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1905-1914

Thierry Groensteen

Ainsi, au cours de cette année 1904, les histoires séquentielles ont peu à peu pris le pas sur les cartoons. Les bulles se sont faites plus nombreuses, quoique toujours en complément des légendes, et deux héros récurrents ont fait leur apparition. Les conditions semblent réunies pour que L’Illustré national, de journal humoristique qu’il était, se mue en un hebdomadaire de bande dessinée, de conception plus moderne.

Ce moment où les conditions d’émergence d’un nouveau médium et d’une nouvelle catégorie de journaux paraissent se nouer est particulièrement intéressant, car l’on peut observer que les dessinateurs hésitent encore dans le maniement des codes. Ainsi, O’Galop est pionnier dans l’usage de la bulle, quand d’autres, comme Zilberty ou Vallet, restent attachés à la tradition du copieux paragraphe typographique sous chaque vignette, à la façon des images d’Epinal.

Planche de Guénin, 20 mars 1904

Un autre code particulièrement flottant concerne le rapport du personnage et de la case.
Chez Guénin et quelquefois aussi chez Dous Y’Nell (Paul Pierre Marie Joseph Dousinelle, 1861-1905), les personnages sont petits ; entourés de vide, ils paraissent « flotter » à l’intérieur de cases surdimensionnées pour eux. Chez Charly, au contraire (et à partir de 1907 chez G. Lion), les personnages sont souvent à l’étroit dans des cadres qui les enserrent de tous côtés, ce qui a pour effet que les pieds, les coudes ou les plumets des képis en débordent fréquemment. Ces différences peuvent bien sûr être mises sur le compte de l’esthétique propre à chaque artiste ; elles n’en paraissent pas moins symptomatiques d’une hésitation et d’une certaine gaucherie dans l’utilisation de codes qui n’ont pas encore acquis force d’évidence.

Planche de Charly, 14 août 1904

En 1905, on relève, parmi les nouvelles signatures, celles de Depaquit [1], B. Moloch (Alphonse Hector Colomb, dit ; 1849-1909.), Louis Forton (1879-1934), Marcel Capy [2], de la Nézière [3], George Delaw [4], H. Mirande [5], Léonce Burret [6] et Abel Faivre [7].

de la Nézière à la une le 7 juillet 1907

Sauf erreur, Fifi Céleri ne fait qu’une apparition de toute l’année, au No.9 du 26 février, mais la qualité du trait d’O’Galop s‘est fortement dégradée. Peut-être, son travail d’illustrateur publicitaire étant plus rémunérateur, bâcle-t-il ses – désormais rares – contributions à L’Illustré. On retrouvera Fifi un an plus tard, pour une demi-planche, le 25 février 1906.
De son côté, le Lapipe de Guénin, maintenant reconverti en inventeur, fait une demi-douzaine d’apparitions. Lui aussi sera encore là l’année suivante.
Un troisième personnage récurrent fait son apparition, et assure une présence assez régulière tout au long de l’année : le professeur Céphalos, de Maurice Radiguet.

Au second semestre 1905, l’innovation marquante est la publication de numéros entièrement dédiés à un seul illustrateur. Charly ouvre le bal le 9 juillet (No.28) en consacrant 6 pleines pages et un strip à « La Vie à la Caserne », son sujet de prédilection – puisque tout ce qu’il dessine relève de la chronique militaire ou, si l’on préfère, du comique troupier.
Un mois plus tard, le No.32 du 6 août est entièrement de Préjelan, sur le thème de la mer (il signera encore 3 pages sur les vacances le 27 août). Le No.37 du 10 septembre (sans thème particulier) est, lui, entièrement dessiné par Lebègue, et le No. 39 du 24 septembre offre 5 de ses pages à Mirande, sur le thème de la géographie (il donnera encore 4 pages sur « Le célèbre cirque Pir’ouett » le 3 décembre, au No.49).

C’est bien Charly, cependant, qui s’affirme comme le dessinateur star du journal [8]. En effet, il récidive avec le No.43 du 22 octobre sur « Les Bleus » (c’est-à-dire les nouvelles recrues), puis le No.10 du 4 mars 1906 (le dernier de l’ère Rueff) sur « La Réserve ». La tradition des numéros spéciaux réservés à Charly s’installe pour plusieurs années.
Charly n’a qu’un seul sujet : l’armée (dans ce domaine il a un concurrent direct : Tybalt, qui officie dans le Petit Illustré amusant). Les autres illustrateurs sont plus éclectiques mais certains cultivent néanmoins des « spécialités » : ainsi Lebègue publie-t-il régulièrement des histoires en costumes, situées au Moyen Age ou sous l’Ancien Régime ; tandis que Préjelan témoigne d’un don particulier pour les « petites femmes » (serait-il Américain, il se ferait un nom dans le pin-up art) ainsi que pour les scènes animalières.

Planche de Préjelan, 27 août 1905

On relève une couverture de Willette le 14 janvier 1906.

L’Illustré national est racheté en 1906 par Jules Tallandier (1863-1933). Le nom de l’acquéreur n’apparaît nulle part dans la publication, mais l’adresse de la rédaction est transférée, à compter du No.11 portant la date du 18 mars, au 8 rue Saint-Joseph, qui est bien l’adresse où siègent les éditions Tallandier [9] et le format, à en croire le Dico Solo – je ne peux en juger directement sur Gallica – serait agrandi, pour être porté à 28 x 40 cm.
L’équipe de base dont hérite le nouvel éditeur, la plus régulière, est à ce moment constituée de Alex, A. Blondeau, Charly, Guénin, Hayet, Lebègue, Henriot, Préjelan et de E.Tap/Rose Candide.

Il doit être souligné que nous ignorons tout du fonctionnement d’un journal tel que L’Illustré national. Dans quel mesure l’éditeur s’impliquait-il dans le choix des collaborateurs ? Employait-il un rédacteur en chef (non crédité) ? Sur quelle base tarifaire les dessinateurs étaient-ils rétribués ? Autant de questions qui, en l’état de nos connaissances, n’ont malheureusement pas de réponse.

Planche de Dig, 3 novembre 1907

Dans un premier temps, le changement d’éditeur entraîne peu de modifications. Toutefois, il me semble pouvoir observer une régression assez sensible dans l’usage de la bulle, qui commençait à se généraliser. Tallandier y semble peu favorable, et encourage probablement ses dessinateurs à s’en passer. Seuls Lebègue, Guénin et Blondeau en utilisent encore, avec parcimonie. La tendance générale est à des pavés de texte de plus en plus copieux.
On doit par ailleurs remarquer l’absence presque complète de planches muettes dans L’Illustré national, sous Rueff comme sous Tallandier (une exception par Rabier le 27 octobre 1907). Le genre de l’histoire sans paroles, popularisé notamment par Le Chat noir dans les années 1880, semble n’avoir ici laissé aucune trace.

Lapipe et Céphalos sont toujours là en 1906, et Guénin crée deux nouveaux héros, Marteau et Félochard, deux bourgeois amis, ironiquement surnommés « Les grands conquérants ». Ces derniers, présents dans presque chaque numéro, rencontreront Lapipe le 27 janvier 1907, l’auteur faisant dès lors fusionner ses deux séries pour conter les aventures du trio ainsi formé.

Planche de Forton, 30 juin 1907

Quelques nouveaux venus font leur apparition en 1906 : Steiner, Bast, E. Nicolson, B. Holl, Gonzague Privat, La Jarrigue, N. Schusler, Jako, G. Lion. Louis Forton, de plus en plus présent, se rode en signant de courtes histoires en noir et blanc [10]. Mais la recrue la plus intéressante est Nadal. Très peu documenté [11], ce dessinateur qui participa également à L’Illustré d’Offenstadt, au Jeudi de la Jeunesse et au Bon Point amusant est immédiatement reconnaissable à l’air farouche qu’arborent tous ses personnages, à leurs gestes qui semblent mécaniques et à son sens de l’incongruité. Il n’y a pas si loin de sa folie à celle d’un Jacovitti.

Nadal à la une le 31 octobre 1909

Nadal aime particulièrement dessiner les Peaux-Rouges. D’ailleurs, le 30 juin 1907, en dernière page, Blondeau signe une rare planche dans laquelle il s’autoreprésente aux côtés de son « ami Nadal », dont il feint de moquer « les mœurs de Peau-Rouge ».

Planche de Blondeau, 30 juin 1907

Si Préjelan devient rare, Charly, lui, continue d’être traité en dessinateur vedette : le numéro du 6 septembre 1906 lui est à nouveau entièrement réservé, sur le thème des « Grandes Manœuvres ». Un spécial « Biribi » lui succédera le 7 avril 1907, puis un autre le 13 octobre sur le thème « Ces bons pompiers ».
L’Illustré national publie maintenant épisodiquement les textes de quelques chansons, accompagnés d’illustrations.

Double page centrale du 22 décembre 1907

Début 1907, la maquette connaît un changement significatif, en adoptant le principe d’une double page centrale composée comme un tout, avec des images enjambant le pli. Ce qui donnera par exemple, dans le numéro du 10 mars, une planche oblongue de G. Lion entourée d’une large frise de Mi-Carême composée de dessins surréalisants de Thomen.
De la Nézière, H. Dig et Thomen deviennent beaucoup plus prolifiques. Le premier montre une certaine dilection pour les singes.

Double page centrale du 15 mai 1910

Les cartoons ont à peu près complètement disparu. Sur les 8 pages que compte le journal, on en compte désormais le plus souvent 5 consacrées à la bande dessinée.
Nouveauté remarquable pour l’époque, les scénaristes commencent à être crédités. Pierre Beaulieu signe des textes pour Thomen et surtout pour Nadal (le feuilleton « La Découverte de Paris par un Peau-Rouge », publié épisodiquement d’avril à octobre 1907 ; ledit Peau-Rouge répond au nom de Tabousbébé) ; et un certain Le Chevalier est crédité des textes des « Vacances de M. Jolibec » illustré par Thomen (de juillet à octobre). Pour être exact, il s’agit moins d’un feuilleton que d’épisodes indépendants les uns des autres, proposés sous un titre générique. Tabousbébé et Jolibec sont donc les nouveaux héros récurrents du journal.

L’année 1908 en donnera d’autres : Thomen et Le Chevalier créent Gustave et Pamphile, qui partagent une mansarde et vivent d’expédients ; Alex, de son côté, s’attache aux pas de Michel Brindepoule, un jeune homme à la recherche de sa vocation, qui convolera en justes noces le 24 janvier 1909 et reviendra épisodiquement tout au long de l’année.

A l’exception de l’Indien Tabousbébé, il est notable que tous ces personnages restent faiblement caractérisés. Ils ne méritent pas même le qualificatif de « types sociaux », et ils n’exercent aucune profession remarquable. La bande dessinée française de cette époque ne sort pas de la satire de mœurs : elle n’a pas encore rencontré les grands genres du récit d’aventures que lui fournira plus tard la littérature populaire et qui engendreront des légions de pilotes, détectives, aviateurs, explorateurs et autres cow-boys.
Par ailleurs, un certain nombre de dessinateurs de l’Illustré national font montre d’un goût partagé pour la représentation des corps soumis à toutes sortes de maltraitances – ils n’ont de cesse de se font mordre, agresser, boxer, déformer, aplatir, congeler, enfermer dans des contenants variés…– ou augmentés de prothèses : corps à ressorts, corps volants, etc. C’est peut-être justement parce que l’imagerie spectaculaire que lui apporteront les récits d’aventures lui fait encore défaut que cette bande dessinée introduit une forme d’exotisme dans le quotidien en cultivant l’inattendu et le bizarre.
Au-delà de ce tropisme commun, on peut observer qu’un « style maison » commence à se cristalliser. Peut-être sous l’influence de Nadal, le trait devient plus ferme, les visages deviennent plus caricaturaux, les corps plus gesticulants, parfois proches de la contorsion. J’avais relevé le fait que dès 1904 certains personnages paraissaient à l’étroit dans les cadres vignettaux : désormais, chez un Blondeau ou un Henry Dig, ils sortent presque systématiquement du cadre, empiètent sur les marges, ce qui contribue à donner de l’animation aux images, d’autant que, chez le premier cité, la mise en page elle-même est quelquefois chahutée.

26 avril 1908 : Nadal se dessine en tenue de ville, aux côtés de Dig
(en guitariste espagnol) et de Blondeau (en tenue de nuit).

Comme en réponse à la planche du 30 juin 1907, le 26 avril 1908 Nadal se représente sonnant avec Dig chez leur ami Blondeau. Ces représentations croisées culminent dans le numéro du 19 juillet 1908 : après une introduction par un soldat bonimenteur de Charly en une, Blondeau, Dig, Hall, Haye, G. Lion, Henry Steimer, Thomen, Nadal et Alex dessinent chacun une partie d’un récit qui met en scène l’équipe dans une suite de péripéties burlesques. Six pages d’un récit collectif, peut-être improvisé sur le mode du cadavre exquis. Le « groupe des humoristes », ainsi qu’il s’autodésigne, montre dans cette occasion un esprit d’équipe et une réelle complicité.

Charly signe deux nouveaux numéros spéciaux en 1908, le 12 avril : « Au Maroc » (où il lâche la bride à une idéologie anti-arabe et anti-islam assez primaire) et le 8 novembre : « Les sports à la caserne » ; de même, en 1909, « Messieurs les Prussiens » le 18 avril puis « Les embusqués » le 24 octobre.

Il anime également un feuilleton : « La vie et les passions militaires de Bouchut (Thomas) », dont j’ai recensé 29 livraisons entre octobre 1908 et janvier 1910 (plus une réapparition inattendue et sans lendemain en janvier 1912), ce qui en fait la plus longue des histoires à suite qu’ait proposé L’Illustré national. Mais les planches sont autant de saynètes indépendantes les unes des autres, reliées seulement par l’identité du protagoniste. S’agissant des planches de Charly, une particularité doit être relevée : bien que le texte soit relégué sous les images, elles sont presque toujours dialoguées (à moins qu’il ne s’agisse d’un monologue), et non racontées à la troisième personne.

Bouchut, le personnage de Charly, à la une le 4 juillet 1909

De nouveaux noms de scénaristes apparaissent très épisodiquement : J. Bellème, G. Galland, R. de Sartène, Briscard… Aux côtés de Charly (très souvent en une), Blondeau, Nadal et Thomen qui forment le quatuor vedette, l’équipe est très stable avec, en plus de ceux cités un peu plus haut, Forton (qui se fait plus rare), Marcel Arnac, Viriez, Nicolson, E.Tap, Asy, Mauryce Motet, Th. Barn, et deux nouveaux venus, Zutna [12] et G. Bigot [13].
Nadal fait épisodiquement revenir en 1909 le personnage de « John Carapatt, terreur des détectives », puis un certain « M. Biscornu », amateur de chasse, tandis que [Alex] narre les « Mémoires de César Biquot garde-champêtre » et que Blondeau suit « Les Tribulations du Docteur Humérus », personnage que Nadal lui emprunte ponctuellement le 19 décembre pour l’amener… chez ses chers Indiens.
Haye semble être l’initiateur d’une figure inédite, qui consiste à représenter son héros en pied et en grand format, par-dessus le flux narratif, comme on le verra, bien plus tard, dans les shôjo mangas.

Planche de Haye, 13 février 1910

A compter du 14 nov. 1909 (No.46), L’Illustré national se proclame fièrement en couverture de chaque numéro « Le plus grand des journaux comiques hebdomadaires », dans un cercle entourant la mention du prix. Il est peut-être, en tout cas, devenu, des journaux de bande dessinée français, celui au contenu le plus riche. Même si, à le consulter avec le recul de plus d’un siècle, on est plus sensible à sa qualité graphique qu’au contenu de ses histoires, qui reste assez médiocre, trop souvent empreint de la niaiserie propre aux formes artistiques encore immatures, dont le public est peu exigeant, et, comme dans toute la presse de l’époque, témoignant d’un esprit cocardier, de préjugés racistes, de relents de misogynie.

La composition des couvertures évolue. De plus en plus, les dessinateurs cherchent un compromis entre la page de bande dessinée et l’illustration, testant des mises en page originales où les personnages apparaissent surdimensionnés. Quant à la dernière page, elle est désormais compartimentée, à l’image de la double page centrale : plusieurs histoires y cohabitent.
Je relève, en 1910, les signatures de John Drawer, Ch. Odis, F. Lafon, Rools, Lamouche, A. Zim, Jéal Bé, Sévil, Lortac [14], Pierre Falké [15] et Malherbe, ce dernier se taillant vite une place de choix (il signe notamment d’assez nombreuses couvertures), bien que son trait ne soit pas des plus raffinés.

Plusieurs feuilletons dessinés paraissent au cours de l’année : Thomen conte, d’avril à juillet, les péripéties du « Cirque Saboulotte » et enchaîne en octobre avec les exploits de deux détectives dans « L’Agence Flicoche et Camouflet » ; Blondeaux relate « L’Association Ribote, Lapompe et Mouchabeux » ; mais celui qui se montre le plus prodigue de personnages nouveaux, qu’il suit pendant quelques semaines avant de les abandonner pour d’autres, est Nadal, qui nous intéresse successivement aux « Exploits sportifs de Bidonnard », à « Chanteflair le dernier mousquetaire », à « Gondoléon Loupiau », un inventeur, puis au trio « Résidu, Bistec et Lasticaut ».
Charly a droit à ses deux numéros spéciaux annuels : « Nos soldats dans les airs » le 8 mai (qui consiste, semble-t-il, en une page grand format recto-verso), puis « Les Bleus sont dans nos murs » le 23 octobre. Plus inattendu est le numéro spécial accordé à Poulbot (depuis longtemps perdu de vue) le 18 septembre, autour de l’aventure « aérienne, sportive et mémorable » de Kiki, Dudule et Tatave (!), développée sur 6 pages. R. de la Nézière fait lui aussi un retour inattendu le 4 septembre.

Le 7 août 1910 voit le début de la publication de romans feuilletons littéraires. Les premiers sont un roman humoristique de Georges Clavigny dont les protagonistes, Laflemme et Ronflard, ne dépareraient pas une bande dessinée [16], et un récit policier, Les Dévaliseurs de villas (dans la série des « Exploits de M. Pinson, policier »), par H.R. Woestyn, auquel en succède un autre à partir du 30 octobre, Troublant Mystère, de A.K. Greene.
A compter du 6 novembre, les romans sont au nombre de trois, avec le début des Aventures fantastiques de deux aéroplanes à travers le monde, par R. Francheville, et ils cessent d’être illustrés. En d’autres termes, le texte commence à grignoter sérieusement l’espace dévolu aux histoires dessinées, et le journal change insidieusement de formule. Le « plus grand des journaux comiques » s’est mis au récit d’aventures littéraire. Un tournant qui semble anticiper ce que sera la série d’après-guerre, mais dont on s’explique mal la raison, car L’Illustré national semblait installé dans une formule à succès et parfaitement rodée. Il est vrai que la maison Tallandier publie des romans populaires sous forme de fascicules tous les samedis, et dans la collection à 65 centimes « Le Livre national ». C’est une autre de ses spécialités. Mais pourquoi les mélanger ?
On revient, en 1911, au ratio plus raisonnable de deux feuilletons littéraires.
Blondeau s’intéresse au « Mariage Triplesac-Bauzatour », Nadal relate « Le Voyage de Monsieur Baluchot à l’île Cocasse » puis « Les aventures de M. Pigriche, huissier » et enfin « Trombine contre Zanzi », Thomen donne vie à « Trois fameux lascars » : Grosnavet, Lahurec et Gourdiflot, peut-être inspirés par les Pieds Nickelés de Forton qui paraissent depuis juin 1908 dans L’Epatant, et bientôt conte en parallèle les mésaventures de « Séraphin Rigolo, sultan de Jémalah-Maboul », mais ce sont autant de créations éphémères. Les « trois fameux lascars » reviennent toutefois en décembre après plusieurs mois d’absence.

Les Trois fameux lascars de Thomen, 25 juin 1911

Les deux rituels numéros spéciaux de Charly ont pour thèmes « Les Fricoteurs » (30 avril) et « Les Prussiens au Congo » (26 novembre).
Peu de nouvelles signatures cette année-là : Gilles Garnier, Jip, et surtout Auguste Landelle, qui prend rapidement une place importante, et introduit plus de bulles dans ses images qu’aucun de ses confrères.

Le 18 février 1912, dans une rare adresse « à nos lecteurs », la rédaction se félicite de faire paraître depuis quinze ans « le premier journal qui, sous une forme populaire et essentiellement bon marché, lui a permis de pénétrer partout et d’être acheté par tous. » Elle annonce le passage prochain de huit à douze pages, avec des « améliorations » et des « divertissements très sensationnels ». Cette transformation est effective le 3 mars. Contrairement à ce qui avait été annoncé, elle porte la pagination à 16 pages (pour un prix inchangé de 5 centimes. Le même que celui de L’Epatant, ce qui classe bien L’Illustré national parmi les périodiques les moins chers.)).
Ce que l’annonce ne permettait pas d’anticiper, c’est que la nouvelle formule porte à nouveau un sérieux coup à la partie dessinée du journal. Pendant un numéro ou deux, on ne voit plus ni Charly, ni Thomen, ni Nadal, ni Blondeau, qui semblent avoir déserté. Ils reviendront bientôt, mais avec moins d’assiduité que par le passé (à eux quatre ils ne signeront que 11 couvertures jusqu’à la fin de l’année, cédant ce privilège à Haye et Landelle, principalement), et leurs contributions seront moins valorisées. Elles sont désormais presque toujours en noir et blanc, dans un format plus chiche, et il arrive qu’une planche soit dépecée, répartie sur 3 pages, en 2 colonnes et un strip.
La seule bande dessinée occupant une pleine page (la dernière) est signée d’un inconnu, F. Poiseul, qui débute un feuilleton dessiné historique sur « Dur-à-cuire, le filleul de l’Empereur » (il se prolongera jusqu’au 7 juillet, se terminant de façon abrupte sur l’épisode évoquant l’incendie de Moscou). Les autres séquences dessinées tiennent davantage du roman illustré, tant les pavés typographiques sous les images sont devenus copieux (et les illustrateurs ne sont pas crédités).

Planche de Poiseul, 14 avril 1912

Les romans feuilletons littéraires se taillent désormais la part du lion, et c’est la place accrue qui leur est accordée qui justifie la pagination augmentée. Et certes ils ne relèvent pas de la grande littérature. Ils ont pour titres Le Roi des saucisses, Les Costauds des Epinettes, La Chasse au magot ou encore Et voilà, j’ai engueulé le patron !, et pour auteurs Claude Berthier, Robert Francheville, Jean Charlan ou « Clarinette ». En septembre débute Le Corsaire noir, l’un des grands cycles du romancier populaire italien Emilio Salgari. Les feuilletons dessinés, eux, se font rares. Le 18 août, Blondeau en entame un à la parution intermittente, « Le tour du monde du ménage Soupe et de Dingo ». Nadal et Thomen, sans doute démotivés, perdent une partie de leur personnalité graphique. De plus en plus de dessins paraissent non signés. Les noms apparents les plus fréquents sont désormais ceux de Falké, Haye, Stirmer, Pip, H. Dig, Asy et Landelle, rejoints par quelques nouveaux : Bob Ynett, Jean Dharm, Plock, Hérel, que rejoindront en 1913 Gribouille, Gilles Garnier, L. Sévil et Ogustel.
Dès le 6 avril 1912, la pagination est revenue à 12 pages.

En 1913 paraît un nouveau feuilleton signé Charly, « Mémoires d’un homme de la classe », qui marque le retour éphémère de son héros Bouchut, puis il enchaîne avec « Un régiment où l’on ne s’ennuie pas ». Thomen et Nadal redeviennent un peu plus présent (le second adoptant, le 25 mai, le pseudonyme de Jim Joë) ; Landelle crée en mars les personnages de Monpoto et Lapipe, « roi des blagueurs », qui se reconvertiront un peu plus tard en chasseurs, et dont les aventures se poursuivront, avec quelques interruptions, jusqu’à la fin de cette première série.

16 novembre 1913

Une nouvelle signature apparaît, celle de « Master Fellow », qui pourrait bien être un hétéronyme de Landelle, que ce dernier aurait pris pour éviter d’apparaître trop présent. En tout cas, sous ce nom d’emprunt débutent en octobre « Les désopilantes fiançailles d’Isidore Carpe », feuilleton qui se distingue par des cadres vignettaux décoratifs, et paraîtra, à compter de mars 1914, les « Désopilantes aventures de Bébé, 3 ans, 1 m 70 ».

Mentionnons encore, de Haye, en juin 1913 : « Les cent mille trucs de Lacombine » ; de Gribouille, en juillet, « Les ahurissantes villégiatures des époux Poire » ; d’Ogustel, en septembre, « Barnabé, chien loufoque », ce héros animalier récurrent disposant de 6 cases chaque semaine, soit en noir, soit en couleur, et enfin, en mai 1914, « Mame Tangot, marchande des quatre-saisons », à nouveau de Gribouille.

Les quatre dessinateurs principaux des années précédentes sont tous portés déserteurs au cours du premier semestre 1913 : Blondeau et Thomen en premier, bientôt suivis par Nadal et Charly. Les raisons de ce départ massif ne laissent pas d’intriguer. Leurs noms disparaissent-ils en même temps des autres publications Tallandier (cf. infra) ? Ce point reste à vérifier.
Dans la dernière année, les couvertures de L’Illustré national échoient tour à tour à Haye, Asy, Landelle, Bob Ynett et à Gribouille.

Un nouvel équilibre général a été trouvé en pages intérieures, histoires dessinées et feuilletons littéraires se partageant à peu près à égalité la surface imprimée. Tout se passe comme si, en une quinzaine d’années, la bande dessinée était entrée dans un nouveau paradigme, une autre « série culturelle ». Elle paraissait une variante de la caricature (sa forme séquentielle) ; elle se serait imposée dans les esprits l’autre forme de la littérature populaire, vouée à la fiction, au divertissement, tout comme le roman-feuilleton.

1er février 1914

Jules Rueff avait inventé en juin 1907 Surprise-journal, qui chaque semaine proposait, sous une pochette close et illustrée, deux fascicules de huit pages, l’un comprenant une histoire dessinée, l’autre un roman à suivre, à la façon de deux produits culturels complémentaires et susceptibles de satisfaire un même appétit. Alex, Rose Candide, Jean d’Aurian et Henri Ferran, entre autres, y ont participé.
L’hypothèse demanderait à être confirmée par une étude comparée des autres périodiques illustrés de la même époque. Elle vérifierait admirablement l’audacieuse affirmation de Rodolphe Töpffer : « L’on peut écrire des histoires avec des chapitres, des lignes, des mots : c’est de la littérature proprement dite. L’on peut écrire des histoires avec des successions de scènes représentées graphiquement : c’est de la littérature en estampes [17]. »

Peut-être pour compenser une perte d’attractivité du journal, Tallandier décide d’y introduire des romanciers populaires plus aguerris et appréciés du public : le 26 octobre 1913 apparaissent les signatures de René Thévenin et de Louis Boussenard. Ce dernier entame un interminable feuilleton, Tom le dompteur, illustré de nombreuses vignettes non signées. Le 26 avril 1914 marquera l’arrivée de Michel Zévaco, « le romancier le plus goûté du public », avec Marie-Rose (saluée en couverture deux semaines de suite), qui n’ira pas jusqu’à son terme, la première série de L’Illustré national s’interrompant après le No.31 du 2 août 1914.

Couverture du 26 avril 1914

A noter : Tallandier a lancé le 10 septembre 1912 un magazine illustré des fillettes, Le Journal rose : 16 pages en couleurs, vendu 5 centimes (un prix identique à celui de Fillette, publié par Offenstadt, qui existe depuis 1909). Bihebdomadaire, le journal paraît les mercredis et samedis. Il semble qu’une seule collection en ait conservée, détenue par la bibliothèque Romain Gary, à Nice. Le titre a vécu au moins jusqu’en mars 1914, peut-être quelques mois de plus. J’ignore tout de son contenu, sauf que Benjamin Rabier y a participé.

Le Journal rose vient en tout cas parachever l’offre de Tallandier en matière de presse illustrée, laquelle comprend déjà, outre L’Illustré national, Le Jeudi de la jeunesse, qui paraît depuis le 1er mars 1903 et qui, sans surprise, compte beaucoup d’artistes en commun avec le titre étudié ici (G.Ri, Motet, Guénin, Sellier, Thomen, Blondeau, Malherbe, Steimer, Nadal, Asy, Norwins, Dous Y’Nell…) mais qui bénéficie d’une présence beaucoup plus importante de Rabier et qui s’appuie aussi sur la participation d’artistes plus liés à Fayard comme Omry, Ymer et Valverane. Mon copain du dimanche, lancé en mai 1911 (avec Blondeau, Guénin, Haye, Thomen…), n’a vécu que le temps de 35 numéros.

(à suivre)

[1] Jules Depaquit, 1869-1924, collaborera au Canard enchaîné à partir de 1916 et sera élu premier maire de la Commune libre de Montmartre en 1920.

[2] 1865-1941, il collabora notamment au Courrier français, au Chat noir, au Bon Vivant, au Gil Blas illustré et à L’Assiette au beurre.

[3] 1865-1953 ; il dessina tant pour la presse enfantine que pour les journaux satiriques.

[4] 1871-1938 ; créateur de pièces pour le théâtre d’ombres du Chat Noir, il se fera aussi un nom comme illustrateur et décorateur.

[5] 1877-1955, peintre, professeur à l’Académie Julian, illustrateur de La Fontaine, Dickens, Mauriac et Carco.

[6] 1865-1915 ; il fut un affichiste recherché.

[7] 1867-1945 ; collaborateur du Sourire et de L’Assiette au beurre, il est célèbre pour ses affiches soutenant l’effort de guerre français pendant la Première Guerre mondiale.

[8] On ne connaît pas le véritable patronyme de cet artiste, très peu documenté. Selon le Dico SoloPlus de 5000 dessinateurs de presse et 600 supports, publié à compte d’auteur en 2004 –, il aurait fait ses débuts en 1882 comme rédacteur en chef de La Gazette grivoise et a notamment travaillé pour La Caricature, Le Rire, Le Pêle-Mêle, La Jeunesse amusante. Sa signature apparaît dans L’Illustré national de 1904 à 1913.

[9] Tallandier a repris en 1901 la Librairie illustrée, maison d’édition qui elle-même avait succédé en 1975 à la Librairie Polo. Tallandier hérite notamment du très populaire Journal des voyages. Il lancera d’autres titres de presse, comme Mon bonheur ou encore Le Journal de la Femme. Les éditions Tallandier deviendront la propriété d’Hachette en 1931. Le fonds Tallandier très parcellaire conservé à l’IMEC ne contient malheureusement aucun document relatif à l’Illustré national.

[10] Il fera ses vrais grands débuts dans l’American illustré – auquel collabore également Thomen – en 1907.

[11] Un seul article lui a jamais été consacré, s’appuyant pour unique corpus à trois ans de participation à La Jeunesse illustrée : « Nadal, l’ironique imagier », paru dans Giff-Wiff No.16 en décembre 1965 et repris dans Désiré No.4 en avril 1966. L’auteur, Patrice Gauthier, voyait en Nadal un dessinateur « infiniment supérieur quant au style à tous les auteurs de bandes dessinées de son temps », un « merveilleux créateur de monstres » et un moraliste misanthrope.

[12] 1875-1925 ; on le connaît surtout pour sa collaboration avec l’imagerie Pellerin, à Epinal.

[13] Georges Ferdinand Bigot, 1860-1927, s’est installé au Japon en 1881, où ses caricatures et illustrations le rendront célèbre. Il n’en continue pas moins de participer à des journaux illustrés français ainsi qu’au London Graphic.

[14] Robert Collard, dit ; 1884-1973. Il fut (entre autres) dessinateur, romancier, scénariste, et l’un des pionniers du cinéma d’animation en France, travaillant notamment avec Emile Cohl.

[15] 1884-1947, a travaillé pour Le Rire, Le Bon Vivant, Le Crapouillot, et illustré plus de soixante livres.

[16] Clavigny est l’homme qui a signé l’adaptation des légendes en français de Little Nemo dans La Jeunesse moderne en 1908.

[17Essai de physiognomonie, 1845, chapitre premier.