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la transmédialité au crible universitaire

Thierry Groensteen

[Juillet 2020]

Évelyne Deprêtre et German A. Duarte (dir.), Transmédialité, bande dessinée et adaptation, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, « Graphèmes », 2019, 312 pages.

Cet ouvrage paru en mars 2019 est le premier d’une nouvelle collection, « Graphème », dont l’ambition et le périmètre ne sont pas précisés, mais qui augure peut-être d’un investissement accru des Presses universitaires Blaise Pascal (Clermont-Ferrand) dans le champ de la bande dessinée : elles lui avaient déjà jusque-là consacré cinq ouvrages, dans trois collections différentes.


Il s’agit ici d’un rassemblement d’études écrites par dix-huit contributeurs différents, issus d’universités françaises (Paris-Sorbonne, Toulouse 3, Limoges, Bordeaux Montaigne…) et étrangères. Aucun des deux directeurs d’ouvrage n’est en poste à Clermont-Ferrand : Évelyne Deprêtre (dont la thèse portait sur Persepolis) enseigne à l’Université Téluq (Québec) et German A. Duarte à la Freie Universität Bozen. La problématique développée est celle de l’intermédialité. Les références théoriques revendiquées par la presque totalité des participants proviennent du monde académique anglo-saxon, les travaux de Henry Jenkins et de Linda Hutcheon étant les plus cités.

Une partie du livre s’attache au travail d’adaptation ou d’illustration réalisé par des auteurs de bandes dessinées à partir d’œuvres littéraires. Jean-Bernard Cheymol se penche sur le Ulysse de Jean Harambat (Actes Sud BD, 2015), qui revisite l’épisode final de l’Odyssée. Il montre comment « l’adaptation renforce le sens de certains détails du récit, les reconduit au visuel et au concret » (p. 73) et discerne une dimension métanarrative dans la notion de retour : retour d’Ulysse à Ithaque, et retour de l’adaptateur sur l’œuvre souche. « L’adaptation comme la lecture », écrit-il, « sont des formes de voyage et [il] ne faut pas chercher à effacer le cheminement, le processus, derrière son aboutissement ». Jean-Charles Andrieu de Levis examine les adaptations successives du Château de Kafka par Olivier Deprez, l’album paru en 2003 au Fremok (222 pages entièrement réalisées à la gravure sur bois) n’étant que le résultat final d’un processus entamé dès 1994 et qui connut plusieurs versions : les premières pages du roman ont été dessinées à quatre reprises.

Évelyne Deprêtre s’intéresse aux images créées par José Muñoz à partir de L’Etranger de Camus et, le choix est plus inattendu, Olivier Delers confronte plusieurs adaptations de Sade en bande dessinée, par Guido Crepax, Gilbert Garnon, Philippe Cavell et Francis Leroi, Griffo et Jean Dufaux, et par l’espagnol Raoúlo Céceres. La Justine de Crepax (1979) est saluée comme une réussite : c’est « une bande dessinée qui a tendance à donner à l’histoire de Justine une cohérence, un rythme, et un niveau de vraisemblance émotionnelle et sexuelle que l’original ne possède que par moments ».

Une autre partie de l’ouvrage s’intéresse aux rapports entre la bande dessinée et les médias audiovisuels. A l’exception de l’intéressante contribution de Bouthavy Suvilay sur Dragon Ball (passage du manga à l’anime puis élaboration d’un anime comic), il est un peu regrettable que les cinq autres articles portent exclusivement sur les séries de super-héros (sans que celles-ci soient explicitement annoncées comme constituant le sujet d’études).
Deux contributions se détachent toutefois par leur intérêt : celle de David Roche sur l’adaptation « plan par plan » de Sin City et de Watchmen au cinéma, respectivement par Robert Rodriguez et Frank Miller (2005) et par Zack Snyder (2009), et celle de Nicolas Labarre sur les comics Star Wars. David Roche souligne la richesse des « études d’adaptation » qui permettent « d’éclairer les deux termes avec un intérêt égal : deux œuvres, deux artistes ou équipes, deux contextes, deux médias » (p. 225). De son côté, Nicolas Labarre, faisant apparaître que les productions qu’il examine relèvent « d’une pratique transmédia plus que d’une logique d’adaptation » (par exemple, l’ensemble des comics de la série Darth Vader s’insère « dans une faille de la chronologie des films »), souligne que, au temps du trans-, cross- et mix média, l’ancien modèle des produits dérivés et de l’adaptation est « menacé d’obsolescence ».
Et tel est bien le discours qui domine, si l’on considère l’ensemble du volume. Il faut désormais, avec Bouthavy Suvilay, parler d’un « écosystème médiatique » dans lequel les sociétés opérant sous franchise peuvent « réaliser des œuvres s’insérant dans la diégèse existante ou élaborer des univers parallèles » (p. 287). Raphaël Faon montre du reste que la prolifération médiatique n’est en rien un phénomène nouveau : « Ainsi, Superman se propage de manière exemplaire sur presque tous les supports disponibles ; de la bande dessinée de 1938, en passant par les comic strips de la presse de 1939 à 1966, le personnage donne lieu à une série radiophonique de 1940 à 1951 ; sur les écrans, il existe à travers une série en dessin animé en 1941, un sérial en 1948, un film en 1951 et une première série télévisée de 1952 à 1958 » (p. 279).

A côté des contributions que j’ai pointées, qui font à elles seules l’intérêt de l’ouvrage, il faut déplorer que plusieurs autres paraissent bien creuses et souvent aussi fort jargonnantes. (A titre d’exemples, je relève, dans le texte d’Alain Agnessan, ceci, page 175 : « S’inscrivant de facto dans le sillage de l’alternarré décrit par Gerald Prince, l’hétéronarration s’avère être un périchronisme » ; et encore ceci, page 165 : « le récitatif n’est pas en décalage avec l’image, tous deux se complètent sensiblement par la suture de deux modalités narratives qui convoient le monde (f) actuel précédent dans le dispositif de la bande dessinée ».)
On regrettera aussi une curieuse maquette, qui emprunte aux principes de la presse et non à ceux de l’édition, et une iconographie bien pauvre, plusieurs études de cas se voyant privées de la moindre illustration qui permettrait au lecteur de se faire une idée sur pièce.

Thierry Groensteen