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microbes et virus dans la « première bande dessinée » – et leur postérité

Danièle Alexandre-Bidon et Margot Alexandre

[Novembre 2020]

Les histoires de microbes et d’épidémies fleurissent dès la fin du XIXe siècle. À l’angoisse de la fin de l’humanité, thème propre à la SF, la BD préfère l’humour. Représenter l’invisible est un challenge pour les dessinateurs qui inventent de nouvelles images, comme la vue des microbes au microscope (1904), et figurent les virus à travers les symptômes et les gestes barrière : le port de masques et de visières de protection, connus dès avant 1900, oubliés par la suite… L’approche de la pandémie sous un angle uniquement comique, même pendant la grippe espagnole, éclaire peut-être nos comportements face à la Covid-19.

1. Ennemi invisible ou allié intérieur ?

En 1873, la découverte des micro-organismes bouleverse le monde. On les appelle « germes » ou « microbe », un terme forgé en 1878 et qui signifie « petite vie ». Le concept de la vie invisible séduit les romanciers comme les artistes. Robida dessine dès les années 1880-1890 des paysages pollués pour dénoncer la « multiplication des ferments pathogènes, des différents microbes et bacilles » infectant l’atmosphère et l’eau des fleuves [1]

Albert Robida, « Nos fleuves et nos atmosphères ».

Épidémie et fin de l’humanité

En 1899, les « bacilles des contagions et des putréfactions » deviennent les « alliés microscopiques » de l’espèce humaine menacée, qui, grâce à eux, vient à bout des Martiens de La Guerre des mondes : issus d’une planète privée de bactéries (« bacteria »), les extra-terrestres n’étaient pas immunisés... [2] En 1905, Mark Twain compose un roman (resté inachevé) censé être écrit par un savant américain transformé en microbe et « traduit du microbique » par l’auteur [3].

Qui dit microbe, dit épidémie. Le concept de l’épidémie microbienne, ce mal invisible, est immédiatement adopté dans la littérature, notamment d’anticipation.
Celle-ci exprime une inquiétude profonde, que Wells formule ainsi : « Nous avons appris, maintenant, à ne plus considérer notre planète comme une demeure sûre et inviolable pour l’homme : jamais nous ne serons en mesure de prévoir quels biens ou quels maux invisibles peuvent nous venir tout à coup de l’espace. » Si l’espèce humaine a survécu, il reste dans les esprits « une constante impression de doute et d’insécurité ». [4] L’angoisse de la fin de l’humanité, réapparue récemment dans la bande dessinée dont le thème pandémique semble devenir un sous-genre, est donc fort ancienne. Elle a été entretenue par Jack London avec La Peste écarlate (1912), traduit en français en 1924 (Éditions G. Crès et Cie). Un vieillard, « dernier survivant de la peste écarlate », une pandémie mortelle à 99 % survenue en 2013, y explique à ses petits-fils, deux jeunes garçons ensauvagés, que la maladie est due à un « germe » « si petit qu’on ne peut pas le voir », sauf aux « ultramicroscopes » capables de détecter les microbes : l’anthrax, la lèpre, les « micrococcus », les bactéries, etc. (p. 38-41). La peste écarlate, qui tuait en une heure de temps, parfois même en dix minutes, plus « expéditive » encore que la Fièvre jaune, dit l’auteur, a détruit la civilisation.

Jack London ainsi précédait ainsi, et allait peut-être même inspirer, toutes les apocalypses et pestes colorées de la bande dessinée, des fièvres pourpres du Cycle de Cyann, de Bourgeon (Delcourt, 1993 sq.), à la peste violette de Janski Beeeats (Delcourt, 2018), où les malades voient leur visage devenir pourpre et se recouvrir de flammules. Avec un siècle d’avance, London prévoit la censure des nouvelles au début de l’épidémie, l’exode des populations vers les campagnes, dans un « inutile effort […] car ils emportaient les germes avec eux », les « chambres d’isolement » pour les personnes contaminées ou encore la désinfection des lieux de vie pour les survivants de la première heure.

Des joyeux microbes aux virus filippinis…

Dans les journaux, l’hygiénisme à la mode au début du XXe siècle pousse les dessinateurs humoristiques à traiter de santé publique. Leur intérêt pour les microbes est amplifié par un dessin animé d’Émile Cohl, projeté en 1909 au théâtre des Folies Bergère, Joyeux microbes (https://filmow.com/the-happy-microbes-t237920/). Filmées comme à travers un microscope, les bactéries, bacilles et coques, sont transformées en vices de la nature humaine : le « microbe de la peste… (ou de la politique) », celui « de la flème [sic] (ou du fonctionnaire) », celui de « la rage (ou de la belle-mère) », etc. Si ces microbes sont loin de faire peur, d’autres sont vus comme autant de petits monstres répugnants, ainsi dans une rare bande dessinée à cases de Poulbot, « Le doigt de la providence », datée de 1902.

Poulbot, « Le doigt de la providence », Le Bon vivant, 3e année, No.129, 3 mai 1902.

Les dessinateurs les figurent comme des insectes ou des animalcules, quand ils ne s’inspirent pas de l’imagerie diabolique. Tout droit sortis de la Tentation de saint Antoine, ils sont cornus et ont la queue bifide. Chez Georges Delaw, en 1904, les « bacilles d’Eberth » [5] sont des diablotins à pattes palmées. La bestialité du microbe est soulignée par le texte : c’est « un drôle d’animal », « une sale et méchante bête qui ressemble à un chien, à un rat et à un scorpion […] les médecins savent très bien mater ces animaux-là » (Little Mouse, « Le microbe », Ma Récréation, 4e année, No.22, 19 juillet 1913).

Little Mouse, « Le microbe », Ma Récréation, 4e année, No.22, 19 juillet 1913.

Sept décennies plus tard, Didgé va malicieusement reprendre ce modèle diabolique dans une série du journal Tintin dont le héros, Monsieur Édouard, un chercheur amateur en microbiologie et dont le chat s’appelle Pasteur, découvre des virus verdâtres et à gros nez, les « filippinis ». Ce sont des « petits êtres visqueux […] chargés de jeter un œil critique » en dénigrant autrui, mais en ne faisant rien par eux-mêmes pour ne pas risquer d’être critiqués à leur tour. Ils « s’incrustent progressivement dans les centres nerveux, jettent la zizanie, sèment la discorde, provoquent la polémique... » Les jeunes lecteurs du journal Tintin n’ont sans doute jamais su que Didgé faisait allusion à une personnalité réelle, bien connue des bédéphiles de ce temps…

Didgé, « Monsieur Édouard », Tintin, 40e année, No.42/No.527, 15 octobre 1985.

Le microbe est venu s’ajouter au bestiaire merveilleux des illustrés, et le nom commun se transforme très vite en injure, puis en nom propre. Insulte chez Norwins, vers 1905, « Microbe » devient un surnom comique pour un gamin maigrelet avant de s’appliquer à un personnage à la musculature surdéveloppée, comme aujourd’hui dans les New Warriors [6]. Le nom convenait particulièrement bien aux médecins.

Fred Isly, Le Docteur Microbus, illustré par Georges Omry,
éd. Tallandier, coll. « Bibliothèque des jeunes », 1906.

En 1906, Fred Isly et Georges Omry créent le personnage du Docteur Microbus. En 1913, Benjamin Rabier introduit un autre docteur du nom de Microbus dans une histoire illustrée à suivre, « Pierre et Lisette » (Le Journal rose, No.97, 13 août 1913). Trois quarts de siècle plus tard, Pacôme de Champignac, mycologue, comme son nom l’indique, allait affronter Basile de Koch (du nom du bacille de la tuberculose), chez Tome et Janry (Virus, Dupuis, 1986).

Tracer, désinfecter, vacciner

Pour se défendre contre les microbes, la stérilisation s’impose. Faire bouillir l’eau est un motif à la mode dans les illustrés. Georges Delaw fait chanter les bouilloires pour que les enfants écoutent « les microbes qui pleurent » d’être ébouillantés (Le Rire, No. 362, 12 octobre 1901), ou, moins poliment, qui « gueulent » (Roubille, « Le pipelet savant », Le Bon vivant, 3e année, No.152, 11 octobre 1902). Des servantes vont jusqu’à faire bouillir la glace, « rapport aux microbes » ! [7]. En 1905, Nadal propose une histoire en images intitulée « Le microbe du sourire » [8] et Bristol une autre qui parle de la vaccine et de la vaccination (contre la variole) dont les enfants de papier se méfient car ils ont peur des vaches ! [9]. L’Institut Pasteur est mentionné dès 1904 par Delaw et deux ans plus tard par Radiguet [10].

Bristol, « Le tube à vaccin »,
Le Jeudi de la jeunesse,
2e année, No.48, 23 mars 1905.

La chirurgie d’urgence de la Grande Guerre achève d’instaurer le règne de l’hygiène dans les pratiques de santé. Ainsi Bécassine apprend-elle à stériliser les instruments par le feu « pour tuer les microbes » [11] et elle va jusqu’à carboniser la viande destinée aux soldats blessés « pour lui enlever ses microbes ». Pour lutter contre les épidémies, la désinfection est désormais de règle. « Fais-toi donc désinfecter, hé, microbe », lit-on sur une carte postale signée Norwins. [12] Un petit farceur accroche dans le dos de Bécassine, engagée comme contrôleuse dans les tramways, un panonceau légendé « À désinfecter à l’arrivée ». [13]

Pinchon et Caumery, « Bécassine mobilisée »,
La Semaine de Suzette, No.11, 18 avril 1918.

2. Représenter l’invisible

Le succès des microbes dans la « première bande dessinée » [14] est dû à la fois à une sensibilité accrue à la culture médicale et à l’opportunité pour les illustrateurs de traiter de nouvelles thématiques et d’inventer de nouveaux modes de représentation. Figurer les microbes, ces ennemis invisibles, est en effet un challenge pour les dessinateurs. Certains se rient de la difficulté, comme Georges Delaw : « imperceptibles », les bacilles sont certes « invisibles pour tous, mais moi, je les ai vus, parce qu’un conteur doit tout voir, même les microbes » [15]. Les procédés varient selon les dessinateurs. Poulbot, révulsé, comme Robida, par l’« horrible mélange de microbes, de bacilles » qui stagnent dans les eaux de la Seine, choisit de représenter l’infiniment petit en très gros plan dans « Le doigt de la providence ». Plus d’un siècle plus tard, le même procédé est repris par François Ayroles.

Poulbot, « Le doigt de la providence », op. cit.
François Ayroles, Notes Mésopotamiennes (2000), n.p.

Delaw représente lui aussi la pollution bactérienne de la Seine sous forme de micro-organismes « grossis 150.000 fois » [16]. La même année, les dessinateurs adoptent le principe de la case carrée aux écoinçons noircis encadrant une lentille ronde où grouillent les microbes vus au microscope, l’œil du lecteur se substituant à celui du savant. Ce procédé était appelé à devenir… viral.

La vue au microscope

C’est peut-être Henri Avelot qui, le premier, figure « Une goutte d’eau de la Seine vue au microscope ». Ce dessinateur humoristique prolifique a dû être inspiré à la fois par le procédé de la vue au télescope, déjà employé par Gustave Doré, et par des photos réelles de vues microscopiques : celles-ci sont, dès le début du siècle, publiées dans les livres de sciences, dans les manuels scolaires, pour illustrer la leçon sur les « maladies microbiennes », ou même dans les journaux, sous forme de dessins publicitaires pour les produits d’hygiène.

Goutte d’eau de la Seine, par Avelot, dans Le Rire,
nouvelle série, No.83, 3 septembre 1904
Goutte de salive avec microbes. Publicité pour le dentifrice Dentol, Le Petit écho de la mode, 33e année, No.39, 24 septembre 1911
« Une fête chez les microbes d’après une photographie
du laboratoire municipal », dans Henri Avelot,
« Les Maîtres humoristes », No.17, Société d’édition
et de publications, 1908

La vue au microscope n’a plus jamais cessé d’être employée dans les séries humoristiques comme d’aventures, ainsi par Jacques Martin dans un épisode de Lefranc, sans pour autant que les dessinateurs se soucient de réalisme dans la représentation du virus. Il ne s’agit encore que d’images pseudo-scientifiques. En noir et blanc, comme l’était la photo scientifique « début de siècle » : les microbes ne seront colorisés qu’après les années 30, comme le seront, dans la réalité, les cultures microbiennes.

Virus et bactéries irréalistes : Jacques Martin,
Lefranc : Le Mystère Borg, Casterman, 1965...
... et Joël Callède et Gaël Séjourné, Tatanka, Delcourt, 2005.
Bactéries réalistes bien qu’humoristiques : bacilles et coques dans Bercovici et Cauvin, Les Femmes en blanc, t. 22, « Sales bêtes », Délivrez-nous du mâle, Dupuis, 2001.

Le procédé de la vue au microscope va rester utilisé jusque dans les mangas les plus récents. Il faudra attendre les années 1970, avec Osamu Tezuka – médecin devenu le « dieu du manga » – pour que soit adopté le microscope électronique, dans Kirihito, et la fin des années 1980 pour que la vue de microbes ou de virus soit projetée sur un écran d’ordinateur ou un écran géant, dans une salle de conférence (Toff et Béhé, Péché mortel, Vents d’Ouest, 1989).

Toff et Béhé, Péché mortel, Vents d’Ouest, 1989.

Il manque à la « première bande dessinée » d’avoir inventé la scène vue du côté du microbe. Celui-ci, malade, ayant « attrapé l’aspirine », peut voir l’œil du scientifique l’examiner à travers la lentille du microscope (Pioutt, « Grippy le petit microbe »).

Pioutt, « Grippy le petit microbe », Bravo, 9e année, No.4, 27 janvier 1949

Une dernière possibilité consistait à laisser l’ennemi invisible, comme dans un strip de Jay Kinney publié en juin 1980. La « première bande dessinée » a privilégié une autre option : les symptômes.

Invisible, donc non dessiné ! Jay Kinney, « Hey », Playboy, juin 1980.

Des images explosives

Les microbes étant invisibles à l’œil nu, il est naturel que les dessinateurs aient choisi de les montrer par leurs effets sur le corps : les symptômes. Quel symptôme plus commun que celui du « rhinovirus commun », le rhume ! Le nez qui coule, le mouchage et l’éternuement font rire jusque dans la publicité en BD, ainsi en 1902 pour les pastilles « microbicides » Poncelet. Ces symptômes sont aussi affichés pour la grippe.

Anonyme, « Les tribulations de Polin », Le Rire, 8e année, No.377, 25 janvier 1902.


Dans Monsieur Crépin, de Töpffer, en 1837, l’éternuement n’était évoqué que par le dégoût qu’il inspire. En 1870, Adel consacre une planche au « chatouillement dans le nez », annonciateur du « rhume de cerveau », que ressent un malade : la morve lui sort par tous les orifices, alors qu’il tente vainement de se guérir à coup de fumigations de guimauve et de lait de poule [17]. Du Prince Coryza de Georges Omry, au nez transformé en cannelle de bois pour tonneau d’où coule de l’eau goutte à goutte, et qui en dépit de son nom ne souffre que d’une allergie à la poudre de perlimpinpin (Les Belles Images, 21 avril 1910), jusqu’à Benoît Brisefer, la BD va éternuer pendant plusieurs décennies. En « dégouttant de façon ridicule », comme le dit Métivet du « coryza » dans une poésie illustrée [18], les virus du rhume s’invitent définitivement dans la BD humoristique.

Georges Omry, « Le Prince Coryza »,
Les Belles Images, 21 avril 1910

Quant à la toux, elle est figurée dès l’époque de Daumier sous forme de longs traits. Les projections de gouttelettes sont représentées par des hachures ou des gouttes allongées et grossies. Ce procédé souligne la connaissance précoce du mécanisme de contamination, que Georges Delaw figure dès 1901 sous la forme d’une quinte de toux explosive qui projette au loin les microbes dans une histoire de voyage d’un professeur et de son élève dans le corps humain.

Explosion de microbes et projections de gouttelettes :
Georges Delaw, « Voyage au centre de la tête et autour du corps humain »,
Le Rire, 7e année, No.331,
9 mars 1901 (détail)

Les grippés et les enrhumés, qui soignent leur rhume au rhum – homonymie oblige –, évoquent aux humoristes des animaux soufflant l’eau par les narines, comme l’éléphant ou la baleine (Avelot, « Hôpital d’animaux », Le Rire, 8e année, No.384, 15 mars 1902).

« Doctor Monk attends a bad case of influenza », Puck, vol. III, No.76, 6 janvier 1906.

L’éternuement fait l’objet de recherches graphiques des plus inventives. Il fait éclater les cases, comme dans Little Sammy Sneeze. Si le petit héros souffre sûrement d’allergies, il n’en évoque pas moins irrésistiblement une maladie contagieuse : en 2020, au moment du déconfinement de la France, son image est d’ailleurs parodiée par Kuper pour figurer le président des États-Unis Donald Trump : « Choo ! » – Choo signifiant à la fois, en anglais, atchoum et « ouste », dehors !

La Covid-19 vue par Kuper, Charlie Hebdo, No.1451, 13 mai 2020
Winsor McCay, Little Sammy Sneeze, New York Herald,
24 septembre 1905

Il écartèle l’angle d’une case pour en sortir, comme chez Alain Saint-Ogan, et, même dans les histoires en images les plus traditionnelles, il s’exprime par une bulle.

Alain Saint-Ogan, Zig et Puce, « Une arrivée sensationnelle », Hachette, 1928
Falco, « Alerte de nuit »,
La Jeunesse illustrée,
32e année, No.1601, 10 juin 1934.

Un virus qui ne circule pas à bas bruit…

Les dessinateurs ne pouvaient manquer de tirer parti des symptômes sonores des virus. Dès le début du XXe siècle, la quinte de toux est supplantée par l’éternuement, presque toujours souligné par un corps de caractère gros et gras. Si les premiers enrhumés de la BD se contentent d’un discret « Ha Ha », comme chez Adel, ou d’un plus complexe « EE AA – AH AWN – KAH – CHOW », comme Little Sammy, les personnages, pour la plupart, éternuent de manière classique : « Atchi ! ». Cette onomatopée, présente dans la littérature dès le XVIIIe siècle, l’emporte dans les illustrés jusque dans les années 1890, avant de se combiner avec « Atchoum » – que Labiche emploie dès la fin des années 1840 – dans Le Journal amusant du 13 février 1892 [19]. Exceptionnellement, les enfants font un « bruit de trompette » en se mouchant : « coin coin coin » ! (Godey, « Monsieur Toto est enrhumé », Le Jeudi de la jeunesse, No.33, 8 décembre 1904), idée reprise sous forme de pictogramme par les dessinateurs des années 1980.

Dodier et Makyo, Jérôme K. Jérôme Bloche, t. 3,
À la vie, à la mort, Dupuis, 1986.


S’il y a bien un point sur lequel tous les albums se trompent, du début du XXe siècle à nos jours [20], c’est que ce ne sont ni la froidure ni l’eau glacée – dans laquelle tombent immanquablement les héros – qui enrhument et font éternuer, ce sont des agents pathogènes indépendants du froid. Et si le rhume prête autant à rire, c’est qu’il n’est pas un tueur en série, contrairement à la grippe qui ne suscite pas encore l’angoisse, alors même qu’elle tuait déjà des millions de personnes par an.

3. La Grande Grippe de la Grande Guerre

Jusqu’à la Grande Guerre, les microbes sont peu redoutés. Mais, en 1918-1919, la réalité dépasse la fiction avec la « grippe espagnole », la première pandémie de l’histoire contemporaine, que les Français ne prennent pas davantage au sérieux que les Américains : l’un des facteurs principaux de sa propagation est « l’indifférence du public ». [21].

Dans les journaux pour la jeunesse, obsédés par la rémanence du message patriotique à adresser aux enfants, cette grippe n’a guère laissé de traces. C’est tout juste si, en 1919, La Jeunesse illustrée consacre une brève notule aux billets de banque que les Américains considèrent comme « des nids à microbes » et qu’il faut laver et passer sous presse pour éviter qu’ils ne propagent des maladies (Rubrique « choses vraies », La Jeunesse illustrée, No.842, 2 novembre 1919). Qu’il faille désinfecter Bécassine à l’arrivée du tramway, en avril 1918, pourrait être le premier témoignage dans la BD française de cette épidémie. En France, les premiers cas ont lieu à cette date dans l’armée [22] – où le dessinateur de Bécassine, Pinchon, était justement incorporé.

Se rire de la mort

Dans les journaux pour adultes, en revanche, la grippe suscite une quantité non négligeable de dessins – tous humoristiques. On ne sait pas encore qu’elle va faire de cinquante à cent millions de morts et l’on s’en amuse plutôt qu’on ne s’en inquiète, comme le fait Lucien Métivet en juillet 1918 : « Docteur, je crois que j’ai la grippe espagnole : je me sens tout neutre, et j’ai comme des castagnettes au bout des doigts. »

Lucien Métivet, « La maladie à la mode »,
Excelsior, 10 juillet 1918

En l’absence de statistiques énoncées quotidiennement, comme aujourd’hui pour la Covid-19, on pouvait se rire de la mort, ainsi que vont le faire presque tous les grands dessinateurs humoristiques : le 8 août 1918, La Baïonnette propose une couverture animalière signée Marcel Capy, « Rintintin a la grippe espagnole » : la maladie n’est pas prise au sérieux. C’est le tour d’Arnac, en octobre 1918, puis de Radiguet et E. Tap, en novembre de la même année, de proposer des dessins humoristiques dans Le Rire et Aux écoutes. Une douzaine de jours après l’armistice, Hérouard s’amuse de la rencontre de l’événement avec l’épidémie : « Le comble de la guigne. Avoir la grippe le jour de la Victoire » (La Vie parisienne, 23 novembre 1918). En février 1919, Marcel Capy, toujours dans La Baïonnette, consacre à la grippe espagnole une BD de deux pages qui raille l’impuissance des médecins, et Moriss une page de six cases, simple histoire d’adultère…

Le Régiment, 20 février 1919

Même dans les textes, la grippe espagnole n’est traitée que sous l’angle de la dérision : « Atchi, atchi / on a la fièvre », chante-t-on dans le poème comique de Dominique Bonnaud, « La grippe » (Le Rire du 8 novembre 1918). Le lendemain, le journal médite sur la résilience face à la maladie : « La Grippe aura beau se promener dans Paris, elle n’y rencontrera pas cette panique plus dangereuse que le fléau lui- même. Non, la grippe – qui tue cependant beaucoup plus de monde que les obus et les torpilles – ne fait trembler personne : on en parle allègrement, on la chansonne, on la met en caricatures, on ne veut pas en avoir peur. Et si elle nous entraîne dans une danse assez macabre, on affecte d’en rire, peut-être parce que cette danse est espagnole. » [23]

Les gestes barrière

Un autre motif propre à faire rire est la mise en image des gestes barrière, employés déjà à la fin du XIXe siècle pour lutter contre les épidémies de grippe saisonnière. Ainsi, en août 1900, le Polichinelle publie un dessin humoristique du Lustige Blätter, dans lequel un professeur d’un certain âge embrasse sa femme à travers une plaque de verre – ancêtre de l’actuelle visière de protection – « pour éviter les bacilles ».

Ainsi, l’humour n’empêche pas de donner des leçons d’hygiène. Le Rire publie un autre dessin humoristique où il est exigé : « Ne toussez pas ! » (No.397, 14 juin 1902). À l’heure de la grippe espagnole, on met en garde les amoureux qui, en s’embrassant « n’font qu’échanger leurs pneumocoques », et l’on invite à se garer des crachats et des postillons, car « le postillon caus’ tous nos maux » (Dominique Bonnaud, « La grippe », Le Rire, 8 novembre 1918).

Polichinelle, 5e année, No.192, 26 août 1900

S. d’Alba, dans Le Pêle-Mêle du 16 février 1919, invente donc le « para-postillons », une vitre isolant, au théâtre, le souffleur du comédien grippé ; en janvier, il avait déjà proposé le port de la voilette pour se prémunir contre « les bacilles ».

S. d’Alba, Le Pêle-Mêle, 16 février 1919

Albert Guillaume, dans Le Rire du 29 mars 1919, invite à « exiger, en toutes circonstances, le port du masque [mais de Carnaval] et du faux nez contre la grippe » lors d’un enterrement ! Le masque de papier ou de carton « en groin de cochon » est employé contre la grippe espagnole dans un dessin humoristique de Pallier dès le 13 juillet 1918.

Cette approche comique de la pandémie éclaire peut-être nos comportements actuels : à force de rire de la grippe, en aurait-on mésestimé les risques ? Il semble que nous ayons oublié les gestes barrière déjà connus en 1900 au point de devoir les réapprendre en 2020 pour la Covid-19.

Le virus, une arme de guerre

En dépit de la légèreté de ton de la « première bande dessinée », on observe le motif du scientifique qui inocule à de malheureuses victimes des « maladies terribles », la typhoïde, « le microbe de la peste asiatique », la rougeole, la rage, et même « le virus de la folie » (Lajarrige, « Le lapin noir », Le Jeudi de la jeunesse, 2e année, No.42, 9 février 1905). « Virus », mot qui, à notre connaissance, apparaît ici pour la première fois dans la BD – et qui va inspirer le nom de savants ennemis pendant la Seconde Guerre mondiale – [24] est rattaché à un usage malfaisant du microbe : la guerre dite bactériologique. Pendant la Grande Guerre, on n’hésite pas à affirmer : « Le germe est allemand. L’Allemagne est la principale source de contamination microbienne […] ». [25] En 1917, les dessinateurs publicitaires s’en inspirent : « De même que le poilu chasse les Boches des boyaux, de même Jubol chasse les mauvais microbes de l’intestin » !

La Vie parisienne, 55e année, No.7, 17 février 1917

Dès 1918, les humoristes envisagent la grippe espagnole comme une arme de guerre : le kayser rêve de voir ses ennemis en crever (Marcel Arnac, « Épidémies de guerre », La Baïonnette, 28 novembre 1918) ; des agents étrangers épient les recherches d’un chimiste soucieux de guérir les maladies microbiennes (Thelem, « Le témoin imprévu », Les Belles images, No.819, 27 mai 1920). Lorsqu’il imagine la menace virologique militarisée dans Le Mystère Borg, en 1965, Jacques Martin reprend donc un vieux motif.

Oblitérée par la Grande Guerre, la première pandémie du XXe siècle qu’est la grippe espagnole est une « catastrophe oubliée » [26]. Elle l’est aussi bien par l’Histoire que par la BD et même par les dessins animés de propagande sanitaire composés, en 1918-1919, par Lortac et O’Galop [27] Dans la BD, il faut attendre les deux volumes de La Grippe coloniale, dont l’histoire se déroule à Saint-Denis de La Réunion, pour que cette pandémie soit enfin mise en scène avec presque un siècle de retard… [28] Les grandes épidémies de grippe qui vont suivre, notamment la grippe de Hong-Kong, en 1957-1958, et surtout la grippe asiatique de 1968-1969, qui a fait près de 50 000 morts en France, se succèdent dans l’indifférence générale. Il va falloir attendre que d’autres épidémies marquent l‘imaginaire – SIDA, Ebola, puis les alertes grippales du XXIe siècle (grippe A, grippe aviaire, grippe H1N1) – pour que l’idée de pandémie prenne, dans la BD, des allures de véritable fin du monde.

Danièle Alexandre-Bidon (GAM, EHESS-Paris) et Margot Alexandre (infirmière)

[1] Cf. Robida, Fantastique et science-fiction, Paris, Horay, coll. "Les maîtres du dessin satirique", 1980, p. 23.

[2] H. G. Wells, The War of the Worlds, New York-Londres, 1898, ill. ; voir aussi Nicolas Tellop, « Petit traité de pop épidémiologie », Les Cahiers de la bande dessinée, No.11, juin-sept. 2020, p. 41-51, ici p. 44.

[3] Mark Twain, Trois mille ans chez les microbes, par le microbe B.b.Bkshp, Éditions de la Différence, 1985 / Paris, EJL, "Librio", 1997.

[4] H.-G. Wells, La Guerre des mondes, trad. Henry D. Davray, Paris, Mercure de France/Le Livre de poche, 1964.

[5] Autrement dit du typhus, découvert en 1880, une des trois maladies les plus mortelles à l’époque.

[6] Wells et Young, Civil Wars, Marvel, 2015.

[7] Alex R., « Trop d’hygiène », dessin humoristique, Le Bon vivant, 3e année, No.144, 16 août 1902

[8L’Illustré à cinq centimes, No.60, 19 juillet 1905

[9] « Le tube à vaccin », Le Jeudi de la jeunesse, 2e année, No.48, 23 mars 1905

[10] « Le Paradis. Image d’Épinal collectiviste pour servir à l’instruction de la jeunesse », Le Rire, nouvelle série, No.179, 7 juillet 1906

[11] Pinchon et Caumery, Bécassine pendant la Grande Guerre, Paris, Gautier et Languereau, 1915

[13] « Bécassine mobilisée », La Semaine de Suzette, No.11, 18 avril 1918.

[14] Comme on parle du « premier cinéma ».

[15] « Voyage au centre de la tête et autour du corps humain », Le Rire, 7e année, No.331, 9 mars 1901

[16] « Les animaux à la revue de 1903 », Le Rire, nouvelle série, No.51, 23 janvier 1904

[17] Adel, « Un rhume de cerveau », L’Eclipse, 13 mars 1870, repris dans le Polichinelle, No.11, du 21 février 1897, voir « Bande dessinée à nez (II) », http://www.topfferiana.fr/2008/11/le-nez-dedans-2-un-rhume-de-cerveau/

[18] Lucien Métivet, « Ballade de l’invitation au travail », Le Rire, 7e année, No.352, 3 août 1901.

[19] Pierre Enckell et Pierre Rézeau, Dictionnaire des onomatopées, Paris, PUF, 2003, notice « Atchi Atchoum », p. 90-93.

[20] Le Bocain et Norwins, « En avant marche ! », L’Illustré à cinq centimes pour la jeunesse et la famille, No.59, 12 juillet 1905.

[21] Voir George A. Soper, Leçons d’une pandémie (“The Lessons of the Pandemic”), Science, 30 mai 1919), Paris, Éditions Allia, 2020, ici p. 9.

[22] Freddy Vinet, La Grande grippe. 1918. La pire épidémie du siècle, Paris, Vendémiaire, 2018, p. 25.

[23] Vinet, op. cit., p. 173 ; https://gallica.bnf.fr/blog/06052020/de-la-grippe-espagnole-au-covid-19-ces-remedes-qui-promettent-des-miracles?mode=desktop/ ; voir Nejma Omari, « De la grippe espagnole au Covid-19, ces remèdes qui promettent des miracles » ; Agnès Sandras, « L’humour face aux épidémies. 1. Le Charivari, le choléra et la grippe entre 1832 et 1870 » (https://histoirebnf.hypotheses.org/9197) ; Id., « 2. Rire au moment où se conjuguent la grande guerre et la grippe dite espagnole (1918) », https://histoirebnf.hypotheses.org/9234 ; Id., « 3. Au plus fort de la pandémie de grippe (1918-1919) », https://histoirebnf.hypotheses.org/9380

[24] Federico Pedrocchi et Walter Molino / Antonio Canale, « Virus, il mago della foresta morta », Audace, 1939-1946 ; César, « Le professeur Globule contre le docteur Virus », Gavroche, 1941.

[25] Vinet, op. cit., p. 176.

[26] Vinet, op. cit., p. 167.

[27] Thierry Lefebvre, « Les films de propagande sanitaire de Lortac et O’Galop (1918-1919) », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [en ligne], 59 | 2009, mis en ligne le 01 octobre 2012, consulté le 22 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/1895/3925 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.3925.

[28] Appollo et Huo-Chao-Si, La Grippe coloniale, t. 1, Le Retour d’Ulysse, Vents d’Ouest, 2003, et t. 2, Cyclone-la-Peste, 2012.