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les idoles du shôjo

Thierry Groensteen

[Janvier 2021]

Entre toutes les catégories de mangas, le shôjo est celle qui présente le plus souvent un écart maximal par rapport aux conventions de la bande dessinée occidentale, et donc, si l’on veut l’appeler ainsi, le plus haut coefficient de nipponité.

J’ai détaillé ces différences dans mon essai Bande dessinée et narration, s’agissant plus particulièrement de la mise en page [1].

Cependant il y a shôjo et shôjo, et à l’intérieur de ce segment de l’industrie du manga on peut trouver des œuvres qui présentent toutes les caractéristiques d’une étrangèreté superlative, et d’autres dont l’esthétique, plus familière, nous est immédiatement accessible.


C’est ce qui m’a sauté aux yeux en lisant à la suite deux shôjo mangas à succès, publiés à une dizaine d’années de distance, et abordant, sous des angles très différents, un même thème, le phénomène des idols. Il s’agit de Kilari, de An Nakahara (initialement publié au Japon dans Ciao, le magazine pour fillettes de Shôgakukan ; 14 volumes ont paru chez Glénat en 2009), et de Sayonara miniskirt, de Aoi Makino (2 volumes ont été prépubliés dans Ribon, la revue shôjo de Shûeisha – au lectorat un peu plus âgé : 12 ans de moyenne d’âge au lieu de 10 au maximum pour Ciao –, où la série semble interrompue depuis juillet 2019 ; le tome 1 a paru chez Soleil Manga en mars 2020).

Pour ceux qui l’ignoreraient, au Japon on appelle idols des enfants ou adolescents – garçons quelquefois, le plus souvent filles – sélectionnés pour leur minois lors de castings et lancés comme artistes par des maisons de production ou des agences, qui leur paient des cours de danse et de chant. Les idols peuvent travailler comme chanteur ou chanteuse, acteur ou actrice, animateur ou animatrice, modèles, etc. Des groupes sont régulièrement constitués, adossés à des fans clubs. La carrière des idols est généralement brève et la plupart retournent ensuite à l’anonymat. Ce phénomène est monté en puissance dans les années 1980. Il fait régulièrement l’objet de critiques dénonçant une marchandisation de corps outrageusement sexualisés et transformés en objets de fantasmes.

Kilari est présenté par Glénat comme un « véritable phénomène culturel » qui a généré des blogs en nombre, un dessin animé (diffusé en France sur Télétoon) et toute une gamme de produits dérivés, dont des albums illustrés pour les plus jeunes. C’est l’histoire d’une collégienne de quatorze ans, Kilari Tsukishima, et de sa quête pour devenir une idole. Elle est repérée dans la rue par des chasseurs de talents qui la trouvent « super-mignonne ». Mignon aussi – kawai en diable – son chat minuscule, Na-San, presque toujours perché dans ses cheveux, qui ponctue l’action de ses réflexions.

Le début est très rapide. Dès la huitième page du premier volume, Kilari rencontre Seiji, un garçon « super beau » dont elle tombe amoureuse au premier regard. Il est membre d’un groupe qui fait fureur, les Ships ! Un autre garçon du groupe, Hiroto, se montre méchant envers elle. Seiji et Hiroto sont la copie conforme l’un de l’autre, à ceci près que le premier est blond, et que le second a une chevelure noire. Avec qui croyez-vous que Kilari filera le parfait amour à la fin ? Avec Hiroto, bien sûr, dont elle a su percer la vraie nature derrière l’agressivité de façade. Et la solidité de leur amour a été mise à l’épreuve, parce qu’une tournée américaine des Ships a entraîné une séparation d’un an. Entre-temps, Kilari aura pris des cours dans une école formant des artistes pour la scène, elle aura tourné dans un film romantique, joué dans une publicité, fait ses débuts de chanteuse, et se sera même produite au Tokyo Dôme, un stade de 55 000 places. Bref, elle a « du succès dans ses affaires » et « du succès dans ses amours ». C’est l’histoire d’une success story.

Tout, dans cette série, est parfaitement prévisible, et formaté. Le monde des idols apparaît comme un champ d’opportunités formidables et son fonctionnement n’est à aucun moment mis en cause.
Et ici, l’indice de nipponité est maximal : mise en page déstructurée (avec tous les dessins allant à bords perdus), dessin réduit, pour l’essentiel, à une interminable succession de gros plans, visages mangés par des yeux démesurés, style oscillant entre un « réalisme » de convention et des sauts inopinés dans un registre caricatural supposé souligner certaines émotions. Le découpage est extrêmement confus, du moins aux yeux du mâle occidental et adulte que je suis. J’ai beau être un lecteur de bandes dessinées passablement aguerri, il y a des moments où je ne comprends tout simplement pas ce qui se passe, ce qui m’est montré.

Ah oui ! L’autrice s’adresse régulièrement à ses lectrices via des cartouches dans lesquelles elle se confie ou répond aux questions qui lui sont adressées. Et sa prose transpire l’ingénuité et la nunucherie.


Tout autre est Sayonara miniskirt (« Adieu minijupe »), dont les qualités ont d’ailleurs été reconnues dès la sortie du premier volume puisque celui-ci a remporté le prix 2020 des professionnels de l’édition au Japon dans la catégorie shôjo. La dessinatrice était déjà connue pour la série The End of the World (éditée en France chez Panini), et, pour accompagner le lancement de sa nouvelle œuvre, Soleil a également publié en mars 2020 un recueil des Histoires courtes d’Aoi Makino.

Sayonara miniskirt a pour héroïne une lycéenne du nom de Nina Kamiyama, au comportement plutôt sauvage et que ses camarades considèrent comme une originale parce qu’elle porte l’uniforme des garçons. En réalité, Nina n’est autre que l’identité d’emprunt adoptée par Karen Anamiya, qui, dès l’âge de treize ans, était leader dans un groupe d’idols en minijupes, le Pure Club. Adulée par ses fans, elle a quitté le groupe, changé de ville, s’est coupé les cheveux et a renié sa féminité, après qu’elle ait été traumatisée par une agression au couteau lors d’une rencontre avec le public.

Karen/Nina plaît à Hikaru, un garçon de son lycée, qui lui propose sa protection quand les filles sont mises en garde contre la présence d’un détraqué sexuel qui rôde autour de leur établissement. Elle le repousse, sans réussir à décourager ses sentiments. Hikaru perce à jour la véritable identité de la jeune fille, et lui révèle que sa propre petite sœur a elle aussi été victime d’une agression.

Dans le monde réel des idols, les phénomènes de harcèlement et d’agression existent. Ainsi, en 2016, une jeune chanteuse du nom de Mayu Tomita était poignardée à de multiples reprises par un homme de 27 ans, un fan déçu, dans une rue de Tokyo. Aio Makino s’est certainement inspirée d’incidents tragiques comme celui-là. Contrairement à Nakahara, elle porte sur le phénomène des idols un regard critique. Son héroïne était montée sur scène parce qu’elle voulait « donner du bonheur aux gens », mais désormais elle se pose toutes sortes de questions. Des questions fort sensées sur le droit des filles, des femmes, à assumer leur féminité sans être taxées de provocation ; et d’autres, propres à son âge, sur les garçons (sont-ils tous des pervers ? Sont-ils capables de s’intéresser à autre chose qu’au physique ?…).
Makino joue avec l’un des poncifs du shôjo, qui est l’androgynie des personnages ou l’échange des rôles sexuels. Mais elle les revisite dans une fiction post-#MeToo.

Sayonara miniskirt baigne dans le même irréalisme que Kilari dans le sens où, dans l’une et l’autre série, les parents sont complètement absents, semblent ne pas exister (et les rares adultes qui apparaissent le font de façon très furtive). Le shôjo est une affaire d’adolescents : ils semblent vivre entre eux dans un monde à part, comme les enfants des Peanuts.

Mais Sayonara répond par le sérieux à la futilité de Kilari. Il y a peu de mélo et beaucoup de gravité dans ce manga, auxquelles quelques touches d’humour ou de légèreté n’auraient peut-être pas nui. Et le ressort dramatique se tend à la fin du premier volume, quand l’héroïne en vient à se demander si Hikaru, ce séduisant garçon qui fait tout pour lui montrer qu’il est différent des autres, ne serait pas en réalité précisément son agresseur.

La série d’Aio Makino vise à éveiller les consciences et je ne serais pas surpris qu’elle serve de point de départ à des débats dans les établissements scolaires et les associations de jeunes.

La forme est beaucoup plus tenue que chez Nakahara et, à nos yeux d’Européens, moins exotique. Une mise en page plus régulière, un style plus homogène, une plus grande variété dans l’échelle des plans.

Au terme de cette comparaison, on peut être tenté de se demander si l’hystérisation formelle que l’on observe dans Kilaro ne sert pas à masquer la vacuité et la futilité du propos. Mais l’hypothèse d’une telle corrélation est hasardeuse et demanderait à être vérifiée par l’examen d’un échantillon de shôjo mangas bien plus large.

Thierry Groensteen

[1] Thierry Groensteen, Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, Paris, PUF, « Formes sémiotiques », 2011, p. 60-67.