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catherine meurisse marionnettiste : la diversité
des voix narratives dans "mes hommes de lettres"
et "le pont des arts"

Louise Jambou

[Novembre 2020]

« Vous ne savez pas distinguer un chef-d’œuvre d’une croûte ? Laissez Baudelaire vous l’apprendre ! » « Chez Catherine Meurisse, les grands auteurs de la littérature française, du Moyen Âge à nos jours, font eux-mêmes leur promo. » Ces mots de présentation figurent sur les quatrièmes de couverture, respectivement, du Pont des arts (2012) et de Mes hommes de lettres (2008), albums qui ont en commun leur dimension à la fois didactique et ludique.

Avant même d’ouvrir ces livres, on remarque une convergence supplémentaire : l’auteure, à ce qui est annoncé, laisse la parole à ceux dont elle parle : « Baudelaire », « les grands auteurs ». En effet, les deux ouvrages sont parsemés de citations aussi exactes que nombreuses, et le récit est souvent pris en charge par un personnage de l’histoire littéraire. Pourtant, loin de s’effacer derrière ses narrateurs, la dessinatrice affirme sa subjectivité : depuis le titre Mes hommes de lettres jusqu’à l’expression « musée idéal de Catherine Meurisse » – encore une fois en quatrième de couverture –, en passant bien sûr par son trait souvent humoristique, tout signale son intention de transmettre une vision personnelle des arts qu’elle aborde. Ce double dispositif repose sur un feuilletage des voix narratives, qui sert la dimension didactique de l’œuvre tout en contribuant au plaisir de la lecture par la diversité qu’elle y introduit. L’auteure, à travers ces voix multiples et singulières, fait vivre sous nos yeux des dialogues féconds sur les fonctions de l’art et sa place dans la société.

La formation littéraire de Catherine Meurisse est visible dans Mes hommes de lettres : outre la maîtrise précise de l’histoire de la littérature dont l’album témoigne à chaque page, l’utilisation scrupuleuse des guillemets pour signaler les citations et les titres des œuvres soulignés jusque dans les bulles montrent un souci d’exactitude presque scolaire. A cette rigueur répond cependant une plasticité des moyens mis en œuvre pour concilier précision et divertissement. Le récit est en effet pris en charge par une multitude de personnages différents, aux statuts divers.
Le premier « chapitre », consacré au Moyen Âge, est entièrement présenté par Renart, personnage issu du Roman de Renart, représenté sous les traits d’un troubadour facétieux guidant le lecteur dans son parcours de la littérature médiévale. C’est un « narrateur actorialisé », c’est-à-dire incarné dans un personnage, selon la terminologie établie par Thierry Groensteen dans Système de la bande dessinée II  : « le narrateur actorialisé, contrairement au narrateur implicite, n’utilise pas seulement le verbe à la manière d’un récitant ; il s’exprime alternativement à l’intérieur de bulles et de récitatifs. Sa voix nous accompagne, quand il est à l’image et quand il n’y est pas. » En effet, l’alternance entre récitatifs et bulles est permanente dans cette partie, sans que l’énonciateur ne change d’une planche à l’autre. Ainsi page 10, la case où Renart regarde à l’intérieur d’une pièce en annonçant « Voilà ceux qui ont le monopole de l’écriture » est suivie d’une vue de l’intérieur d’un monastère surmonté du récitatif « Les hommes d’église. Qui s’expriment en latin littéraire ». La redondance texte-image est ici un outil didactique ; surtout, la disparition du personnage énonciateur, et donc le passage du discours direct à la « voix off » se fait sans rupture, par la continuité des marques d’énonciation et l’enchaînement logique du dessin.

Mes hommes de lettres, page 13

En outre, les deux dispositifs se répondent avec une grande fluidité, jusqu’à devenir presque indifférenciés. Deux pages plus loin, le récitatif « A la fin du 11e siècle, on voit apparaître deux formes littéraires différentes » est complété par les bulles « La chanson de geste » et « Et la poésie lyrique ». Le personnage qui s’adresse à nous est alors extrait graphiquement du récit : il est représenté sur fond blanc, sans décor, avant de reprendre sa place à la case suivante dans un paysage médiéval. L’emploi de l’énoncé « A la fin du 11e siècle » coupé de la situation d’énonciation montre bien que Renart est hors du temps du récit, dans une situation d’exposé didactique. Sur le bandeau inférieur de la planche, les deux temporalités se mêlent grâce à un dispositif hybride, entre bulle et récitatif : la première partie de la réplique est encadrée par un rectangle approximatif, alors que la deuxième partie se trouve dans une ellipse terminée par un appendice marquant clairement son statut. Renart est ici à la fois narrateur et personnage, et la frontière entre récitatif et bulle est littéralement gommée. La fluidité des allers-retours entre récit et discours théorique est donc assurée par des moyens graphiques à la fois discrets et efficaces.

La délégation du récit à l’un de ses protagonistes est un procédé repris plusieurs fois dans l’album : des personnages de fiction prennent en charge le récit, comme Panurge ou Eugène de Rastignac, mais aussi des auteurs, comme Michel de Montaigne ou Théophile Gautier, et des personnages historiques, comme Louis XIV au chapitre « XVIIe siècle ». Situés à la fois dans le récit et à sa marge, ils créent des décrochages fréquents sans couper pour autant la narration : ils sont à la fois légitimes, en tant que créatures issues de l’histoire littéraire elle-même, qu’ils ont « vécue », et savants car ils personnifient les connaissances de l’auteur. Ce double statut se retrouve dans le dessin : Panurge s’invite par exemple à un repas de Gargantua enfant, tel un « fantôme » invisible pour ce dernier et dont l’extériorité est marquée par un code couleur qui le distingue des autres personnages. La scène est colorée dans des tons verts et sépia, contrastant avec le rouge de Panurge – couleur qui crée une continuité avec le roux de Renart, soulignant que l’un prend la suite de l’autre dans la narration.

L’apparition de ces narrateurs actorialisés permet régulièrement à l’auteur de varier les niveaux de précision de ses références littéraires : aux commentaires simples et explicites de ces narrateurs internes, destinées plutôt aux néophytes, se superposent des allusions plus discrètes adressées aux lecteurs plus « experts » en histoire littéraire. Lorsque Panurge explique, dans des bulles adressées aux lecteurs, que « La gaudriole ne serait qu’un masque sous lequel se cache la pensée de Rabelais », Gargantua vient de nous montrer son assiette vide portant l’inscription « Il faut sucer la substantifique moelle », issue de la préface de Rabelais à son roman Gargantua, dans lequel l’auteur développe et explique cette métaphore ; sous la même assiette, retournée ensuite par notre guide, un anachronique « made in Chinon » résonnera pour les « experts » comme une allusion au lieu de naissance de Rabelais. Plus loin dans l’album, tandis que la voix off de Théophile Gautier raconte les prémices de la bataille d’Hernani, le personnage de Victor Hugo lui glisse : « Mignon, ton gilet rouge, Théophile ! » Certains lecteurs profiteront des explications présentes dans les récitatifs sur l’opposition entre « classiques » et « romantiques » ; d’autres comprendront que ce gilet est celui, fameux, que Gautier aurait exhibé ce jour-là, comme une provocation supplémentaire adressée aux conservateurs.

Ce dispositif rend l’exposé plus narratif, puisqu’un personnage raconte un épisode qu’il a vécu, et plus fluide, car la densité d’informations que l’auteur transmet nécessiterait, sans lui, des récitatifs bien plus abondants, voire des notes ou renvois fréquents : le volume de texte, déjà relativement important, est ainsi réparti de manière harmonieuse. Il fait aussi de ce livre une véritable bande dessinée au lieu d’une « histoire illustrée de la littérature » : l’image et le texte contribuent ensemble à la transmission sans qu’il soit possible de lire l’un sans l’autre, puisque la redondance texte/image est loin d’être systématique et que la démarche littéraire des auteurs est mise en récit. Catherine Meurisse fait prononcer aux écrivains eux-mêmes leurs textes ou mots célèbres, les place dans une situation où ils ont eux-mêmes à expliquer leurs œuvres : Jean de La Fontaine s’adressant au Dauphin, par exemple, prononce puis « pense » des vers extraits de sa dédicace au même prince placée en introduction du premier livre des Fables, qui se trouve ainsi citée presque entièrement et adressée à son dédicataire initial. La scène agencée par Meurisse est donc à la fois d’une grande fidélité à l’histoire littéraire et d’une grande facilité de lecture.

Mes hommes de lettres, page 56

Dans ce dialogue entre La Fontaine et le jeune Louis de France, ce dernier ordonne au poète : « Amenez-moi vos animaux ! Qu’ils viennent ici même me faire leur récitation ! ». Les personnages des Fables prennent alors vie : l’auteur leur rend visite dans la forêt qui les accueille et les somme de « réciter [leurs] fables ». L’œuvre littéraire est conçue comme une pièce de théâtre dont les personnages sont incarnés par des comédiens – les animaux sont d’ailleurs à cet égard un peu récalcitrants et exigent de jouer plutôt Le Cid ou de percevoir des droits d’auteur. Cette dimension théâtrale du récit didactique se retrouve à de nombreuses reprises dans Mes Hommes de lettres ; les passages présentant des dramaturges sont les plus visibles, mais ils sont loin d’être les seuls concernés, comme on vient de le voir.
En effet, la présence de ces personnages intermédiaires crée une situation de double énonciation, habituellement caractéristique du théâtre. Certaines répliques ne s’adressent pas tant à leur destinataire interne qu’au lecteur : c’est le cas de nombre d’informations données par Renart dans le premier chapitre, d’interventions de Théophile Gautier participant au mouvement romantique et le commentant, de nombreuses bulles contenant des citations. A qui les guillemets sont-ils alors destinés sinon au lecteur ? En les ajoutant, l’auteur mélange régime oral et régime écrit, et fait de ses personnages autant de comédiens en représentation, qui « jouent » les drames de leur époque. La « scène littéraire » et artistique est alors représentée comme un spectacle auquel nous sommes conviés ; spectacle qui nécessite, pour bien le comprendre, d’y être menés par un plus éclairé que nous.

Dans Le Pont des arts, de quatre ans plus tardif, ce sont tour à tour Diderot, Delacroix, Gautier, Baudelaire qui nous font rencontrer la peinture de leur temps. A l’instar de Renart ou Panurge, ils sont nos guides et évoluent « à cheval » entre deux univers, médiatisant ainsi le regard du lecteur : Catherine Meurisse a choisi de représenter non seulement la peinture, mais aussi des discours sur la peinture, incarnés par ceux qui les ont tenus. De même que Diderot dans le premier chapitre, Baudelaire revendique un regard subjectif, empreint d’émotion : « Je mesure la beauté d’une œuvre à l’intensité de mon émotion », dit le premier, tandis que le second affirme que « pour être juste, un critique d’art doit être partial, passionné, politique, amusant, poétique ». C’est en effet cette subjectivité du regard de l’artiste qui est le sujet de ce livre, autant – sinon bien plus – que l’histoire de la peinture ou des relations entre peintres et écrivains.

Le Pont des arts, page 38

A ce titre, les outils de la bande dessinée permettent un guidage très serré du regard du lecteur, qui est en quelque sorte triplement encadré : l’espace de la case, tout d’abord, détermine la taille du tableau reproduit, qui est ainsi inséré dans une continuité visuelle. Cette continuité visuelle est appuyée par une harmonie graphique : les tableaux ne sont pas reproduits mais redessinés, et perdent dans le processus l’éventuel cadre qui les entoure dans la réalité, au profit d’une simple ligne noire, voire d’une absence totale de limitation graphique, ce qui les ôte de l’espace muséal pour les intégrer pleinement dans celui de la planche. Le second encadrement est fourni par la narrativité du dispositif : inclus dans un enchaînement de vignettes, le tableau est ainsi soumis à une temporalité. On ne peut pas contempler Le Déjeuner sur l’herbe de Manet de la même manière au musée d’Orsay et dans une planche de Catherine Meurisse – et cela serait vrai même si la dessinatrice intégrait une reproduction du tableau à sa planche. Le parcours de l’œil est forcément différent, et le temps passé sur la case forcément inférieur à celui passé sur le tableau « en chair et en os ». Pour reprendre les termes de Thierry Groensteen dans son Système de la bande dessinée, « la bande dessinée, en exhibant des intervalles […], distribue rythmiquement la fable qui lui est confiée » (p. 56). Même si l’on peut s’arrêter sur la reproduction par Meurisse d’un tableau de maître, « chaque vignette nouvelle précipite le récit » (ibid.) et appelle à lire la suivante.
Outre ce quadrillage spatio-temporel, le discours tenu sur l’œuvre assure un dernier niveau d’encadrement. Celle-ci est bien souvent introduite par une invitation du personnage-guide : « Visez-moi ces chochottes ! », intime Baudelaire à ses disciples en leur désignant le Combat de Coqs de Gérôme. Ces spectateurs « experts » ne sont pas les seuls représentés : dans ce même quatrième « chapitre », Charles Baudelaire se fait le guide d’un groupe de personnages anonymes qui le suit à travers son musée idéal pour « apprendre à distinguer un chef-d’œuvre d’une croûte ». De même, à plusieurs reprises, la foule des ignorants, montrée comme un groupe d’individus hystériques et interchangeables, voit généralement son regard blessé par la nouveauté ou l’originalité de ces œuvres, et ses cris frénétiques s’opposent au discours précis et passionnés de nos guides, de même que leur anonymat collectif s’oppose à ces voix individuelles et singulières.

On trouve cet encadrement des regards dans la présentation par Emile Zola du Déjeuner sur l’herbe de Manet : la page, consacrée au scandale que provoqua la toile exposée au Salon des Refusés, confronte le groupe des spectateurs « choqués » au stoïque Zola. Les récitatifs du bandeau supérieur opposent le « scandale » public, moral, au « choc » esthétique ressenti par l’écrivain. Les regards, de plus, s’y entrecroisent : Zola contemple non seulement le tableau, mais aussi le grand public regardant ce même tableau. Au bas de la planche, le dessin du tableau est centré et encadré par ces deux spectateurs antinomiques, renforçant ainsi la composition triangulaire de l’œuvre et soulignant l’importance d’un troisième regard : celui de la femme nue peinte par Manet.

Le Pont des arts, page 50

Catherine Meurisse ne néglige pas, dans son parcours de la peinture vue par les écrivains, la place de cette dernière dans leurs fictions. Trois récits littéraires sont ainsi transposés : L’Œuvre, de Zola, mais surtout Monsieur de Phocas, de Jean Lorrain, et Le Chef-d’œuvre inconnu, de Balzac. Un chapitre entier est consacré à chacun de ces deux derniers romans ; or, l’un comme l’autre abordent le thème du regard et de sa déformation fatale. Le premier exalte la beauté des regards d’agonie, qui attirent le protagoniste au point de le pousser au meurtre. Recherchant la profondeur des visages des statues, « le vertige de ces prunelles vides et fixes », il est victime d’une déformation du regard, ne veut plus voir mais être regardé par les œuvres. Le second raconte l’étrange histoire du peintre fictif Frenhofer, cachant aux regards pendant dix ans sa Belle Noiseuse, « toile ultime » qui s’avère finalement n’être qu’un barbouillis informe. « Moi je la vois ! Et elle est merveilleusement belle ! », affirme le peintre, vexé au point de brûler ses toiles et de se suicider dans la nuit qui suit l’exhibition de son œuvre.
Encore une fois, le récit choisi par Catherine Meurisse aborde la question du regard déformé, qui pousse à l’extrême et jusqu’à la folie la subjectivité vantée par ses narrateurs successifs. Peut-être peut-on alors considérer Monsieur de Phocas et Le Chef-d’œuvre inconnu comme des paraboles illustrant, comme en écho, les chapitres plus didactiques. La question centrale devient alors celle du regard de l’artiste : artistique malgré sa déformation, ou justement grâce à elle ? C’était déjà l’interrogation posée dans le troisième « chapitre », consacré à Théophile Gautier, où ce dernier énumère les peintres atteints de défauts de vision : astigmatisme d’El Greco, strabisme de Rembrandt, auxquels le narrateur ajoute les plus récents Monet, Degas, Van Gogh… qui sont autant de preuves que l’artiste se définit ici par la singularité de son regard. Le dessin souligne l’intime parenté entre les œuvres de chaque peintre et leur affection, comme si les premières étaient les conséquences de la seconde. « Je peins ce que je vois ! » s’écrie Gautier en réponse aux critiques sur sa propre peinture – il était lui-même myope. Peu importe alors que l’art en question soit la peinture ou la littérature, puisque les deux peuvent dialoguer, se répondre et se refléter.

Louise Jambou

Le Pont des arts, page 31 (détail)