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au charbon : killoffer et le dessin organique

Laurent Gerbier

[Septembre 2020]

Des planches parues dans Lapin au début des années 1990 jusqu’aux dessins exposés par la galerie Anne Barault à la fin des années 2010, le travail de Killoffer accorde une attention minutieuse et presque obsessionnelle aux textures, aux surfaces et aux matières organiques. Où le mène cette attention ?

Dans le vocabulaire graphique de Killoffer s’enchevêtrent des formes souples et luisantes, des tubulures et des tuyaux, des masses molles et des circonvolutions virtuoses qui, tantôt humides et tantôt rugueuses, semblent solliciter la main autant que l’œil. Tandis que le second plonge visuellement sous les surfaces lisses pour y déceler des plissements glissants et de blêmes boyaux, la première éprouve avec un frisson presque écœurant de réalisme le contact tiède et gluant de ces chairs cachées. Ainsi le dessin de Killoffer n’est pas seulement visuel : il active en permanence le sens du toucher. Je voudrais essayer de saisir cette intention haptique [1] qui traverse son œuvre pour en faire une sorte de fil rouge, le long duquel arpenter ce goût des profonds grouillements qui travaille, sourdement, les surfaces fermées et les volumes soigneusement travaillés de la ligne paradoxalement claire dans laquelle l’auteur excelle.

Killoffer, « Le mot de passe », Lapin No.1, janvier 1992,
repris dans Quand faut y aller, L’Association, 2006,
non paginé (p. 6) – détail.

Le dessin plastique et les corps en plastoc

En 1998, dans le numéro 20 de Lapin, Killoffer publie une série de sept planches qui, sous le titre « Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche », semblent proposer une relecture prosaïque du thème classique des sept jours [2]. La création du monde qu’expose la Genèse, et qui a inspiré nombre de poètes et de peintres, s’y trouve réduite au rythme mécanique et matériel de la semaine de travail, avec ses réveils difficiles, sa violence sourde et ses corps grouillants. Cependant les sept jours ne donnent pas seulement à voir le rythme abrutissant de la quotidienneté : comme dans la semaine théologique, c’est la condition humaine elle-même qui s’y trouve dépeinte. Cette « Semaine prosaïque », qui pour chaque jour dispose une large colonne de texte soigneusement manuscrit sous un grand dessin qui occupe plus d’un tiers de la page, est peut-être un des chefs-d’œuvre de Killoffer, et sans aucun doute un des travaux où le goût du dessin organique trouve son expression la plus complète.

Killoffer, « La Plaine Saint-Denis », Périphéries, L’Association, 1994, p. 9,
repris dans Quand faut y aller, L’Association, 2006, non paginé (p. 17).

On retrouve dans la « Semaine » une des techniques constamment employées par Killoffer dès le début des années 1990 : les corps sont tantôt représentés par une ligne pure et très sûre, formant une surface fermée et lisse, et tantôt au contraire approchés par superposition des traits du visage, qui de manière presque cubiste s’empilent en une transparence légèrement floutée. Les yeux multiples, les nez errants, les bouches décalées de ces visages intranquilles confrontent le lecteur à une incertitude des formes qui contraste brutalement avec la sûreté sans réplique du dessin au trait, parfois modelé de hachures rigoureuses. Ce même étrange bougé, qui affectait d’ailleurs déjà dans « La Plaine Saint-Denis [3] » les corps et même les véhicules, se retrouve dans de nombreuses images de Killoffer : tout se passe comme si la forme humaine était à ses yeux une vibration qui peine à se stabiliser, un mouvement trop rapide pour que le dessin se résolve à la saisir en une figure unique.

Ce traitement du « flou » ne relève en réalité pas vraiment du cubisme : si le cubisme, comme le dit Apollinaire, construit ses portraits « avec des éléments formels empruntés non à la réalité de la vision mais à la réalité de la conception [4] », cherchant ainsi par la multitude des points de vue juxtaposés à approcher la pensée même de la chose représentée, en contournant les limites de la focalisation subjective, le tremblé indécidable des visages et des silhouettes de Killoffer obéit à une autre logique, celle qui consiste à saisir, en rendant les surfaces transparentes, le grouillement permanent qui joue sous leur peau. Le flou de Killoffer est ainsi une des formes de sa recherche des profondeurs matérielles : il ne s’élève pas de la surface vers le concept, il plonge sous la surface vers la vie aveugle et multiple qui s’y agite.

Cette obsession de l’épaisseur pousse le dessinateur à des expériences apparemment très différentes. Ainsi dans Billet SVP [5], les silhouettes des personnages sont traitées dans une stylisation souple mais maîtrisée, précise dans ses proportions, ses volumes et ses postures corporelles : seuls les visages semblent se déformer, comme s’ils concentraient toute la plasticité instable de l’humanité. Les têtes se libèrent de tout réalisme et adoptent des géométries bizarres et rigides : disques, tubes, cubes, formes bulleuses et excroissances grotesques où surnagent les yeux ou les dents, ce sont de presque jouets dont le savant modelé et les ombrages précis semblent souligner que le plastique est en plastoc. Toute forme est menacée de la coulure molle qui la déformera, de sorte que les corps deviennent des poupées luisantes, des pantins, jouets vivants et terriblement inquiétants dans lesquels on a parfois l’impression d’entrevoir le souvenir des poupées cauchemardesques de Hans Bellmer, ou un pastiche inquiétant des dessins enfantins et lisses du cartoon classique [6].

Killoffer et Capron, Viva Patamach !, Seuil, 2001, rééd. Cornélius, 2013 (non paginé, en-tête du chapitre 7).

Ce goût des formes souples et déformables, dans lequel le plastique finit par l’emporter sur la plastique, annonce les délires pâteux et visqueux de Viva Patamach ! [7] : sur un scénario de Jean-Louis Capron, Killoffer réussit à recoder son obsession de la molle pâte organique qui habite ordinairement dans ses dessins les entrailles des choses et qui, cette fois, laisse intact les silhouettes des corps et devient un objet posé au milieu d’eux et presque un acteur du récit, dont à vrai dire elle finit par obtenir le premier rôle. Mais la pâte polymorphe de Viva Patamach ! demeure malgré tout de la matière organique : elle est brièvement sortie des corps, arrachée aux viscères le temps d’un conte réjouissant à la fantaisie cruelle, mais elle va très vite réintégrer les profondeurs que le dessin de Killoffer explore.

Car la « véritable » destination de ce dessin organique se joue dans le travail des profondeurs. Le regard de Killoffer est habile à éplucher les corps et à peler les surfaces : il manifeste un très grand goût des transparences et des effeuillages organiques. Ce qui caractérise l’obscénité, c’est la représentation en pleine lumière de ce qui devrait, selon la pudeur ou la bienséance, rester caché : il y a donc littéralement de l’obscénité, et même une obscénité rayonnante et triomphale, à déshabiller ainsi à la pointe du crayon les corps humains, pour rendre visible et offrir à l’air libre leurs plus intimes replis. Cette obscénité, en un sens, est aussi une clinique : elle tient de l’observation des corps, intéressée et objective, presque froide dans sa manière de plonger sous la peau. Il ne s’agit pas tant de dessiner des organes que de dessiner des maquettes d’organes, des modèles du vivant-fait-plastoc, des jouets de chair. On songe en observant certains dessins à ces explorations que les premiers anatomistes ont entreprises pour rendre visibles et enseignables les plis et les replis de l’intérieur du corps. Ces entreprises anatomiques accompagnent une mutation du regard à laquelle Killoffer lui-même n’est pas étranger [8] : son trait semble rejouer un passage de la surface à la profondeur qui suit les trajectoires du regard clinique moderne, ce regard qui passe du tableau théorique à l’épaisseur des tubes, rencontre les masses, les plis et les coulures de la matière organique, s’y perd, s’y repère, y organise des feuilletages, affronte cet écroulement fractal de tissus repliés comme un explorateur prudent dans une jungle suintante. Or cette histoire du regard clinique n’est elle-même pas sans rapport avec l’histoire du graphisme, d’un côté, et avec celle du modélisme, de l’autre.

Le dessin anatomique : jouets pédagogiques, écorchés et vues en coupe

Prenons, par exemple, les premiers temps de la science obstétrique : largement laissée aux femmes entre elles, et à une pratique empirique qui n’est pas considérée par les hommes comme digne de science (comme la pharmacopée ou naguère la chirurgie, c’est en effet une pratique qui suppose que l’on mette littéralement la main à la pâte et que l’on se confronte matériellement aux corps et aux chairs), l’obstétrique savante est au début de l’époque moderne « récupérée » par les hommes.

Mannequin obstétrical d’Angélique du Coudray, XVIIIe siècle.
Photographie © Jacques Petitcolas (CHU Rouen), dans
Nathalie Sage Pranchère, L’École des sages-femmes. Naissance d’un corps professionnel, 1786-1917,
Presses Universitaires François-Rabelais, 2017, Ill. 8.

Ce sont cependant des femmes qui vont la faire progresser, et en particulier Angélique du Coudray, première sage-femme à entreprendre de donner aux accoucheuses une formation savante, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Madame du Coudray, pour appuyer ses leçons et joindre à l’enseignement visuel un enseignement haptique, invente et fabrique elle-même des mannequins de carton et de tissu coloré qui reproduisent le bassin d’une femme, ses organes internes et externes, ses membranes et ses plis, de sorte que les élèves puissent apprendre par la manipulation la conformation de ces organes cachés [9]. Pensionnée par Louis XV, Madame du Coudray répand sa méthode et ses mannequins se multiplient. Il est difficile, en voyant ce tronçon de corps pédagogique en tissu, de ne pas songer aux poupées de Hans Bellmer ou aux anatomies baroques de Killoffer et à leur capacité stupéfiante à lier le sens du toucher à celui de la vue.

Il y a en effet là un « désir de voir », et plus précisément un désir de voir à travers, dessous, en profondeur : un désir de pénétrer par le regard et par l’image ce qui naturellement ne peut ou ne doit pas l’être. Il ne s’agit pas seulement de transgression : on le voit bien avec le mannequin obstétrique de Madame du Coudray, il s’agit aussi, au fond, de connaissance de soi, et cette connaissance de soi passe par le graphisme. C’est par exemple le cas avec la mise au point de l’estampe en couleur trichrome : inventée par Jacob Christoph Leblon dans la seconde moitié du XVIIIe, et donc strictement contemporaine de la révolution obstétrique de Madame du Coudray, elle est initialement destinée, selon son inventeur, à la réalisation de reproductions en couleur de tableaux de maîtres, que l’on vendra à de riches bourgeois. Mais le marché n’existe pas pour de telles reproduction en couleurs : les successeurs de Leblon, en particulier son élève Gautier d’Agoty, comprennent en revanche tout le profit que l’on peut tirer de cette gravure en couleurs si on l’applique à l’anatomie [10]. Le succès est phénoménal, et ses effets graphiques durent encore : c’est en effet en partie à cause des contraintes techniques de cette trichromie que l’usage s’impose peu à peu de représenter les veines en bleu et les artères en rouge.

Jacques-Fabien Gautier d’Agoty, Femme vue de dos,
disséquée de la nuque au sacrum, dite « L’Ange anatomique »
(planche 14 de la Myologie complète en couleur, 1746.

Est-ce que cela signifie que Killoffer doit être considéré comme l’héritier des grands anatomistes, de Vésale à Gautier d’Agoty ? Peut-être, ou peut-être pas : ce n’est en réalité pas cela qui est ici intéressant et saisissant. Ce qui compte en effet, me semble-t-il, c’est que le dessin de Killoffer partage avec les efforts graphiques de ses grands ancêtres médecins-dessinateurs une semblable épreuve de la profondeur corporelle, des replis dépliés, des grouillements organiques ramenés à la surface. Comment se fait-il que de telles images inquiètent et attirent tant l’œil et la main ensemble ? C’est que leur obscénité, dont il était question ci-dessus, réussit à affirmer en même temps la puissance et la fragilité de la vision. Puissance de la vision, en effet, lorsque le regard du dessinateur perce les surfaces et vient révéler ce qui se trouvait tapi en-dessous d’elle : en ce sens, le « dessin anatomique » de Killoffer peut évoquer la manière dont un auteur comme Brecht Evens traite les effets de superposition et de transparence, en permettant au regard du lecteur de saisir en un coup d’œil des plans distincts qui s’enchevêtrent.

Brecht Evens, Les Rigoles, Actes Sud BD, 2018 (non paginé, planche 38).

Mais cette technique de « creusement des surfaces » rappelle aussi une autre pratique, plus ancienne, et un peu extérieure au domaine propre de la bande dessinée : celle des « cutaways », ou « vues en coupe », ces dessins qui représentent un objet en supprimant une portion de sa surface pour permettre de voir à l’intérieur. Présents dans les planches didactiques et techniques dès le début du XXe siècle, les cutaways offrent au spectateur la faculté de pénétrer dans l’intérieur même des choses : immeubles, usines, avions, fusées, automobiles et autres objets techniques se prêtent particulièrement bien à ces vues « en profondeur ». Cependant, si les grands maîtres américains du cutaway, comme L. Ashley Wood ou Frank Soltesz, se sont dès les années 1940-1950 spécialisés dans les objets technologiques, on trouve aussi très tôt, aux confins de l’illustration pédagogique et du dessin ludique, des cutaways anatomiques, un genre dans lequel s’illustre par exemple un dessinateur comme David West [11].

Toutefois, tandis que les cutaways font de la vue en coupe une puissance du regard, qui pénètre dans la structure intime des choses, et tandis que chez Brecht Evens les transparences des plans relèvent elles aussi d’une puissance (qui est cette fois une puissance poétique, une capacité du regard à nouer et à tresser ensemble les plans de la vision), chez Killoffer ce regard « en coupe » est tout au contraire l’indice d’une certaine précarité visuelle. Le regard semble en effet osciller constamment entre la surface mobile des choses (les visages aux traits instables et flous) et les profondeurs de leurs entrailles, comme s’il était impuissant à déterminer la « bonne » surface, à voir l’aspect et la peau extérieure des choses, à arrêter leur mouvement et leurs plis en une forme stable. Le regard, incapable de stabiliser la figure des corps, ne peut s’empêcher de les saisir comme des enchevêtrements de tubes et des flux intestins : le dessin, toujours happé dans le grouillement des organes, semble alors se concentrer sur les flux et les digestions qui les parcourent.

Le dessin intestin : de la « scatologie sacrée » aux grouillements du moi

Revenons par exemple à la « Semaine » de 1998 : le dessin ne cesse, du lundi au samedi, d’explorer les replis intérieurs des organes pour les extraire, les déplier, les exposer, multipliant les écorchés et les fragments de planches anatomiques dans lesquelles la vie des corps humains se trouve constamment et inexorablement connectée à leur viande. C’est une silhouette féminine assise dans le métro qui tient à pleines mains ses boyaux étalés, et son visage au flou incertain contraste étrangement avec le modelé minutieux des intestins, traités au trait, ombrés de hachures académiques et précises (« Mardi [12] »).

Killoffer, « Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche »,
Lapin No.20, juillet 1998, planche 2 (« Mardi »), p. 24,
reprise dans Quand faut y aller, L’Association, 2006, non paginé (p. 27).

C’est, plus loin, la faïence d’un sanitaire, tranchée net, qui révèle la masse lourde des organes animaux qu’elle contenait : là encore les organes globuleux et les boyaux plissés sont traités avec une implacable précision, et la croix qui les surmonte dans cette « scatologie sacrée » épouvante les trois silhouettes humaines déculottées qui défèquent à ses pieds, leurs visages toujours affectés de cette même inconstance qui les floute (« Vendredi [13] »). Le texte, à la fois aussi incisif et aussi indécis que le trait, laisse le lecteur face à cet onirisme digestif, sans livrer de clef à ces images qui paraissent imiter à merveille le symbolisme – mais pour le retourner et le vider comme on vide un boyau. Il y a dans ce dessin viscéral une double obsession : celle de la complexe tuyauterie qui se cache et se replie sous la surface de la peau vivante, et celle des flux, des matières et des humeurs qui remplissent ces tubulures et les traversent constamment. Par où le dessin de Killoffer n’est pas seulement haptique : il est, comme on va le voir, littéralement digestif.

Killoffer, « Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche »,
Lapin No.20, juillet 1998, planche 5 (« Vendredi »), p. 77,
repris dans Quand faut y aller, L’Association, 2006, non paginé (p. 30).

En 2004, les éditions Verticales publient Géométrie dans la poussière, de Pierre Senges, qu’illustrent un peu plus de vingt-cinq dessins de Killoffer, à la mine de plomb, rehaussés de blanc. Il n’est d’ailleurs pas juste de dire que ces dessins illustrent le texte, car c’est plus complexe : un premier ensemble de dessins a précédé le texte de Pierre Senges, longue rêverie sur les villes, dont les chapitres envoyés à Killoffer ont à leur tour inspiré le dessinateur [14]. On retrouve dans Géométrie dans la poussière les visages flous et mobiles qui approchent la figure humaine par sa labilité et son indécision, fluctuation entre des états que seule l’observation semble arrêter. Et ces dessins, non contents de multiplier sur la « peau » graphique d’un visage les traits de ses aspects et mouvements possibles, se compliquent encore d’une translucidité qui laisse entrevoir le grouillement des organes : sur la peau la variation, sous la peau la profondeur des tubulures organiques.

Killoffer et Pierre Senges, Géométrie dans la poussière, Verticales, 2004, p. 55.

Or Géométrie dans la poussière est un récit de ville : comme dix ans plus tôt dans « Périphéries », les circulations et les tuyauteries de Killoffer ne se déploient pas seulement comme des friselis d’organes circulant sur et sous la peau, mais aussi comme des flux qui organisent l’espace urbain et le remplissent, en emportant des silhouettes compactées, tassées, toute individualité fondue dans leur dynamique de masse. Ainsi de ce métro, page 55, qui voit un long tube de corps agglomérés et flous fuser sous les voûtes de carrelage blanc tandis qu’à quai s’attardent des silhouettes blanches et creuses, inanimées et indécises – et un rouleau de papier toilette incongru, à taille humaine, vient souligner s’il en était besoin le caractère digestif et fécal de la métaphore visuelle : le métro défèque un étron humain compact et indistinct.

Il y a là un motif à la fois graphique et narratif qui travaille le dessin de Killoffer [15]. Par exemple, deux ans plus tôt, un long monologue ouvre les 676 apparitions de Killoffer [16] : alors qu’il s’apprête à rentrer de Montréal à Paris, Killoffer y imagine que les voyages ne servent qu’à aller déféquer là-bas ce que l’on a mangé ici, et inversement, de sorte que les humains qui circulent ainsi autour de la planète ne sont au fond que des lombrics sophistiqués, destinés à « déféquer un peu de France en Amérique, digérer un bout de Québec pour en ramener un échantillon à Paris sous forme de merde [17] ». Voilà donc que, croyant voler, en réalité nous fouissons : « dans un voyage vu sous cet angle, les rôles s’inversent et c’est la terre qui nous traverse, et nous ravale au rang de vers [18] ». Or des vers, c’est précisément ce qui émerge de la colossale vaisselle sale que Killoffer a laissée à Paris et à laquelle il songe dans ces premières pages, imaginant qu’elle s’anime et lui jaillit au visage en un bouquet de vers qui sont comme autant de reproductions miniatures de lui-même : la prolifération des versions de lui-même, qui donne son titre et son thème au livre, commence précisément par ce grouillement d’une multitude de « mini-moi(s) » qui ont poussé dans ses propres déchets.

La « biologie graphique » de Killoffer semble donc déboucher dans 676 apparitions sur une « autobiologie graphique », dans laquelle le grouillement des entrailles laisse place au grouillement de soi : ce ne sont plus les organes seulement, mais l’ego lui-même qui prolifère et qu’il faut finalement éradiquer, dans un bain de sang qui éclabousse les pages, pour restituer le sujet à lui-même. Maîtriser cette prolifération du moi, c’est donc une des formes de cette lutte graphique qui est aussi en jeu dans la maîtrise du regard, lorsqu’il plonge dans les épaisseurs du corps : ça grouille en soi-même comme ça grouille de « soi-mêmes », et tout l’enjeu de ce dessin organique qui plonge en même temps dans les épaisseurs du moi et dans ses profondeurs est de parvenir à stabiliser une forme viable. Le dessin qui charrie des organes n’est donc jamais très loin du dessin qui interroge l’identité : ce n’est pas là une forme d’autobiographie dessinée (un genre dont Killoffer disait dès 1996 qu’il ne l’intéressait pas tellement [19]), c’est plutôt une réflexion sur l’identité du moi comme matière.

Killoffer, « Le mot de passe », Lapin No.1, janvier 1992,
repris dans Quand faut y aller, L’Association, 2006, non paginé (p. 8).

Cette idée est ancienne : elle apparaît déjà dans « Le mot de passe », une histoire courte publiée dans le premier numéro de Lapin [20], dans laquelle Killoffer médite sur la question de l’intériorité organique et de ses variations de focale. « Le mot de passe » met en images la fluctuation entre la pression interne de nos organes physiques et la pression externe de la foule de nos semblables, toutes deux s’équilibrant dans la journée pour nous donner un corps de chair vivable, tandis que la nuit notre ego gazeux se dilate et se répand. Il faut alors un mot de passe absolument idiosyncrasique pour que chaque matin le bon ego flottant réintègre le bon dispositif organique, et reconstitue les conditions d’un moi. Or tout le processus est illustré par d’étranges formes plastiques, rondes et lisses, délicatement ombrées, qui se composent en corps non-unifiés, par simples juxtaposition ; et d’un coup d’œil Killoffer en soulève les couches externes pour figurer le mécanisme des pistons et des ressorts qui équilibre les pressions. Quant à l’ego, c’est une nuée poreuse où s’entrevoient des organes fantomatiques, mais aussi des espèces de paramécies abstraites et des amibes aux cils vibratiles exquisément délinéés. Les formes de ces « amibes » ressurgissent d’ailleurs dans plusieurs dessins du recueil, en particulier dans la planche « Jeudi » de la fameuse « Semaine » de 1998 ; elles rappellent parfois les figures mystérieuses qui peuplent les planches de Jim Woodring, que L’Association publie pour la première fois en cette même année 1998 dans la collection Ciboulette [21].

Pas de véritable autobiographie, donc, dans ce dessin qui semble avant tout tâtonner à la recherche de la bonne échelle à laquelle saisir l’identité, entre la dissolution vaporeuse de l’ego et les matières souples des organes entrevues en transparence. L’âme est un gaz, le corps un écroulement de matière molle, et la pointe du crayon semble être le seul instrument qui puisse parvenir à enquêter parmi ces fluides matériels.

Le dessin carbonique, ou les mystères de la matière

Il y a en effet dans le dessin de Killoffer une autre voie, qui se fait de plus en plus présente ces dernières années, et qui consiste à explorer et si l’on ose dire à « délirer visuellement » les zones de contact entre l’animé et l’inanimé. La matière s’y éprouve dans sa forme pré-organique, inanimée : pure texture à peine vivante, le crayon la saisit dans une variation de touchers, du lisse au rugueux, du moelleux à l’écailleux. Les dessins exposés par la galerie Anne Barrault (depuis la première exposition en 2007, « Récapitulations », jusqu’à « Nourrir le monstre » en 2016 en passant par « Mauvais plis » en 2010 et « Houille ! » en 2012) ou au Musée de l’Abbaye de Sainte-Croix aux Sables d’Olonne (« Mauvais plis » en 2010-2011, « Charbons » en 2012) ont donné lieu à plusieurs recueils [22], au fil desquels l’organique laisse progressivement place à l’inorganique. Les jeux de texture de Recapitation ont ceci de fascinant qu’ils affectent encore la figure humaine, en jouant sur les déformations topologiques, bouches inversées, corps coupés et recollés, silhouettes géométriquement impossibles, héritant de Topor et de Carelman, pour déboucher sur d’improbables greffes, comme cette femme qui écarte ses cheveux pour dévoiler dans son visage esquissé une vulve réaliste à la place de son oreille, ou qui arbore des seins lourds et pendants là où auraient dû se trouver ses yeux. Parfois ce sont de simples motifs plastiques, gouttes minuscules, tétons ou papilles, excroissances à peine figuratives qu’un modelé méticuleux et un ombrage minutieux fait pourtant peser et couler, et arrache à l’abstraction ; et parfois encore ce sont des objets, livres et canons, pages et obus, qui viennent coloniser les corps. Dans cette anamorphose constante, c’est bien le carbone qui est le point focal : c’est le travail graphique, le jeu de la dépose de matière sur la feuille, qui est la matrice d’où émergent toutes les formes.

Killoffer, « Le lit », 2016, crayon sur papier
(Galerie Anne Barrault, exposition Nourrir le monstre, 2016)

Avec Houilles en 2012 puis Nourrir le monstre en 2016, ce principe s’approfondit encore : les corps se déforment et s’effacent presque pour laisser place au travail obsédant de la texture matérielle. Ce sont alors des peaux plissées à la Elephant Man, des cuirs grumeleux et ravinés d’où émergent des formes humaines liquides et tubulaires, comme si après le passage par la matière minérale il ne restait plus du corps que la peau crevassée et « les boyaux […] aveugles et tremblants […] avec cette nudité blême qui les rend si indécents [23] » – puis le corps organique disparaît tout à fait et dans certains dessins il ne reste plus que la matière nue et brute, dans laquelle s’achève la décomposition de l’organique. Décomposition, mais pourtant pas désanimation : charbons, houilles, graphites, c’est alors comme si le graphite de la mine engendrait tous ces composés carbonés divers, racine commune de l’animé et de l’inanimé, point par où le vivant émerge de la couche de minerai ou s’y replonge au contraire. C’est la pointe de carbone du crayon qui saisit finalement cette origine commune au minéral et au vivant, comme si l’outil même du dessin, par la vertu de sa nature carbonique, avait finalement réussi à conquérir le site souverain d’où toutes formes naissent. C’est peut-être là la raison de l’étrange paix qui baigne ces dessins profondément matériels : après vingt-cinq ans de mine, Killoffer semble avoir enfin trouvé le socle rocheux des formes.

Laurent Gerbier
Université de Tours / InTRu

[1] Haptique : qui sollicite le sens du toucher.

[2] Les sept planches sont reprises dans le recueil Quand faut y aller (L’Association, 2006) mais avec trois différences majeures : d’une part, les planches se suivent dans le recueil, alors qu’elles étaient dispersées dans le numéro 20 de Lapin, où elles surgissaient une par une entre les planches d’autres auteurs ; d’autre part, le titre de 1998 qui égrenait les noms des sept jours de la semaine est tronqué dans le recueil de 2006 (qui le nomme « Lundi, mardi, mercredi, etc. ») ; enfin, le papier multidesign original natural sur lequel est imprimé le recueil de 2006 dans la collection Ciboulette a une nuance jaunissante (précisément parce qu’il est « natural ») qui adoucit très légèrement la brutalité et la netteté du contraste presque bleuissant des planches dans l’impression de 1998.

[3] Killoffer, « La Plaine Saint-Denis », dans Périphéries, L’Association, 1994, p. 8-12 (repris dans Quand faut y aller, op. cit., p. 16-20).

[4] Apollinaire, « Die moderne Malerei (la peinture moderne) », Der Sturm, No.148-149, février 1913, repris dans le second volume des Œuvres en prose, Gallimard, « Pléiade », 1991.

[5] Killoffer, Billet SVP, L’Association, 1995.

[6] La liste est longue des dessinateurs qui se sont employés à révéler sous les surfaces pimpantes et colorées du cartoon classique les horreurs et les obsessions qui semblent s’y tapir : que l’on pense, pour n’en citer que trois, au travail de Michel Pirus sur l’esthétique disneyienne dans Rose Profond, sur un scénario de Jean-Pierre Dionnet (Albin Michel, 1989, réédité par Casterman en 2014) ; ou aux réinterprétations de l’esthétique du dessin animé classique dans le Pinocchio de Winshluss (Les Requins Marteaux, 2008) ; ou encore à l’anthologie de faux cartoons distordus que propose Al Columbia avec Pim & Francie : The Golden Bear Days (Fantagraphics, 2009).

[7] Killoffer et Capron, Viva Patamach !, Le Seuil, 2001, réédité par Cornélius, 2013.

[8] Voir Rafael Mandressi, Le Regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Le Seuil, 2003.

[9] On peut consulter l’Abbrégé de l’art des accouchemens d’Angélique du Coudray, dans la version de 1769, sur le site de la bibliothèque interuniversitaire de santé de Paris (en ligne | https://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?do=livre&cote=190618).

[10] Voir la récente édition des planches anatomiques de Gautier d’Agoty : Jacques-Fabien Gautier d’Agoty, Essais et traités anatomiques, Beaux-Arts Paris Éditions, 2020.

[11] Voir par exemple Steve Parker et David West, Brain Surgery for beginners, Milbrook, 1995, ou la série Inside Animals, du même auteur, en cours de publication chez Windmill Books depuis 2018.

[12Lapin No.20, op. cit., p. 24, repris dans Quand faut y aller, op. cit., p. 27.

[13Lapin No.20, op. cit., p. 77, repris dans Quand faut y aller, op. cit., p. 30.

[14] Le principe même de ce dialogue entre texte et image a été conçu par Laëtitia Bianchi et Raphaël Meltz, les deux directeurs de la collection « On se demande comment de tels livres arrivent entre les mains du public » chez Verticales. Killoffer les retrouvera quelques années plus tard dans Le Tigre, qu’ils co-fondent en 2006 : les dessins qu’il y publie sont réunis dans Killoffer tel qu’en lui-même enfin, L’Association, 2015. Sur les aller-retours entre Killoffer et Pierre Senges pour la Géométrie dans la poussière, voir les propos de ce dernier, rapportés par Guenaël Boutouillet dans « Pierre Senges, fragile et d’aplomb », Remue.net, 2004 (en ligne | remue.net/cont/Senges.html).

[15] Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que l’unique incursion de Killoffer dans le domaine de l’album pour enfants adopte cette même approche scatologique : Killoffer, Léon l’étron. Un livre très marron en cacamaïeu, Thierry Magnier éd., 2007.

[16] Killoffer, 676 apparitions de Killoffer, L’Association, 2002.

[17Idem, non paginé (planche 5).

[18Ibid.

[19] « J’ai déjà été tenté [par l’autobiographie], mais je ne vois pas ce que je pourrais apporter de plus que les autres. Et puis je ne suis pas porté sur le déballage, comme ça. », Entretien avec Jessie Bi, Du9, janvier 1996 (en ligne | https://www.du9.org/entretien/killoffer23/).

[20] Killoffer, « Le mot de passe », Lapin No.1, janvier 1992, repris dans Quand faut y aller, op. cit., p. 5-9.

[21] Jim Woodring, Frank, L’Association, 1998.

[22Recapitations, L’Association, 2009 (qui reprend les dessins de l’exposition « Récapitulations »), puis Charbons, L’Association, 2012 (qui reprend les expositions « Mauvais plis » et « Charbons »).

[23] Killofer, « Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche », op. cit., planche 2 (« Mardi »).