d’elza petipa :
les premiers pas brillants
de catherine meurisse
dans la BD jeunesse

Samuel Lévêque

[Novembre 2020]

Elza a 11 ans. Les cheveux courts, de grandes boucles d’oreille et un « pull de pêcheur breton » blanc et rouge, rare touche de couleur dans l’univers de son collège en noir et blanc. La voilà enfin sortie de l’école primaire, et Elza n’attend déjà plus qu’une chose : jouer dans la cour des grandes, et devenir une jeune femme, en quête du grand amour.
Publiées à la fin des années 2000 chez Sarbacane, les aventures d’Elza Petipa, scénarisées par l’auteur jeunesse Didier Lévy, sont un témoignage méconnu de la grande créativité graphique du début de la carrière BD de Catherine Meurisse, alors qu’elle était encore principalement connue pour ses dessins de presse. Tout en constituant un exercice où il semble évident, une décennie plus tard, qu’elle fut parfois à l’étroit dans cette série scénarisée par un tiers, dans un univers un peu flottant et pas toujours certain de ce qu’il entend raconter.

Les garçons et elle

Les aventures d’Elza ont initialement été publiées dans un inhabituel format à l’italienne, à raison d’un tome par an de 2007 à 2009 [1]. Cette forme de carnet de note allongé se prêtant particulièrement bien à la technique du strip, il n’est pas étonnant que les premières aventures d’Elza se déroulent sur trois ou quatre cases, entrecoupées de quelques pleines pages nous figurant souvent Elza en pleine réflexion, au bord de la mer. En quelques pages, Didier Lévy nous fait le portrait de l’enfant dans lequel beaucoup de lecteurs et de lectrices se reconnaîtront : ni parmi les plus populaires, ni parmi les plus marginalisées, Elza est une « enfant normale », qui, devenue pré-adolescente, sors littéralement la tête du sable, prête à affronter la vie. Dès ce premier gag, où Meurisse fait de son héroïne une autruche prête à se confronter au monde des grands, le ton est donné. Il ne s’agit pas ici d’un « Petit Nicolas moderne » comme on a pu parfois l’affirmer [2], mais bien d’une véritable forme de BD moderne, se permettant de jouer avec la perception de la réalité, les codes graphiques, ou la créativité sans faille de sa dessinatrice. On pense parfois à des œuvres comme le Cul-de-sac de Richard Thompson [3].

Très rapidement, les strips nous donnant des instantanés de la vie d’Elza Petipa vont tourner autour de la question de sa féminité naissante et de son rapport aux garçons, la découverte de l’homme idéal tant vanté dans la culture populaire constituant le nouvel objectif de sa vie. On remarquera d’ailleurs que l’âge d’Elza n’est pas si ancré que ça dans la réalité du récit. Au fil des tomes, le personnage semble grandir ou rapetisser en fonction de la problématique du gag : s’il est question du premier baiser, elle ne sera que la petite fille du début ; s’il est question de l’approche (certes encore lointaine) de la « première fois », Elza semble davantage en fin de collège, proche de ses 14 ou 15 ans. Néanmoins, l’essentiel de ses aventures va tourner autour de son apprentissage maladroit des codes de la séduction, qu’elle tente de performer sans les maîtriser du tout.

Il n’est pas innocent que Catherine Meurisse ait choisi de représenter la jeune Elza sous un pull informe et avec un physique oscillant entre l’enfant et la pré-adolescente. Que sait-on d’Elza au bout de quelques dizaines de strips ? Petite fille de pêcheurs bretons, vivant elle-même dans un bord de mer non identifié (sans doute l’Atlantique), Elza grandit dans un milieu plutôt aisé. Sa mère, obsédée par les vêtements de marque et la décoration intérieure, semble être la personne la plus affirmée du foyer, son père plus doux et calme étant plus affairé aux tâches domestiques et au jardinage. Malgré cette légère inversion des codes du foyer traditionnel, ses aventures se déroulent dans un milieu plutôt conformiste, blanc et bourgeois. En témoigne la cour de son collège, où les prénoms, vêtements et coiffures de ses camarades sont autant de marqueurs sociaux du confort financier. Et c’est sous la forme d’une personne « non conforme » que le trait adroit de Catherine Meurisse nous présente son héroïne : dans cet univers où les codes prédominent de genre, Elza semble condamnée à ne pas les maîtriser, renvoyant d’ailleurs comme une contradiction à résoudre son identité de petite fille de pêcheur à l’aspect un peu androgyne et sa volonté de plaire en se conformant aux standards de beauté de son époque. Des standards évidemment déjà illusoires : les tentatives de cette petite fille angoissée par l’idée de ne pas avoir de poitrine se solde par des tentatives dignes de la petite fille qu’elle est (rembourrage maladroit qui tourne à la catastrophe).

Après la chrysalide, une certaine forme de folie douce

Tout au long de la lecture des trois premiers tomes de la série (un quatrième livre existe sous forme d’une compilation enrichie, j’y reviendrai), je me suis demandé si les aventures d’Elza, aussi plaisantes soient-elles, appellaient davantage qu’un unique premier album. La fin du premier volume, petit bijou de créativité graphique, montre une Elza finalement avalée par son fameux pull-over informe, qui devient une forme de chrysalide métaphorique, pour en ressortir sous la forme d’une jeune adolescente accomplie. La conclusion de l’album montre une Elza toujours aussi mince et sans les formes qu’elle a cherché à acquérir dans tout le volume, toujours aux cheveux courts et à l’air un peu gauche, mais indubitablement débarrassée de ses oripeaux de l’enfance. Elle impose un style de beauté qui n’est pas celui auquel elle rêvait mais celui qui lui convient, et se rend compte qu’elle peut plaire (et se plaire) ainsi. Cette conclusion est cependant battue en brèche par le volume suivant, dans lequel Meurisse représente Elza encore plus petite et ramassée qu’elle ne l’était, évoquant, pour le coup, les petits enfants dessinés par Sempé dans les cours d’école des années 60.


Dès lors, l’essentiel du reste de la quête d’Elza, jusque-là entourée de seulement deux garçons (un petit maladroit éperdument amoureux d’elle et un bellâtre inaccessible), sera de multiplier les questionnements et les aventures auprès de nombreux personnages secondaires à la vie de papier éphémère. Cette quête, aujourd’hui, semble datée, tant nombre de BD jeunesse (on pense à Lou, de Julien Neel, ou aux Nombrils, de la québécoise Maryse Dubuc [4]) ont abordé la question avec plus de finesse et un ancrage dans leur temps plus affirmé. Cependant, si ces deux albums voient une Elza indécise tourner en rond pour une conclusion pas spécialement satisfaisante, ils permettent à Meurisse d’exploiter à merveille un glissement de plus en plus tangible vers l’humour absurde et graphique, et vers des horizons que les atermoiements sentimentaux de l’héroïne ne laissaient pas présager.

Ainsi, plus les gags s’enchaînent et moins ce sont les dialogues de Didier Lévy (parfois très justes quand ils prennent de la hauteur sur les situations décrites) qui attirent l’attention, mais bien la folie douce que la dessinatrice injecte dans son œuvre par touches de plus en plus visibles. Plutôt que l’enchaînement un peu facile des différents garçons du collège scrutés par Elza pour déterminer lequel serait l’élu idéal de son cœur, plutôt que les réflexions de sa meilleure amie Molly Molotov, forcément plus mature et plus sûre d’elle, ce sont ces gags de plus en plus créatifs de Meurisse qui retiennent l’attention. Une grenouille géante sous laquelle se cache littéralement un prince pas très charmant, un préservatif ouvert « juste pour voir » qui prend vie et se plaint d’avoir été gaspillé en vain ou encore un Cupidon excédé au visage renfrogné se plaignant de ne pas avoir l’esprit serein pour travailler car personne n’a changé sa couche depuis une éternité : la série bascule lentement dans l’absurde, et présage très bien les miracles graphiques que Catherine Meurisse accomplira dans la décennie suivante.

A qui parle Elza ?

En 2012, les trois albums d’Elza sont rassemblés dans un album de format un peu plus classique C’est quand tu veux Cupidon. Réédité en 2020, cette compilation était une opportunité évidente de capitaliser sur la notoriété désormais internationale de Catherine Meurisse, autrice reconnue, exposée [5] et respectée. Néanmoins, cette réédition laisse entrevoir les limites de la série. Tout d’abord dans un pur écueil factuel : vouloir parquer de manière indifférente des gags de trois, quatre ou six cases en format réduit, dans une mise en page peu repensée pour l’occasion, écrasant parfois la taille des dessins et ne rendant pas vraiment hommage à la précision du trait de la dessinatrice.

Sur le fond, ensuite : même si C’est quand tu veux Cupidon est un réel effort de mettre en cohérence l’ensemble de la série en réaménageant l’ordre de certains gags, il permet aussi de brasser la série d’un seul coup et de se rendre compte de ses limites structurelles. Le souci principal d’Elza – et on sent parfois Meurisse hésiter elle-même à ce sujet –, c’est qu’elle manque un peu à trouver une cible éditoriale. Didier Lévy, bien plus habitué à travailler pour une cible plus jeune [6], tente ici l’essai sur le passage à l’adolescence, mais semble hésiter en permanence sur le niveau de maturité ou de capacité à lire entre les lignes de ses lecteurs. Habituellement présentée comme une série jeunesse, Elza comporte en réalité assez peu d’humour accessible avant 14 ou 15 ans, tout en plaçant parfois d’authentiques mots d’adulte dans la bouche de son héroïne. Difficile de savoir si Elza est un miroir de l’auteur ou du public auquel il est supposé s’adresser. Seuls quelques gags particulièrement réussis dans la mise en image de Meurisse (Elza qui s’efface elle-même d’une planche en essayant de se maquiller) semblent toucher à un humour plus universel, que des lecteurs de l’âge de l’héroïne peuvent facilement appréhender [7].

La lecture de cette intégrale souligne particulièrement le fait que la série passe une centaine de pages à se chercher sans jamais se trouver tout à fait : on passe très vite et trop souvent d’une histoire de flirt un peu mièvre à un authentique échange de tête entre deux personnages façon cartoon, ou de réflexions très intemporelles sur l’amour à des séquences très ancrées dans l’actualité de l’époque (la Tektonik, Justin Timberlake…) qui peinent toujours un peu à saisir l’air du temps. Les albums d’Elza sont aujourd’hui difficile à prescrire, tant aux adultes qu’aux enfants, tant la concurrence, sur ce créneau de la bluette adolescente en BD, est devenue plus riche et plus dense. Néanmoins, la lecture de l’intégralité de la série d’une traite à l’occasion de cette réédition ne laisse aucun doute sur le talent en plein développement de sa dessinatrice tout au long des trois ans de sa création.

Le témoignage éclatant d’un talent rare

En 2007, Catherine Meurisse est encore une quasi-inconnue du grand public, surtout remarquée pour ses dessins de presse au sein de Charlie Hebdo, à une époque où le lectorat de l’hebdomadaire devient relativement confidentiel. Elle n’a pas encore à proprement parler de carrière dans la BD, et son travail dans l’édition se cantonne surtout à l’illustration de quelques albums jeunesse. Les trois volumes d’Elza, sa première et seule véritable série à ce jour, sont une affirmation évidente de son style, à un moment de bascule qui est celui de la reconnaissance. Les premiers strips d’Elza sont un témoignage de ce talent pluridisciplinaire naissant, encore très proche du style observé dans Charlie Hebdo. Parallèlement à la série, Meurisse publiera ses premiers albums en solo et livrera quantité de dessin pour la presse jeunesse.
Les dernières planches d’Elza témoignent, elles, d’une maîtrise toujours croissante du mouvement, de la mise en scène, des expressions de ses personnages, ainsi que d’une grande maturité de trait que n’ont pas les premiers gags de la série, plus épurés. Du minimalisme assumé et efficace évoquant Claire Bretécher, on arrive presque aux crayonnés de Bill Watterson dépeignant les forêts des grands espaces américains dans lesquelles évoluent Calvin et Hobbes, version Plages de l’Atlantique.

Meurisse, après Elza

Le talent déployé par Meurisse dans cette série jeunesse a ensuite trouvé à s’employer dans des ouvrages mettant tout autant en valeur son grand talent de mise en scène, mais davantage centrés sur sa grande érudition et sa volonté de transmettre : elle est devenue une grande vulgarisatrice des arts et des lettres. Depuis Elza, Meurisse n’a pas signé d’autre série jeunesse, même si elle a ponctuellement continué à illustrer des albums ou des documentaires destinés à une jeune public. Se consacrant pour l’essentiel à des œuvres documentaires ou plus intime, on la reverra cependant dans une thématique pas si éloignée d’Elza, mais version adulte, avec les Scènes de la vie hormonale d’abord publiées sous forme de chronique dans Charlie Hebdo, puis en album chez Dargaud en 2016. Bien plus terre à terre, cette œuvre est une sorte de miroir réaliste aux réflexions un peu oniriques et hors du temps de la petite Elza Petipa dans son milieu protégé et dans sa bulle de pré-adolescente sans véritable problème. Elle est aussi le témoignage de ce que Meurisse peut avoir à livrer sur la question de la séduction, du sexe ou du couple sans la supervision d’une tierce personne. Scènes de la vie hormonale n’a certes pas la folie de certaines des planches les plus absurdes et les plus graphiques d’Elza (ici point de couche de Cupidon à changer, forcément…), mais c’est une œuvre plus solide, au discours plus affermi, témoignage d’une maîtrise désormais parfaite de son trait et de son propos.
Quant à son enfance, plus tangible et sans doute plus proche du vécu d’une vraie enfant que des aventures d’Elza et son pull rouge de marin, on les retrouvera sous forme d’un album autobiographique, Les Grands Espaces, avec une mise en couleur exemplaire d’Isabelle Merlet.

Ces albums attestent que si Catherine Meurisse a injecté tout son amour du dessin et son affection pour le personnage dans les trois volumes d’Elza, elle n’aura jamais pu tout à fait s’y exprimer pleinement, bridée par un cadre un peu étroit pour son talent. Si à l’époque, Meurisse était perçue comme une simple dessinatrice de presse talentueuse capable de mettre en image de manière créative des gags écrits par d’autres, une quinzaine d’années plus tard s’est imposée la force de cette évidence : Meurisse n’est jamais aussi douée et à l’aise que quand elle raconte ses propres histoires. Et la réédition des aventures d’Elza en 2020 est un bon moyen de se remémorer cette étape, loin d’être anecdotique dans l’accomplissement de ce parcours d’autrice.

Samuel Lévêque
Directeur de la Bibliothèque et de l’Action Culturelle
à la Cité internationale de la Bande dessinée et de l’Image

Illustrations © éditions Sarbacane

[1] Certaines planches ont été publiées dans les numéros 110 à 117 de la revue BoDoï.

[2https://www.bodoi.info/le-petit-nicolas-au-feminin/ (29 mai 2007, page consultée le 20 octobre 2020)

[3] Comic strip publié de 2004 à 2012 dans le Washington Post, narrant les aventures surréalistes de la famille Otterloop dans la banlieue résidentielle de Washington. Une édition intégrale est parue en France en 2016 chez Urban Comics.

[4] Dans la série Lou, chaque tome couvre un an de la vie de la jeune héroïne, et définit plus avant le cadre social dans lequel évoluait l’héroïne. Les Nombrils de Dubuc proposent quant à eux des approches différentes de la féminité et de la séduction en milieu scolaire, en affirmant la multiplicité des approches sociales de l’adolescence, quand la quête de romance du personnage d’Elza se semble suivre qu’un seul chemin, finalement assez abstrait et assez détaché des problématiques de la fin des années 2000.

[5] L’exposition La Vie en dessin au Centre Pompidou (BPI), du 30 septembre 2020 au 25 janvier 2021, fait suite à Catherine Meurisse, chemin de traverse, du 30 janvier au 31 mars 2020, organisée par le FIBD au Musée du Papier d’Angoulême.

[6] Il est l’auteur d’environ une quarantaine d’albums parus chez Sarbacane, dont la plupart ciblant un public de très jeunes lecteurs (https://editions-sarbacane.com/auteurs/didier-levy)

[7] Dans le réseau de lecture publique de Paris, on retrouvera ainsi les aventures d’Elza tantôt dans des sections jeunesse, tantôt dans des rayons de BD adulte, tantôt dans des espaces réservés aux adolescents.