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entretien avec Killoffer

Thierry Groensteen

[Septembre 2020]

Thierry Groensteen : Parmi les fondateurs de l’Association, tu es le plus jeune, et tu n’avais pas fait grand-chose avant. Avais-tu reçu une formation artistique ?

Killoffer : J’ai toujours dessiné. Beaucoup. Le plus possible. Un pion de mon collège m’a repéré un jour et m’a parlé d’un fanzine qui se faisait dans ma région, en Lorraine, du côté de Briey. Je suis allé les voir, ou plutôt j’ai demandé à mon père de m’y conduire, j’avais 13 ans. Le type qui dirigeait cette revue m’a donné une brochure de l’ONISEP qui parlait des écoles d’art. J’ai passé le concours de l’École Nationale Supérieure des Arts Appliqués au Commerce et à l’Industrie Duperré. J’y suis entré en 1981, j’avais 15 ans. J’en suis sorti en 1984, sans diplôme, on m’a demandé de donner ma démission. C’est là que j’ai rencontré des gens comme Rébéna et surtout Jean-Yves Duhoo. Jean-Yves, après l’école, a travaillé brièvement en tant que maquettiste pour un journal : Hebdogiciel, qui avait pour directeur artistique un certain Paul Carali. C’est Jean-Yves qui m’a fait rencontrer Carali et toute la bande du Lynx : Menu, Mattt Konture, Stanislas, etc, que Carali faisait régulièrement travailler dans ce journal.

Certains éléments de ton œuvre me donnent à penser que la religion a été assez prégnante dans ton éducation. Etait-ce le cas ?

Ah bon ?... Les impressions des lecteurs sont toujours les bonnes. Je veux dire qu’on est toujours légitime à voir dans un travail ce qu’on y voit. De mon point de vue, si je donne cette impression, c’est inconsciemment. Je suis issu d’une famille d’immigrés polonais. Le catholicisme est donc un fondement de ma culture familiale. Mais, assez tôt, j’ai éprouvé de la méfiance envers les histoires absurdes que l’on me racontait et conçu des doutes quant à sincérité profonde de la foi que l’on affichait autour de moi. Surtout lorsque je mettais en rapport les actes avec les discours. Je ne sais pas à quoi tu fais allusion, car je n’ai en tête que peu d’exemples, mais si allusions à la religion il y a chez moi, ce doit être sur un mode assez critique...

Planche parue dans Labo en janvier 1990.

Dans l’unique numéro de Labo chez Futuropolis, tu signais 9 pages. Notamment des parodies de super-héros. Cela correspondait-il à tes lectures de jeunesse ?

C’est cela.

Il y avait aussi des planches quasi abstraites, avec le style « organique » que tu utiliseras régulièrement par la suite. Elles sont intitulées « Alpha omega », « Grande digestion » et « fellation sodomie ». Par goût de la provocation ?

Non, pas vraiment. Dans ces trois titres, il n’y aurait guère que le dernier qui pourrait être perçu comme tel. Non, c’est après avoir imaginé les images, les trois pages en question, que je me suis demandé quels titres leur donner. Je me suis alors rendu compte de ce qui les liait. J’ai simplement tâché ensuite de leur attribuer les titres les plus pertinents. Si l’aspect potentiellement un peu dérangeant de « fellation sodomie » ne m’a pas échappé (bien que ces termes n’aient, en soi, rien d’ordurier ni de provocateur...), j’ai préféré le garder plutôt que de nuire à la cohérence de l’ensemble en choisissant un autre titre moins sale mais plus impropre...

Dans les premières années de ta carrière, tu as beaucoup travaillé comme illustrateur pour la presse, et produit assez peu de bandes dessinées. Pour des raisons alimentaires ou par goût pour cet exercice ? Comment l’abordais-tu ?

Si j’ai beaucoup fait d’illustration pour la presse, c’est pour les deux raisons que tu évoques à la fois.
J’ai assez vite compris que la bande dessinée, telle que je l’envisageais, ne pourrait en aucun cas me faire vivre. Il a donc fallu trouver autre chose. Ne sachant rien faire hormis dessiner, la presse, qui à cette époque était encore en relative bonne santé, est devenue assez naturellement mon moyen de subsistance principal. Et aussi un moyen d’expression : quand j’ai fait ma première exposition personnelle chez Anne Barrault, nombres d’images que j’avais pu concevoir au fil de mon travail d’illustration s’y sont retrouvées. Une illustration, une image qui doit raconter quelque chose, c’est pour moi comme une bande dessinée en une seule case.

Verrons-nous un jour une anthologie de tes meilleures illustrations de presse ?

Peut-être après ma mort, si quelqu’un n’a rien d’autre à faire de plus intéressant...

Tu as usé quelquefois d’un style pointilliste, « moebiusien », et tu sembles le réserver aux histoires muettes, à connotation surréaliste, comme La Clef des champs [1]. Pourquoi ?

Mon style pointilliste n’est plus d’actualité depuis un certain nombre d’années maintenant. Je ne le pratique plus et n’ai pour l’instant pas l’intention d’y revenir. Peut-être que son aspect un tantinet démonstratif se prêtait bien aux histoires muettes puisque la place laissée vacante par le texte absent laissait de l’espace au dessin... Je continue à faire ici et là des histoires muettes, cependant. Avec d’autres moyens graphiques. Peut-être ai-je pris de l’assurance ? et n’ai-je plus besoin d’en faire des tonnes, plastiquement, pour me faire pardonner ou pour compenser ce qui pourrait être perçu comme un manque ?...

La Clé des champs, L’Association, hors commerce, 1993, détail.

Le fait d’avoir plusieurs styles à ta disposition, c’est quelque chose que tu as cultivé délibérément ? Quelle différence fais-tu entre eux ?

Oui, j’ai très sciemment cultivé la chose.
Ou plutôt, je n’ai eu aucun effort à faire tant cela me paraît tout naturel : c’est pour moi un authentique plaisir et une façon de me désennuyer de moi-même.
Je crois que le fait que les dessinateurs, les artistes en général, ne cultivent qu’une seule manière, tient moins, le plus souvent, à leur personnalité profonde qu’à une assignation, à un besoin de « reconnaissance », dans toutes les acceptions du terme, à la fois du public et de l’artiste lui-même. Toutes choses dont je me suis toujours défié.
Je ne fais pas vraiment de différence entre les divers « styles » que je peux pratiquer.
Je mets entre guillemets le mot « style » car il faut l’expliciter.
Si, comme le disait l’autre : le style, c’est l’homme, alors, autant dire « l’homme ».
Prenons la chose au sérieux et tentons l’expérience... Je reformule ta question en remplaçant style par homme : « Le fait d’avoir plusieurs hommes à ta disposition, c’est quelque chose que tu as cultivé délibérément ? Quelle différence fais-tu entre eux ? »
Et, tout de suite, c’est évident !
Si, vraiment, « le style c’est l’homme », alors le style ne se trouve qu’à la condition de ne pas le chercher : le style s’impose. Naturellement.
Et peut-être y a-t-il en moi plusieurs hommes ? Et peut-être en tout homme ? Ce ne serait pas si extraordinaire... Suivant les moments de l’existence, suivant les circonstances.Un homme tel en telle circonstance et un tel autre homme en telle autre circonstance.
Il en découle naturellement qu’il devrait y avoir tel « style » ici et tel « style » là. Tel style est approprié pour dire ceci, tel autre style l’est mieux pour dire cela.

Killoffer, « Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche »,
Lapin No.20, juillet 1998, planche 7 (« Dimanche »),
repris dans Quand faut y aller, L’Association, 2006.

Peux-tu expliquer la fonction que tu attribues au calque dans tes illustrations, et la raison pour laquelle tu as adopté cette technique ?

Je ne pratique plus beaucoup cette technique non plus. Mais il n’est pas impossible que j’y revienne. Avec ce procédé, il s’agit pour moi de me soulager du poids des (de mes) intentions, d’aller vers l’imprévu, l’accident, le hasard. Toujours cet ennui qui guette... Ce tropisme vers un « hors soi ». D’ailleurs, il est sans doute significatif que cette idée me soit venue précisément en regardant mon reflet dans un miroir déformant. Comme par hasard... Je réserve presque exclusivement cette technique pour la représentation des visages. Le visage est problématique dans l’art d’aujourd’hui. C’est un « objet » difficile à aborder pour beaucoup d’artistes, certains procèdent par soustraction, par élimination-schématisation, comme Ruppert et Mulot, par exemple. Pour régler le problème, ou plutôt pour brouiller les pistes, je procède, avec le calque, par ajouts, par prolifération. Je dessine d’abord un visage « multiple », plusieurs visages superposés, avec plusieurs nez, plusieurs bouches, etc. puis je refais la même chose sur calque, sans me soucier du premier dessin. En superposant les deux dessins je vois s’il se passe quelque chose... Quelque chose que je n’aurais pas pu produire sans ce procédé. Chaque forme que l’on dessine, en dehors du tout premier trait, de la toute première tâche, est toujours fonction de ce que l’on a fait avant. Chaque intervention est en relation avec ce qui existe déjà sur le papier. Le fait de travailler séparément deux dessins et de les faire se rencontrer est l’occasion d’une surprise impossible à obtenir autrement. Ou d’une déception... Alors je recommence. S’il se passe quelque chose d’intéressant, je découpe mon bout de calque, je le colle sur le premier dessin et je reviens pour rehausser là, atténuer ici, si besoin est.
Un jour, lors d’un vernissage d’une exposition de Placid, j’ai rencontré Olivia Clavel qui m’a appris sur un ton courroucé que j’étais, dans leur cercle d’artistes, le copieur officiel de Placid. Je ne voyais sincèrement pas du tout de quoi elle parlait. Puis elle m’a rappelé que Placid avait, un temps durant, peint des visages superposés, multiples. Je l’avais complètement oublié et, de fait, il faut reconnaître une parenté certaine entre certaines de nos images respectives. Il est très possible que le travail de Placid, que j’ai longtemps admiré, m’ait inconsciemment inspiré. Et/ou aussi des influences qui nous sont communes, comme Picasso et quelques expressionnistes... Quoi qu’il en soit, consciemment, pour moi cela vient d’une rencontre avec un miroir qui m’a proposé une interprétation de mon reflet.

Killoffer et Capron, Viva Pâtàmâch !, Seuil, 2001.

Comment est né le projet de Viva Pâtàmâch ! au Seuil (2001), et l’association avec Capron ? Avez-vous travaillé ensemble au scénario ou t’es-tu contenté de l’illustrer ?

Capron est un compagnon de route de L’Association depuis longtemps. Nous avons noué des relations amicales et professionnelles au fil du temps. Au départ, cette bande dessinée devait être un album jeunesse : une image par double-page, accompagnée d’un texte. Mais lorsque nous avons proposé ce projet au Seuil Jeunesse, Jacques Binstok, qui à l’époque dirigeait ce département avec Brigitte Morel, nous a conseillé d’en faire une bande dessinée. Il se trouve que Le Seuil Jeunesse lançait à ce moment-là une nouvelle collection d’albums de bandes dessinées, comme par hasard (un peu inspirée du travail que faisait L’Association, il faut bien l’avouer...). C’est Capron qui s’est chargé seul du scénario. Très seul, je dois dire, car il s’agissait pour moi comme pour lui de notre premier long récit : 120 pages. J’avais un peu le trac et lui avais demandé de faire simple... Il n’a tenu aucun compte de mes inquiétudes. Et j’ai mis, je crois, cinq ans pour terminer ce travail... Capron a fait un travail de romain pour une réédition magnifique de cet album chez lui, c’est-à-dire chez Cornélius [2], il y a quelques années.

Tu as fait partie des fondateurs de l’OuBaPo et tu as souvent répété que la bande dessinée constitue à tes yeux un formidable terrain de jeu pour les amateurs de contraintes. Est-ce que tu travaillais déjà dans cet esprit avant la création officielle de l’OuBaPo ?

Sauf à n’avoir pour seule ambition que de refaire ce que d’autres ont déjà fait avant soi, tout artiste un peu curieux, aventureux, ou qui cherche simplement à s’amuser, joue avec les potentialités et les limites de son moyen d’expression, et fait, qu’il en soit conscient ou pas, de l’OuBaPo, de l’OuPeinPo, ou de « l’OuN’importequoiPo ». Les OuXPo ne relèvent pas d’un paradigme nouveau en art. Ils ne sont qu’une tentative de mise en forme, de classification, de systématisation, de conscientisation d’un phénomène tout naturel. Donc, pour répondre à ta question : oui. Et non. Je travaillais sans doute avant la création de l’OuBaPo déjà dans cet esprit, mais, comme beaucoup d’auteurs, sans me le formuler, sans me dire que je faisais de l’OuBaPo, évidemment. Mais le fait, en apparence anodin, de formuler les choses change tout.

Planche des Vacances de l’Oubapo prépubliée dans Libération

Quel bilan tires-tu aujourd’hui de cette expérience collective, malheureusement un peu mise en sommeil ?

Un bilan excellent ! Non pas que notre production ait été toujours convaincante. Ça n’a pas d’importance. Pour moi, c’est le "Po" de « potentiel » qui prime dans l’OuBaPo. Je ne demande pas à l’OuBaPo de produire des chefs-d’œuvre. Mais des idées. Des formes. D’indiquer des pistes que l’on va pouvoir ensuite explorer, développer, dans un contexte plus large et moins formel. Par exemple on m’a souvent demandé si mon album 676 apparitions de Killoffer était un livre oubapien. Non au sens strict, mais je comprends la question : ce livre ressemble à un livre oubapien. Et il n’est pas du tout impossible que l’OuBaPo ait concouru pour une part à sa forme. Je pourrais aller jusqu’à dire que l’OuBaPo est très fécond, à condition de savoir en sortir. Cet ouvroir a donné, j’en suis persuadé, de nombreux et excellents résultats, mais impossibles à dénombrer, car hors de son strict périmètre. À mon sens il faut, pour que l’OuBaPo donne ses meilleurs fruits, que les auteurs sortent de son champ d’investigation purement formaliste et retrouvent une part de liberté indispensable.

Dans un entretien à du9 en 1996, tu affirmais n’être pas tenté par l’autobiographie. Pourtant tu vas produire tes premiers récits dans ce genre peu de temps après. Qu’est-ce qui explique cette évolution ?

Toujours dans le plaisir sans mélange que j’éprouve à me désennuyer : j’adore changer d’avis.
Et puis : j’ai les plus grandes difficultés à prétendre imaginer.
Non pas que je me sente moins légitime ou fécond qu’un autre.
C’est que mon imagination a besoin du réel pour décoller.
Ne serait-ce qu’un décor, une topographie, n’importe quoi pourvu que ce soit du vécu : et alors on peut partir.
Si l’on n’a pas besoin de savoir où l’on va pour y aller, il faut en revanche un quelque part pour partir.
Personne ne fait de « l’autobiographie ». Nous ne faisons que broder autour de nos vies.

Dans tes récits autobiographiques, tu as mis en scène plusieurs de tes compagnes successives. Sollicitais-tu leur consentement ? Ces pages ont-elles soulevé des problèmes entre vous ?

Non, jamais. Ah ! si, une seule fois. Mais c’était délibéré : je voulais tailler un costard à la dame. Sinon, en cas de doute, j’ai toujours demandé la permission. En cas de doute seulement...

Killoffer avec Johanna dans Quand faut y aller

Au fil du temps, il est apparu comme de plus en plus évident que tu es à toi-même ton meilleur personnage, et celui que tu prends le plus de plaisir à dessiner. N’as-tu jamais eu envie de créer un personnage de fiction récurrent ? Dans quelle mesure peut-on considérer que le Killoffer que tu dessines est un personnage de fiction ?

J’ai quand même dessiné d’autres personnages que moi... Des personnages de fiction. Mais pas récurrents, en effet. Ou peu récurrents, ou pas longtemps. C’est à dire que je n’ai aucune envie de faire une série. Ça ne m’attire pas. Ou disons que je ne suis pas attiré par une série en fiction, une série « classique », qui respecterait les codes du genre. On pourrait considérer que toutes les histoires où je me sers de moi-même en tant que personnage constituent une manière de série éclatée, polymorphe. Et finiront peut-être par dresser, avec le temps et la quantité, un portrait assez juste et exhaustif. Mais ce n’est pas vraiment le but. Je crois qu’un auteur qui fait toute une carrière avec un personnage récurrent finit forcément par s’identifier à son personnage, ou par identifier son personnage à lui-même. Et, partant, par parler de lui. Je me suis contenté, mais c’est courant dans l’évolution naturelle de toute forme d’art, de reprendre le travail en l’état où d’autres l’ont laissé. Ces questions de mesure, ayant trait avec la part de moi-même qui entre ou pas dans mes histoires, me sont toujours un peu incompréhensibles, ténébreuses... J’ai toujours le sentiment que quelque chose de très simple m’échappe complètement, et qu’on me demande réellement de parler de quantité... Pour répondre sérieusement à cette question, il faudrait commencer par prétendre savoir ce que l’on est au juste. Prétention exorbitante ! Quand je fais une histoire en me servant de moi-même pour personnage... tout est dit dans la formule : je ne raconte pas une histoire de Killoffer, je raconte une histoire avec Killoffer. Sauf dans le cas d’un récit strictement autobiographique (« strictement » dans la mesure où les événements relatés se sont bien produit dans la réalité. Ensuite, il y a la mise en scène, la re-présentation...), comme ceux de Killoffer tel qu’en lui-même enfin, le plus souvent je m’amuse plutôt à voir comment mon personnage va entrer dans une histoire, où il va la conduire, et bien sûr aussi comment l’histoire va éloigner ou rapprocher mon personnage de celui que je crois, moi : être. Quant à savoir si l’histoire dans laquelle je tente d’introduire mon personnage ne serait pas elle-même un produit du personnage...

676 apparitions de Killoffer, L’Association, 2002 (non paginé)

Quelle a été la genèse des 676 apparitions ? Considères-tu ce livre comme ton œuvre la plus importante à ce jour ?

C’est à l’origine une commande de l’AFAA, à l’occasion de l’Année du Québec en France. J’ai effectué plusieurs séjours à Montréal et à Québec et j’étais sensé en rapporter quelque chose, de préférence une bande dessinée. J’ai commencé par faire un récit de voyage autobiographique, et puis, au bout de quelques pages, ça m’a profondément ennuyé. Je n’avais rien de spécialement intéressant, pour un lecteur, à raconter. Un an plus tard, le festival de Bastia qui organisait une exposition collective ayant pour thème le voyage m’a demandé d’y participer. J’ai ressorti ces pages et j’ai tout recommencé.

As-tu écrit le scénario avant de le dessiner, ou les pages ont-elles réalisées dans une (semi- ?) improvisation ?

Non, pas de scénario, je n’avais que quelques scènes en tête, mais sans lien entre elles, hormis le cadre, l’ambiance, le thème général.
J’ai ensuite travaillé dans une semi-improvisation, en effet, et d’autres scènes se sont imposées naturellement, que je voyais apparaître, presque en spectateur. Jusqu’alors, j’avais toujours considéré comme de pures poses toutes ces histoires de personnages de fiction censés vivre leurs vies propres en dehors de la volonté de leurs créateurs, tous ces récits autonomes s’écrivant d’eux-mêmes que certains auteurs nous servent. J’ai pu constater qu’en effet, la chose peut bel et bien se produire.

Quelle est la part de jouissance, de provocation, de mortification, qui entre dans les scènes où tu prêtes à tes doubles multiples des comportements proches de l’abjection ?

Rien de tout cela. C’est la pure et simple prophylaxie.

Tu as eu un projet de science-fiction inabouti avec Lewis au début des années 1990, et plus récemment tu as dessiné le dernier volume de la série Infinity 8. Quelles sont les affinités que tu entretiens avec ce genre ?

Les mêmes que pour tous les autres auteurs, je pense : la poésie, le goût de l’ailleurs, de l’autre, de l’étrange, les potentialités infinies que la science-fiction offre à l’imagination...

Killoffer en lieutenant Reffo, dessiné par lui-même,
sur un scénario de Lewis Trondheim (Infinity 8, tome 8 :
Jusqu’au dernier, Rue de Sèvres, 2019.

Tu as également dessiné un Donjon. Est-ce qu’il t’est difficile de te couler dans des univers fictifs déjà constitués, qui ne sont pas nés de ton propre imaginaire ?

Pas du tout ! A partir du moment où ça me correspond...
En général, je demande à découvrir l’histoire au fil des pages que je produis, comme si j’étais un lecteur qui, pour connaitre la suite, au lieu de tourner la page devrait la dessiner.

Ces participations à des séries sont les seuls de tes livres à être en couleurs. D’où vient que ton expression personnelle passe exclusivement par le noir et blanc ?

La bande dessinée, c’est déjà assez de travail comme ça en noir et blanc ! Disons que, dans mon cas, je ne trouve pas que la couleur apporte quelque chose d’essentiel. Je peux en faire, ça peut être agréable, amusant, joli... mais ça tient toujours du superflu, de la fioriture, in fine. Pour quelqu’un comme Joe Kessler, évidemment, c’est une tout autre histoire...

Les journalistes évoquent souvent à ton propos la notion d’« humour noir ». Est-ce un registre dans lequel tu te reconnais ?

Pas spécialement. En tout cas, je ne cherche pas à être plus noir que cela, ni dans mon humour, ni ailleurs... Mais il me semble pourtant que j’éprouverais sans doute quelque chagrin, si l’on parlait à mon sujet « d’humour blanc ».
J’ai cru remarquer qu’il était le plus souvent préférable de mettre un peu de noir dans ce qui est réputé blanc et inversement. C’est toujours plus riche et intéressant que les choses à sens unique.

Tu réalises depuis une dizaine d’années des dessins destinés au circuit de l’art. Est-ce à ton initiative ou à celle d’Anne Barrault ? Pourquoi as-tu investi ce nouveau champ d’expression ? Vois-tu une complémentarité par rapport à ton travail d’auteur de bande dessinée ?

C’est à l’initiative d’Anne Barrault. Je n’avais pas ce besoin impérieux. Mais je suis très content qu’elle ait eu cette idée ! Un nouveau terrain de jeu, ça ne se refuse en aucun cas ! Surtout quand c’est chez Anne Barrault. Ça m’a permis peut-être de me concentrer davantage, en bande dessinée, sur le récit, et de réserver mes envies purement plastiques pour amuser la galerie. Mais rien n’est jamais pur, et depuis quelques temps, à ma surprise, je fais entrer de plus en plus de bande dessinée dans mes expositions. C’est très intéressant de constater à quel point la bande dessinée est un art contemporain comme un autre. Et quelles transformations elle peut subir dans ce contexte.

Penses-tu que le devenir de la bande dessinée passe par une porosité croissante avec le monde de l’art contemporain ?

Non. Je pense que l’avenir de la bande dessinée, comme de tout le reste, et comme il en a toujours été, passe par une porosité croissante avec tout le reste. L’art contemporain y compris, ça ne peut pas faire de mal à priori, mais sans exclusive.

Tu as réalisé plusieurs expositions personnelles au Mexique et en Colombie. Comment ces projets ont-ils vu le jour ?

Presque toujours à l’initiative de structures et de personnes sur place, ambassades, salons, alliances françaises, etc. à l’occasion par exemple, comme ce fut le cas pour la Colombie, de l’Année de la France là-bas. Je suis, dans la mesure du possible, toujours preneur : c’est pour moi à peu près la seule occasion de faire de longs voyages. Avis aux amateurs !

Extrait de Mon Lapin quotidien No.12, novembre 2019

En février 2017 est paru le premier numéro de Mon Lapin Quotidien, dont tu es le fondateur avec Jean-Yves Duhoo, et dont tu continues à t’occuper. Qu’est-ce qui est à l’origine de ce projet ? Concrètement, comment organises-tu le travail rédactionnel ?

Tout part d’une proposition de Jean-Yves Duhoo. Nous avions fait, à L’Association, une série de neuf numéros de Mon Lapin, qui était la dernière mouture en date de Lapin, notre revue historique, et qui consistait à confier chaque numéro à un rédacteur en chef différent, avec entière liberté de publier ce que bon lui semblerait, dans un cadre précis cependant, tant en termes de format, pagination, fabrication, etc. C’est dans ce cadre précis que Jean-Yves nous a proposé un numéro, conçu à la manière d’un journal. Mais un numéro unique, donc, et dans le format imposé par la série. Nous avions, à ce moment-là quelques difficultés à recruter de nouveaux rédacteurs en chef pour continuer cette série de Mon Lapin, et par ailleurs j’avais personnellement des envies de presse (consécutives à la lecture de Mohicans, de Denis Robert, qui relate l’aventure de Charlie Hebdo – le vrai ! – et à la disparition du magazine Le Tigre).
Quand Jean-Yves Duhoo est arrivé avec cette idée de Mon Lapin Quotidien, l’évidence s’est imposée : il fallait en faire une formule plutôt qu’un one-shot et il fallait jouer le jeu du journal à fond en lui donnant toute sa mesure et son format adéquat.
Nous avons, pendant 12 numéros trimestriels, été les deux rédacteurs en chef du journal.
Jean-Yves est maintenant parti vers d’autres cieux. Il a été, non pas remplacé, mais disons que Quentin Faucompré a pris la suite avec moi. L’aventure se poursuit donc, d’une façon différente et à la fois semblable : c’est le même chaos. Nous ne sommes, ni Jean-Yves, ni Quentin, ni moi-même, des professionnels de la presse. Si nous n’y sommes pas totalement étrangers bien sûr, et nous continuons à apprendre notre métier sur le tas. Heureusement que nous sommes aidés en cela par Rocco, qui s’occupe de la maquette et qui constitue le troisième élément indispensable du dispositif, car il s’agit d’organiser, de donner une cohérence visuelle et éditoriale à 60 auteurs en moyenne, à chaque numéro.

Cette publication participe-t-elle d’un repositionnement, ou d’une ouverture, de la politique de L’Association ?

Oui, je pense que Mon Lapin Quotidien représente une ouverture certaine. Ne serait-ce que dans la mesure où il ne s’agit plus exclusivement de bande dessinée. En même temps, MLQ est aussi le reflet assez juste de ce qu’est L’Association : une structure qui porte au-delà de la bande dessinée, qui entretient des liens étroits avec la poésie, la littérature, l’art dit contemporain. En cela, il s’agit moins d’un repositionnement que d’une mise en lumière et une valorisation de l’aspect multiforme et mouvant de L’Association.

En dehors de Mon Lapin Quotidien, prends-tu une part active dans la direction éditoriale de la maison d’édition ?

Oui, mais comme dans toutes les aventures collectives, c’est très fluctuant, agité souvent de remous, fait de hauts et de bas, d’accélérations et de ralentissements. En ce moment, je suis dans le ralentissement.

Tu as publié relativement peu de livres. Tu n’as pas, contrairement à certains de tes camarades, cherché à forcer la porte des grands éditeurs. Si l’on ajoute à cela la diversité des directions que tu as empruntées, n’as-tu pas le sentiment d’avoir, en quelque sorte, mené une « anti-carrière » ?

Cette question me fait penser à deux images de Quentin Faucompré, justement, que nous avons publiées dans MLQ, bien avant qu’il en devienne le co-rédac-chef. Ces deux images sont toutes deux la photo d’un même puzzle. Même format, même nombre de pièces, tous les deux sont complets. La seule différence entre les deux : le premier puzzle fait apparaître le mot « GAGNÉ », le second le mot « PERDU ».

[1] 1993. Réservé aux adhérents de l’Association. Repris en 1997 dans la collection "Patte de mouche".

[2] Capron est le nom d’auteur de Jean-Louis Gauthey, fondateur des éditions Cornélius.