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dans le ciel de Killoffer

Alexandre Devaux

[Septembre 2020]

Alexandre Devaux : Nous avons eu il y a quelques années un échange à propos du dessinateur Gébé. Il me reste en mémoire que vous aviez une grande admiration pour son travail. Est-ce toujours le cas ?

Killoffer : Quand on aime un auteur on l’aime pour toujours. On le garde en soi. À moins que l’on se soit lourdement trompé, cela peut arriver, mais je suis intimement persuadé que l’amour esthétique fait intervenir les mêmes ressorts que l’amour avec un grand A. Quand on aime, on aime pour toujours. Gébé n’a pas un talent de faiseur. Il n’est pas un virtuose du dessin comme peuvent l’être Giraud, Blutch, Guibert ou McCay. Gébé n’est pas un dessinateur à la technique fabuleuse. Sa narration n’est pas acrobatique non plus. Il ne pratique pas le récit échevelé avec une recherche de trouvailles systématique. Le dessin et l’écriture de Gébé sont au service de l’idée. Gébé a eu des idées incroyables. Dans les œuvres de Gébé, je trouve qu’il y a une ambiance très particulière ; une qualité de silence qui rend chaque petit bruit captivant : une marche qui grince, des personnages qui chuchotent… On est aux aguets. Le silence atmosphérique de Gébé est superbe. Et sa poésie. Tout est poétique chez lui. Totale, non, KOLOSSALE POESIE. Tout est poétique et tout est politique. C’est extrêmement rare. Ce n’est pas de la poésie éthérée qui flotterait dans le ciel pur des idées. Elle est en prise avec le réel. C’est vraiment politique et vraiment poétique. Et c’est complètement indissociable. Et ça, c’est vraiment le top du top.

En convoquant le souvenir de Gébé, quel album, quelle planche ou quelles cases surgissent immédiatement à votre esprit. De quelles œuvres de lui êtes-vous le plus imprégné ? Quelles sont celles qui vous stimulent le plus ?

Le Service des cas fous. On parle beaucoup de L’An 01 en ce moment puisque, dit-on, « le-monde-ne-sera-jamais-plus-comme-avant », mais, bien que je la trouve admirable, ce n’est pas celle que je préfère. C’est peut-être même celle que j’aime le moins. Je préfère chez Gébé le politique qui n’est pas annoncé comme tel. Peut-être que je ressens que le poétique et le politique sont un peu dissociés dans L’An 01. Alors que Le Service des cas fous, L’Âge du fer, Une Plume pour Clovis… Et Berck ! Berck, j’en suis un admirateur absolu. Berck, c’est vraiment une trouvaille ! Là, on voit le liant entre le politique et le poétique, c’est la liberté. Berck, c’est l’incarnation de la liberté, de l’anarchie, de l’innocence.

Gébé, extrait de Tout Berck, La Découverte, 1992

L’avez-vous rencontré, Gébé ?

Oui. Et je crois que je lui dois mon premier grand orgasme professionnel.
Je sortais à peine de l’école et j’avais eu vent qu’on cherchait à Hara-Kiri ou Charlie, ou je ne sais plus lequel des journaux de la rue des Trois Portes, un dessinateur pour réaliser un truc technique ; quelque chose comme un trois mâts avec tous les détails. Je m’étais présenté pour ce travail et j’ai été reçu par Gébé. Il était là, au bureau de la rédaction, tout seul. Jean-Marie Gourio, est arrivé ensuite. Gébé a été très aimable avec moi. Il m’a offert un café et m’a parlé très gentiment. Sans en faire trop. Juste parfait. Humain. Plus tard, à une fête du Psikopat, Gébé s’est pointé avec les dessinateurs Placid et Pascal (le fils de Gébé). Gébé m’avait probablement oublié depuis notre première rencontre. Placid a refait les présentations en précisant que j’étais l’auteur de la dernière couverture du journal. Carali m’en avait un peu voulu de ce dessin car le numéro ne s’était pas très bien vendu mais Gébé, lui, se mit à me féliciter très chaleureusement. Et là, j’ai senti des fourmillements me venir dans les genoux. Pour un jeune dessinateur qui n’avait pas encore confiance en lui et se posait des questions sur sa légitimité, ça m’a fait un bien fou. J’étais adoubé par Gébé.
Il y a eu un autre épisode : j’étais lecteur de L’Idiot International à l’époque où toute une équipe de dessinateurs y sévissait. J’avais constaté que c’était Gébé qui s’occupait d’eux et j’avais spontanément envoyé au journal une quinzaine de dessins que j’avais fait pendant la semaine. Le jour de la parution je vais pour l’acheter et là, oh joie, tous mes dessins sont dans le journal ! Sauf que, chose étrange, il n’y avait que mes dessins. Sans le savoir, je les avais envoyés pile au moment où toute l’équipe des dessinateurs était partie pour aller faire La Grosse Bertha. Peu de temps après, ces mêmes dessinateurs ont décidé de relancer Charlie Hebdo. Cette fois je prends les devants en me disant je vais appeler avant d’envoyer mes dessins. J’appelle Gébé – directeur de publication et le directeur artistique de Charlie – qui me dit : « malheureusement, ça tombe mal, nous sommes en plein déménagement ». Il me donne l’adresse du journal en me proposant de déposer mes dessins au concierge qui les transmettra. Je me pointe au lieu dit et je me retrouve devant un type à l’air méfiant, qui me prend de haut, dans un appartement qui n’a rien d’un bureau ou d’une loge de concierge. Je me présente en lui disant ce que Gébé m’a suggéré de faire. Le type me prend donc mes dessins. Et puis j’attends, j’attends et j’attends encore : aucune nouvelle. Quatre jours plus tard je rappelle Gébé pour lui demander s’il a bien reçu mes dessins. Il me dit que non. Après vérification il me rappelle le lendemain en me déclarant que personne n’a reçu ni vu ces dessins. Je le crois sur parole parce que Gébé, ce n’est pas le genre de mec à te faire des plans. Après coup, j’ai pensé que j’étais tombé sur Philippe Val. Je ne connaissais alors pas sa tête. Peu de gens la connaissaient à vrai dire. C’est en la voyant quelques années plus tard dans les médias que ça m’est revenu. J’imagine Philippe Val capable d’une chose pareille. Il semble tellement méprisant. J’ai refait quelques tentatives à Charlie sans succès, et sans trop de cœur non plus, il faut dire. Le Charlie de Val, ça n’était pas le Charlie de Gébé.

Dans le contexte de L’Association, où plusieurs de ses albums ont été réédités, n’avez-vous pas eu l’occasion de le côtoyer ?

Non, à L’Asso, c’est Menu qui s’occupait de Gébé. D’ailleurs j’ai un regret de n’avoir pas été plus attentif à Gébé quand nous avons repris les rênes de la maison d’édition. Je crois que le dernier livre de Gébé à L’Asso, c’était Les Colonnes de Gébé ; ses dessins parus dans le Charlie des années 1990-2000. Ce n’est pas le Gébé que je préfère. J’aurais adoré rééditer Berck. Mais c’est super que nous ayons pu faire Une Plume pour Clovis, L’Âge du fer, Le Service des cas fous et même L’An 01 ! Nous avons malheureusement laissé filer Gébé, ainsi que Forest et Schlingo.

Berck

Forest et Schlingo sont-ils eux aussi des auteurs fondateurs pour vous ?

Pas comme Gébé. J’ai vraiment découvert Schlingo grâce aux livres de L’Association. Ce sont des albums magnifiques. Et je crois qu’avec l’âge il y a des choses que je comprends mieux, que je sais mieux apprécier. Maintenant, j’apprécie énormément Schlingo. C’est comme Chaland. J’ai toujours trouvé que c’était bien mais avec le temps je le trouve de mieux en mieux. Schlingo et Chaland, comme quelques autres, se bonifient avec le temps. Ou alors c’est mon regard sur leur travail qui se bonifie.

Votre œuvre ne se résume pas à la bande dessinée ; on peut le constater lors d’expositions que la galerie Anne Barrault et différents musées organisent. Depuis quelques années vous semblez vous-même vouloir sortir un peu du champ strict de la bande dessinée.

Je n’avais pas vraiment l’idée de faire des expositions avant qu’Anne Barrault ne me le propose. Mais comme je produis à peine un album tous les trois ans, j’ai vite compris que je ne pourrai pas vivre de la seule bande dessinée. Remarquez, il suffisait que je le conçoive pour que la tendance s’inverse. Je suis par exemple en train de signer un contrat chez Casterman, avec Raphaël Meltz au scénario, pour réaliser une biographie en bande dessinée. Tout ce que je déteste a priori. Une biographie d’Alexandre Marius Jacob : un anarchiste juif du début du XXe siècle. Un type très intelligent et très malin qui a eu une grande activité épistolaire, qui était cambrioleur, a passé vingt ans au bagne, et a fini sa vie avec une jeune femme de 23 ans. Une vie totalement romanesque. Et politique.
Tout cela pour dire que ce n’est pas tant que je ne voulais pas m’enfermer dans la bande dessinée, car elle peut être suffisamment vaste pour que l’on ne s’y enferme pas, mais pour en vivre c’est plus compliqué. Je n’étais pas forcément capable de me plier aux contraintes imposées pour convaincre un éditeur ou le goût d’un large public. Il fallait donc que j’explore d’autres voies pour survivre. Mais aujourd’hui c’est un peu en train de changer. Avec le temps, mon dessin a fini par faire partie du paysage de la bande dessinée. Je me suis fait un petit nom, comme on dit. Killoffer est devenu respectable même chez des gros éditeurs. Avoir un Killoffer dans son catalogue, ça n’est plus anodin. Un gros éditeur peut donc désormais me donner de l’argent pour faire une bande dessinée. Ça n’était pas du tout le cas il y a quelques années.
Quand on a créé L’Association, avec Lewis Trondheim nous avions un projet. Lui, il commençait à intéresser les éditeurs mais moi je leur étais totalement inconnu. Mon dessin ne leur disait rien. Ils n’y comprenaient rien. Je me suis donc dis que ça n’était pas pour moi. J’ai continué à faire ce que je voulais dans mon coin quand j’en avais envie. Et puis ça a fini par faire son trou. Je me rends compte aujourd’hui que, sans être « bankable », je suis respecté.

La biographie de Marius Jacob, est-ce vous qui l’avez proposée ?

Non. C’est l’idée de Raphaël. Le projet se structure selon trois niveaux de narration. L’un résulte des sources de Marius Jacob lui-même : ses écrits, ses lettres. Ensuite il y a les sources externes : journalistiques, policières, pénitentiaires… Et le troisième niveau c’est le scénariste, Raphaël, qui questionne la pensée et les actes de cet individu pour les mettre en regard de notre présent. Il y a donc deux types de sources et un discours. Et à chacun de ces niveaux correspondrait un style graphique. Donc, trois styles graphiques. J’aime beaucoup procéder ainsi, en mêlant plusieurs styles.

Avoir plusieurs styles, comme avoir plusieurs activités, c’est souvent considéré comme suspect. L’on voudrait ne nous voir que d’une façon. Et une fois que cela marche, que le public vous a validé, répéter la même chose...

C’est vrai. Et j’ajouterais même que nous sommes presque partout et toujours, dès notre plus jeune âge, contraints à choisir un camp, une orientation, une spécialité. Il y a dans l’esprit humain une fonction restrictive qui incite à vouloir tout enfermer dans une case. Je ne vois pas pourquoi l’on devrait se restreindre sinon pour des raisons économiques et de reconnaissance. L’idée est de devenir rapidement identifiable. Tu rentres dans une case et lorsqu’on a besoin de cette case, on t’appelle. Il y a une frilosité d’imagination du public et des éditeurs. Le monde doit se réduire à un maximum de simplicité. Au fond, je ne vois aucune raison valable de se limiter à un style, une manière. Un dessinateur comme Chaland était arrivé à nourrir son style d’inspirations diverses, toutes reconnaissables ; des espaces à la Moebius, les veines Hergé, Franquin, et pourtant au final, c’est du Chaland.

Il faut oser se mesurer à ceux qui nous inspirent. Topor racontait qu’un jeune dessinateur veut toujours peu ou prou ressembler aux artistes qu’il admire, alors il imite Léonard de Vinci ou d’autres, et finalement, la différence entre Vinci et lui, c’est lui.

Oui. C’est cela. Il y a à la base de toute création un mélange de doute et de confiance en soi. Il faut des deux. Mais la proportion peut énormément varier en fonction de l’humeur, des circonstances. Il faut se débrouiller avec ça.

Topor, extrait de La Vérité sur Max Lampin, Pauvert, 1968,
repris dans Strips panique, Wombat, 2014

Aviez-vous des artistes dans votre famille ?

Mon père n’était pas artiste de profession mais il dessinait assez bien. Et il aimait bien bricoler. Il faisait des objets, des petites sculptures. J’ai également un cousin qui est un bon musicien. Ma famille est de l’Est de la France ; travailleurs dans les mines et les usines sidérurgiques. Il y avait des velléités artistiques dans la famille mais dans leur milieu tu arrêtais l’école à 16 ans pour aller travailler. Il était hors de question de faire quoi que ce soit d’autre. Il n’y avait tout simplement pas les moyens économiques pour payer les études. Mon père n’étant pas un rebelle, ça n’a pas été un crève-cœur pour lui de ne pas être artiste. Certaines conditions structurelles sont nécessaires pour oser entreprendre une profession artistique. Je ne sais pas s’il m’a transmis l’envie de dessiner. Je crois que tous les êtres humains dessinent au départ. Et après il y en a qui arrêtent. Plutôt que de demander aux dessinateurs quand ils ont commencé à dessiner, il faudrait poser la question à ceux qui ont cessé de le faire.

Tous les gens qui dessinent ne choisissent pas d’en vivre. A quel moment avez-vous pris la décision de vous engager professionnellement dans cette voie ?

Je n’ai pas vraiment le sentiment de l’avoir décidé. Comme la plupart des enfants, je voulais être pompier, puis vétérinaire, puis, plus tard, paléontologue. Mais il aurait probablement été absurde que j’entreprenne des études de paléontologie alors que je passais mon temps à dessiner. Un jour, en permanence, il y a un pion qui a remarqué mes dessins. Les trouvant bien, il m’a proposé de les montrer à l’un de ses copains qui faisait un fanzine. Je n’ai plus eu de nouvelles du type au fanzine durant plusieurs jours. J’ai alors convaincu mon père de m’amener en voiture pour le rencontrer. Je me suis retrouvé devant un grand gaillard à cheveux longs, une barbichette à la Belzébuth et des lunettes bizarres. Il était physiquement fascinant. Et c’est ce type qui m’a donné une brochure de l’Onisep (l’Office National d’Information Enseignements et Professions) avec des renseignements sur les métiers d’art. Suite à cela j’ai demandé à mes parents de pouvoir passer le concours de l’école Duperré à Paris. Étant donné qu’une de mes tantes vivait à en région parisienne, ils s’étaient dit que ce serait l’occasion de passer la voir. Il se peut que mes parents aient eu à cœur de me voir faire quelque chose qu’ils n’avaient pu eux-mêmes se permettre de réaliser. J’ai eu le concours et mes parents m’ont alors soutenu pour subvenir aux besoins qu’engendrent de telles études. Duperré est une école publique, donc ça n’était pas trop la question de l’inscription mais il fallait payer un loyer, la bouffe, etc. Et l’école ça ne sert pas tant à savoir dessiner, car cela on pourrait éventuellement l’apprendre seul à force de travail, mais c’est de se constituer des amitiés et des réseaux, de confronter des idées. Pour ces raisons, faire une école peut être important et stimulant. Pour moi, ça l’a été.

Quelles ont alors été vos rencontres déterminantes ?

Jean-Yves Duhoo. Je l’ai rencontré à l’école en 1981. Et encore l’année dernière nous travaillions ensemble à faire le journal Mon Lapin quotidien, sur une de ses idées. C’est Jean-Yves qui m’a présenté Menu puis toute la bande de L’Association. Parmi les élèves qui m’ont bien stimulé il y aussi eu Frédéric Rébéna. Et parmi les profs, Got et Pichard. La première année, avec Got, je n’ai absolument rien produit de plus que les exercices qu’il nous demandait de faire. J’étais très attentif et lui était très cassant. Sur le coup, ses remarques m’avaient un peu traumatisé. Il était très sarcastique. Le jour où j’ai voulu raconter un peu ce qu’était ma culture personnelle du dessin, les Marvel et autres comics de super-héros, je crois qu’il m’avait un peu catalogué. Sur le coup ça a été raide mais tout ce qu’il nous a raconté a fait son chemin et m’a beaucoup servi par la suite. Son enseignement a porté ses fruits dès l’année suivante, dans la classe de Pichard. L’idée forte était notamment qu’un art qui ne se nourrit que de lui-même s’appauvrit assez vite. Nous destinant à faire de la bande dessinée, il nous encourageait à voir autre chose : de la peinture, de la danse, de la musique… qu’il fallait aller prendre de l’air ailleurs. Surtout éviter de ne rester cantonnés qu’à la bande dessinée. Et que tout cela pouvait être réinvesti dans la bande dessinée.

Parmi ces nouvelles découvertes, quel peintre, par exemple, a pu capter significativement votre regard ?

Fernand Léger. Je pense qu’on peut le constater dans mon premier album, Billet SVP [1]. Par la suite, en développant une activité plastique parallèle avec Anne Barrault, j’ai pu me libérer un peu des effets de démonstration esthétique en bande dessinée pour privilégier le récit. Il y a aussi un jeu esthétique possible en illustration qui me permet de me calmer en bande dessinée. J’essaie désormais d’y éviter la surcharge d’intentions plastiques. Le récit gagne ainsi en clarté. J’essaie toujours de faire des beaux dessins mais plus au détriment de la lisibilité. L’une des conséquences intéressantes dans ce processus d’allègement est que des images surgissent qui n’étaient pas prévues. Le récit impose des images que je n’aurais pas forcément eu la nécessité de faire en dehors de la logique du récit. Il est probable que ce soit l’une des spécificités de ce médium ; il t’oblige à faire apparaître des images que tu n’aurais pas eu l’idée de faire de but en blanc. C’est certainement bateau de dire cela mais cet art séquentiel qu’est la bande dessinée nécessite une écriture spécifique des images.

Dessin réalisé pour la galerie Anne Barrault :
Epaule, 2016 ; 32 x 24 cm

Pour en revenir à Fernand Léger, quels sont vos critères d’appréciation de son œuvre ?

Le rythme, la puissance, la joie, la modernité. Je le trouve très moderne, Léger. Beaucoup plus moderne que Picasso. Léger s’est débarrassé d’énormément de scories de la culture picturale. Ses œuvres tiennent encore bien la route aujourd’hui. Il anticipe le Pop Art mais aussi, et je crois que c’est ce qui me touche particulièrement, il représente les ouvriers, les gens du peuple. Avec un respect immense et de la joie. Il ne verse pas dans le misérabilisme comme d’autres ont pu le faire. J’apprécie énormément aussi sa solidité. Ses œuvres sont solides sans être lourdes. Gainsbourg n’appréciait pas l’art de Fernand Léger. Il le trouvait lourd. Trouver lourd Fernand Léger, c’est un contre-sens. Ce n’est pas par hasard que ce peintre s’appelle Léger. Je considère que Gainsbourg s’est trompé. Il a confondu lourdeur et solidité. Il a bien fait d’arrêter la peinture.

C’est une coïncidence. J’ai eu l’occasion de discuter peinture à plusieurs reprises avec Gébé lorsque j’étais étudiant en histoire de l’art, notamment à l’occasion d’un exposé que j’avais à préparer sur Fernand Léger. Je me souviens qu’il l’appréciait énormément. On trouve d’ailleurs des accointances visuelles entre leurs œuvres. La plus visible est probablement dans L’Âge du fer. On voit là, comme ailleurs, son plaisir à représenter la pièce industrielle, la perfection d’un mécanisme, même si cela s’accompagne d’un propos critique sur le travail. Dans une interview tardive, Gébé reviendra un peu sur son opinion quant au travail à l’usine en découvrant lors d’un reportage que l’usine, dans différentes régions, était un moteur de joie, de passion et de vie. Il faisait le constat qu’une région privée des ses usines pouvait devenir d’une austérité morbide.

Oui. Je l’ai vécu, ça. Mon père aimait son travail. Son dernier boulot, c’était réparateur de camion. Il adorait ça. Il était heureux. Aujourd’hui, quand on parle du milieu ouvrier, c’est que du malheur, de la souffrance… ça n’est pas la réalité. Il y a une jouissance potentielle à mettre ses mains dans le cambouis et à serrer des boulons. Cela existe mais c’est comme si ce n’était plus concevable. Les diktats économiques qui émanent d’une espèce d’aristocratie sociale ont salement contribué à défaire la reconnaissance d’un bonheur ouvrier. Le travail, ça pue. C’est pour les pauvres. Il faut reconnaître que ça transpire davantage dans les classes sociales ouvrières. Les travailleurs des classes sociales élevées transpirent probablement moins, donc la sueur, pour ceux qui promptent les messages médiatiques, ça pue. Et quand tu es artiste, il faut même avoir tendance à masquer le travail, l’effort. La classe dominante a besoin de légitimer sa domination. Elle fait donc passer pour objectives ses valeurs pour asseoir son pouvoir. Et tous les réseaux qui participent de cette domination vont aller dans le même sens. Ayant dit cela, je ne veux pas dire que le monde ouvrier serait meilleur que le monde bourgeois. Pour en être sorti, je peux témoigner qu’il n’est pas forcément merveilleux, mais pourquoi le peindre plus noir qu’il n’est ? La connerie du monde ouvrier est aussi conne que celle du monde bourgeois mais cela n’empêche pas d’en respecter les valeurs positives. Cela fait longtemps que ça fonctionne de cette façon mais on n’est pas obligé de se complaire là-dedans. On se souvient qu’il y a eu des périodes où la classe prolétaire pouvait devenir une avant-garde mais à chaque fois, assez rapidement, on fait un demi-tour. Et on voit où on en est aujourd’hui, après le déchaînement tous azimuts d’un capitalisme forcené. Il ne faut pas être dupe, en art comme ailleurs, et continuer de faire marcher son sens critique.

Faites-vous encore des découvertes stimulantes d’auteurs/artistes contemporains ? Cela peut-il inspirer vos créations ?

Evidemment. En faisant Mon Lapin quotidien, d’abord avec Jean-Yves Duhoo pendant douze numéros et aujourd’hui avec Quentin Faucompré, je découvre énormément de jeunes auteurs formidables. Ici mais aussi ailleurs, il m’arrive de pouvoir être fortement inspiré par l’un d’eux. Je pense à Marchalot, par exemple. Il y a quelques années, la découverte de ses œuvres m’a incité à tenter de faire du Marchalot. L’arrivée de Rupert et Mulot a aussi été très impressionnante pour moi. Que l’artiste soit jeune, contemporain, ou qu’il soit mort depuis 10 000 ans, l’art qui en sort peut être marquant. Cela t’inspire ou te stimule de la même façon. Probablement que lorsqu’on est jeune, on est plus influençable. Plus influençable car plus ouvert. Avec l’âge, tu as peut-être plus de discernement, donc tu es moins influençable mais tu es probablement aussi moins ouvert. Mieux vaut se méfier des certitudes, à tout âge.

Une chose que j’adore, c’est discuter dessin avec un collègue. Plus le dessinateur est bon, plus c’est stimulant. Je me souviens par exemple d’une formidable discussion avec Giraud. Il comprenait tout, il rebondissait, il relançait. Tu ne peux avoir ce genre de discussion qu’avec un dessinateur. Il existe peu de textes de dessinateurs sur le dessin, sur le travail du dessinateur. Topor en a écrit un qui est superbe, dans le genre : Une Vie à la gomme. C’est un texte sur le dessin accompagné de dessins. C’est rare. À ma connaissance c’est le seul texte qui évoque un dessin en train de se faire. Je peux donc être inspiré et capter quelque chose du travail d’un artiste que je réinvestirai dans un dessin, en revanche je pratique peu l’hommage ou la référence à. Ou alors je ne m’en rends pas compte. Par exemple, Libération offrait à une époque deux pages à un auteur de bande dessinée – cela s’appelait « carte blanche » – je ne me souviens pas si j’en avais tout à fait conscience au moment de la réalisation mais il se trouve que j’ai fait deux planches totalement inspirées des Aventures de Max Lampin de Topor. Sauf qu’au lieu de me défouler sur un individu lambda comme l’a fait Topor, je me suis défoulé sur moi-même. Il y a donc là une influence directe de Topor mais revue et corrigée par Killoffer.
J’ai fait une trentaines de pages pour le magasine Le Tigre, dirigé par Lætitia Bianchi et Raphaël Meltz, sous pseudonyme (c’était la règle, pour cette formule du journal), qui étaient clairement annoncées en tant qu’hommage au Garage hermétique de Jerry Cornélius, de Moebius. On en a fait un cadeau pour nos adhérents, quelques années plus tard, à L’Association, sous le titre L’Enquête, la grande harmonie des jours calmes.

Deux planches de Killoffer parues dans Le Tigre


En mettant de côté l’impact esthétique, est-ce qu’il existe des œuvres ou des détails d’œuvres qui ont exercé sur vous l’action d’une révélation ? Vous permettant, par exemple, de prendre conscience de quelque chose sur vous-même ?

Votre question me le fait réaliser : j’ai l’impression de ne pas me projeter dans les œuvres. C’est un tort. Je m’implique totalement dans ce que je produis mais pas dans l’œuvre d’un autre. Je devrais certainement mettre davantage de porosité dans cet échange avec les œuvres d’autres auteurs. Je vais creuser la question. Merci beaucoup. Vous semblez vouloir me faire comprendre que certaines œuvres pourraient faire partie de notre biographie ?

Oui…

C’est incroyable. J’ai l’impression que je ne fonctionne pas comme cela. J’essaie de comprendre ce que veut dire l’artiste mais pas ce que son art pourrait dire de moi. Mais là, je suis en train de le réaliser un truc. Ce que vous voulez me dire, c’est que lorsqu’on croit comprendre quelque chose d’une œuvre, c’est que l’on portait en soi de façon latente la signification de cette œuvre ? L’œuvre fait donc émerger la chose jusqu’à notre conscience.

Il y a, je pense, quelque chose de cet ordre qui peut agir entre l’œuvre et la perception du spectateur dans laquelle elle se reflète. Les œuvres d’art révèlent des tas de choses. Parfois ces choses sont déjà en nous, latentes. Et ça surgit. Ce peut être des émotions mais également des révélations psychologiques ou intellectuelles. Par exemple, ayant comme tout le monde lu les aventures de Tintin enfant, il m’est apparu bien plus tard que des fragments de cette œuvre, certaines cases précises, avaient fortement marqué mon imaginaire pour la simple et bonne raison que ces images étaient le miroir, presque la photographie, disons le contenu manifesté d’une problématique intime de mon enfance. Soudain « tout s’allume », comme aurait dit Gébé.

En effet. Ce que l’on appelle révélation, ou hapax, c’est ce qui vient au niveau de la conscience. Il est probable que vous aviez déjà cette signification en vous, mais quelque chose en brouillait la reconnaissance. Par exemple, ce dont nous avons peur, en général, nous ne pouvons le comprendre.
À défaut de savoir me projeter dans les œuvres d’autres artistes, il y a une relation aux autres dont je me félicite : lorsque je vois une exposition ou un travail qui m’enthousiasme, ça ne me fait jamais déprimer. Le talent ou le génie d’un artiste ne me plombe jamais ; il me galvanise au contraire. Il me donne envie de dessiner. Je me suis rendu l’an dernier à l’exposition du Caravage au musée Jacquemart-André. À l’amie qui m’accompagnait, j’énonçais mes opinions quant au fait que les artistes sont trop souvent nimbés d’une aura magique ou de mystère. L’art appartiendrait à une sphère mythologique. Ce n’est pas pour le descendre de son piédestal mais j’aime beaucoup avoir la sensation que quand je regarde l’œuvre d’un artiste, j’ai affaire à un être humain au travail. Les œuvres d’art sont pour moi très concrètes. Il n’y a pas de mystère. Quand je vois une peinture ou un dessin, je vois la main derrière. Si je ressens du respect pour telle ou telle œuvre, je ne comprends pas la soumission fascinée, ou plutôt hébétée, de certains spectateurs. En tout cas, je ne ressens pas les choses comme cela. Je confiais ce genre de propos à mon amie quand soudain, je tombe en arrêt devant un tableau de Caravage. Et là, il s’est passé une chose étrange ; j’avais l’impression que l’image flottait dans l’espace. J’étais dans un état d’étourdissement ou d’incompréhension. Le Joueur de luth – c’était le tableau phare de l’exposition – venait d’être restauré. Était-ce dû à cette restauration ? Je l’ignore. J’observais le visage du personnage et je voyais sa bouche flotter dans l’espace. Là, en effet, j’ai ressenti cet effet de mystère. Je ne comprenais pas comment ça pouvait être fait. Et puis je n’y pensai plus. J’étais ailleurs. Il est très probable que ce qui fait la qualité d’une œuvre soit au-delà de ce que tu vois. L’accomplissement d’une œuvre dépasse son cadre physique. Et pourtant elle ne peut atteindre cette force de résonance qu’à partir de la forme qu’elle prend. Finalement c’est très mystérieux.

Ne pensez-vous pas que si une œuvre ou un album peut être réussi dans son ensemble, il se peut que nous ne l’ayons véritablement apprécié que pour un détail, une seule case, par exemple ?

Si un artiste a fait une seule chose qui nous semble géniale, alors cela suffit à dire qu’on l’aime. Si par exemple il aurait fait un truc génial et que de la merde ensuite, on l’aimerait quand même. Je crois que c’est possible. Le truc génial rachèterait tout le reste. Cette pensée découle probablement de la part chrétienne de ma culture. Il se pourrait tout à fait qu’au lieu d’un album ou d’une planche, un seul dessin ait pu suffire. Mais on a tendance à ne pas faire la différence. On referme le bouquin en se disant qu’on l’a aimé sans forcément analyser précisément ce qui a agi sur nous. Des artistes qui n’auraient fait que des œuvres géniales, il n’y en a pas beaucoup. Je trouve que Gébé se défend très bien. Il est d’une qualité assez constante. David Bowie a lui aussi été très bon sur la durée. Jimi Hendrix aussi, mais la durée était plus courte. Léger, Picasso, Chaland, même si ce dernier est lui aussi mort très jeune.

Le monde en 2053 selon Killoffer. Illustration pour Libération, novembre 2013

Écoutez-vous de la musique en dessinant ?

Cela dépend à quelle étape du travail j’en suis. Dans un moment d’exécution, je peux mettre de la musique. Je le fais moins qu’avant car j’éprouve davantage le besoin d’écouter la musique et cela exige une certaine attention. Si c’est de la bonne musique, je me sens happé et j’ai alors du mal à faire autre chose que de l’écouter. Quand j’ai moins besoin de me concentrer sur mon travail, j’aime bien écouter une conférence. Aujourd’hui, avec internet, c’est formidable tout ce à quoi on peut avoir accès. Il y a des conférences de personnes passionnantes dans de nombreuses disciplines. Je n’écoute presque plus la radio ; il y a encore quelques émissions à sauver mais le plus souvent tu as un abruti de présentateur qui te détruit le meilleur invité du monde avec des questions idiotes, qui ne le laisse pratiquement pas s’exprimer. Comme à la télévision, l’indigence s’est répandue à la radio.

Quel est ou quels sont les romanciers qui vont ont le plus marqué ?

Balzac. J’ai trouvé il y a quelque temps une belle édition de La Comédie humaine. C’est fascinant. Et mon auteur favori, c’est Maupassant. La simplicité, l’humanité de Maupassant. En lisant Une Vie, à vingt-cinq ans, j’ai saisi ce qu’est la condition féminine. Le cauchemar de la condition féminine. En lisant Maupassant j’ai pris conscience de la nécessité du féminisme. Il y a aussi Le Roman ; un court essai de Maupassant sur le roman, qui fait la préface de son roman Pierre et Jean. Quand je lis Maupassant, j’ai l’impression d’entendre sa voix. C’est un écrivain discret, sans affectation, et il a un rythme, un sens de l’harmonie. Tu es porté par la phrase. Maupassant s’intéresse à toute la société. On ne sent pas de mépris ni pour les riches, ni pour les pauvres. C’est un humaniste. Tout ce que j’ai lu de Maupassant m’a passionné. Un autre texte qui m’a bouleversé, c’est L’Odyssée. Je suis assez d’accord avec Rimbaud qui disait que tous les grands écrivains essaient de refaire L’Odyssée. C’est un modèle. Et là tu n’entends pas une voix qui te parle mais un chœur, tout un peuple. Difficile d’expliquer pourquoi c’est si beau, L’Odyssée. Parmi les écrivains actuels, j’ai un gros faible pour Eric Chevillard. Il participe à Mon Lapin quotidien. Un jour, alors que je travaillais pour Libération, à une époque où il y avait encore un cahier livres, ô miracle, j’ai eu le temps de lire le livre à propos duquel je devais illustrer le compte-rendu critique. Les Absences du Capitaine Cook, de Chevillard. Je n’avais jamais lu un tel texte. Alors là, on a affaire à un écrivain qui a du style et qui atteint l’élégance. En le lisant, on a l’impression de passer un bon moment avec un ami ; de prendre l’apéro avec quelqu’un d’intelligent et drôle. Physiquement, je ne l’ai rencontré qu’une fois. Nous échangeons quelques messages par mail. Je le connais surtout par ses écrits. C’est d’ailleurs une chose étrange lorsqu’on écrit à un écrivain. Comment un écrivain aborde-t-il l’écriture de la vie de tous les jours ; celle qu’il ne destine pas directement à son œuvre ? Comment aborderai-je le dessin si, au lieu d’envoyer des mails écrits, nous échangions des correspondances dessinées ?
L’écriture a pour moi un statut d’exception dans tout ce que l’homme crée. La danse, ça existe dans la nature. Les formes, les couleurs, les chants, les sons… tout le matériel des artistes existe déjà dans la nature. Pas l’écriture. En tout cas, beaucoup moins directement. Le niveau d’abstraction que nécessite l’écriture me fascine pour cela. La littérature ne nécessite aucune habileté physique ; elle n’est que mentale. C’est une création totalement humaine. L’homme est parvenu à créer une matière qui ne soit pas déjà présente dans la nature. La dessinatrice et autrice Florence Dupré la Tour, dont j’apprécie le travail et avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger quelques fois, m’a fait parvenir un jour un livre de Maurice Pons. Je l’en remercie car c’est un excellent livre : Les Saisons. Je le recommande à tous. J’ai trouvé par la suite un autre livre de Pons que j’ai beaucoup aimé aussi : Le Passager de la nuit. Ce sont des livres tout à fait différents. Si ce n’était le même auteur, on pourrait croire que ces deux livres n’ont rien à voir entre eux.

Quelle exposition aimeriez-vous faire dans un futur proche ?

J’ai réalisé tout un tas de dessins pour la presse dont je ne sais pas quoi faire une fois qu’ils ont été publiés. J’en ai conservé un certain nombre. Il y en a parmi eux que j’aime bien. Pour ma prochaine exposition à la galerie Anne Barrault, j’aimerais jouer avec cette problématique du tas. Le mettre en espace. Le tas relève du champ de l’accumulation, déjà existant depuis quarante ans ou plus dans l’histoire de l’art contemporain. Je ferai donc un tas de dessins. Je me demande ce que cela peut produire comme impression.

Si un pouvoir extraordinaire vous était confié de joindre deux œuvres d’art à l’une des vôtres, pourriez-vous me dire, à brûle-pourpoint et sans vous soucier d’une quelconque manifestation de votre vanité, lesquelles choisiriez-vous ?

Je suis absolument ému par les peintures rupestres. Je prendrai donc un morceau de la Grotte Chauvet, la scène des lions, avec tous ces dessins de têtes accumulés en superpositions, et La Passion selon Saint Matthieu, de Bach. Ce morceau de musique est pour moi, aujourd’hui, le chef-d’œuvre ultime. Cela me consterne de n’avoir découvert cet oratorio qu’à cinquante ans révolus. Quel retard !

[1] L’Association, 1995.