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faune, fleur du mal

Alberto Pellegrini

[Juin 2020]

Dans une lettre envoyée à Dominique Hérody (datée du 03.01.93), Aristophane répond à une question écrite au dos d’une carte postale, qu’on peut imaginer ainsi formulée : dans le Conte démoniaque, prends-tu le parti des anges ou des démons ? Voici la réponse : « Pour ma part je ne suis ni pour les anges, ni pour les démons ; je me rengorge jusqu’à m’étouffer d’être un incroyant, la moralité a cessé de m’étrangler ».

Ces choses n’eurent jamais lieu,
mais elles sont toujours

(Salluste)

Faune ou l’histoire d’un immoral, album publié en 1995 par Amok et récemment réédité par FRMK, participe du même esprit. Le récit surprend par sa violence et sa concision, il a la vigueur d’un coup bien asséné, fulgurant, notamment si on la compare à l’œuvre d’Aristophane qui représente l’autre part de ce qu’on pourrait interpréter comme un diptyque autour du mal : le Conte démoniaque, une longue histoire d’environ trois cent pages, publié par l’Association en 1996. Ce voyage esthétique qu’Aristophane entreprit vers les ténèbres de l’esprit humain, une fois terminée la transe créatrice, lui fit peur. En fait, quand son dernier album, Les Sœurs Zabime, est publié par Ego comme X en 1996, il se réjouit du hiatus qu’il marque vis-à-vis de ses deux histoires précédentes. Quelques mois plus tard, il annonce, enthousiaste, avoir brûlé toutes les planches du Conte démoniaque et de Faune, dont il ne lui reste que « la mauvaise conscience des exemplaires vendus et sur le marché » (dans une lettre du 27 décembre 1996).

La naissance de l’album

Aristophane traverse les années 90 en collaborant avec la plupart des éditeurs indépendants. Son entière expérience artistique témoigne du caractère bouillonnant de l’édition française de l’époque. La vie éditoriale de Faune ou l’histoire d’un immoral en est l’exemple parfait : ce récit croise le parcours de trois éditeurs. L’auteur publie d’abord quelques épisodes ayant un faune comme protagoniste dans la revue de l’Association, Lapin, entre 1992 et 1994 (numéros 2, 4 et 5). Par la suite, dans l’éditorial du premier numéro de HEart Attack (octobre 1994), on apprend qu’une histoire existe et qu’elle est destinée à paraître chez Le Lézard, la maison d’édition animée par Joël Bernardis qui avait publié ses premières histoires courtes et son premier livre, Logorrhée (1993). Finalement ce projet ne voit pas la lumière, et en janvier 1995 l’album est annoncé par Amok dans l’introduction au quatrième numéro de sa revue, Le Cheval sans tête : « Faune de Aristophane est le deuxième volume de cette collection. Ce livre, paru pour partie dans la revue LAPIN, permet de confirmer l’intérêt que nous portons à cet auteur et à son univers sensible. Conçu comme un conte bucolique, ce récit mythologique plein d’équivoque mêle, dans une narration brillante, cruauté et poésie. »

Page de titre

Cet intérêt remonte en fait à janvier 1994, quand une partie des planches qu’Aristophane a dessinées pour le Conte démoniaque est présentée au Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image d’Angoulême, à l’occasion de l’exposition « Anges & Démons ». Yvan Alagbé, jeune éditeur, est sidéré : il tient absolument à ce qu’Amok publie cet auteur. Aristophane entame sa collaboration avec un récit paru dans les pages de Le Cheval sans tête. Il s’agit de l’histoire inachevée d’un vieux chanteur de blues (Le vieux Samson Crow), dans le Sud des Etats-Unis, où on retrouve certaines thématiques typiques de l’auteur : conflits entre humains, nature, rapport à la tradition, intransigeance des personnages. L’histoire apparaît en trois épisodes entre octobre 1994 et mai 1995. Parallèlement, Aristophane reprend et boucle le projet qu’il avait conçu en envisageant la publication chez Le Lézard, composant ainsi un récit de quarante-huit pages, divisé en onze chapitres. Faune ou l’histoire d’un immoral est publié en janvier 1995.

Amok, l’éditeur

Amok, le nom de l’éditeur, est un terme tiré d’études anthropologiques. En langue malaise, il désigne un épisode de rage meurtrière individuelle. Les ethnologues, ayant observé ce comportement dans plusieurs cultures différentes, en ont fait un type. Stefan Zweig le reprend en 1922 pour le titre d’une nouvelle, rapprochant cette force homicide de l’histoire d’un amour monomaniaque. Ce terme synthétise donc l’idée d’une passion obsessionnelle, et destructive, perturbante, rageuse. En effet, se tournant vers son passé dans le premier numéro de L’Eprouvette (L’Association, février 2006), Yvan Alagbé écrivait : « Peut-être que nous pensions, bêtement, naïvement, sauvagement, que la bande dessinée est au cœur de tous les possibles de littératures ? […] Affirmer en quelque sorte une certaine appartenance, participer, appartenir mais toujours excéder […] Nous nous sommes résolus à être anormaux. » (Question de temps, p. 235-249)

Yvan Alagbé et Olivier Marboeuf songeaient à représenter une présence anormale sur le marché ; la noirceur qui en caractérise l’esthétique participe parfaitement au mythe qui en fait une présence perturbante : les ouvrages qu’ils publiaient auraient dû devenir le miroir sombre de l’âme et de la société.
Faune ou l’histoire d’un immoral trouve sa place dans une collection qui s’appelle "Feu !" : un titre qui évoque l’importance de la révolte et de l’insatisfaction dans la ligne éditoriale. L’album semble être le produit parfait de la rencontre de la sensibilité singulière d’Aristophane avec l’esprit de renouvellement éditorial de son époque, il devient une sorte de symbole d’une bande dessinée qui se prend au sérieux et ne recule devant rien : violente, meurtrière, solitaire, dérangeante, sauvage, honnête.

Couverture de l’édition originale, Amok, 1995
Couverture de la réédition, FRMK, 2016

Une histoire par tableaux

La première case du récit est la couverture : on y voit Faune assoupi. Ensuite, le soleil se lève et avec lui le rideau sur la scène. Il s’agit d’une tournure typiquement aristophanienne : Les Sœurs Zabime s’ouvre aussi avec le réveil des trois sœurs, et le Conte démoniaque avec l’entrée des Enfers. Aristophane cherche en somme à présenter ses histoires en entier, sans coupures, et à composer ainsi des thèmes qui aient une tête et une queue très définies.

D’après ce qu’on lit dans la partition, L’Après-midi d’un Faune, de Claude Debussy, s’ouvre sur un thème qui doit être joué « assez lent, doux et expressif ». La mélodie y est légèrement orientalisante, le faune y rencontre des nymphes, il joue de sa flûte dans un cadre parfaitement bucolique. Aristophane connaît ce topos : il était un auteur à l’esprit classique, il avait compris que les révolutions culturelles, pour être efficaces, doivent s’ancrer dans l’histoire. Décaler, modifier, trahir ; mais rien détruire. Dans son récit, donc, tous les éléments qui constituent le modèle du conte bucolique traditionnel qu’on apprécie encore chez Debussy sont présents, mais ternis : le bonheur a disparu. Faune se réveille après une java, mais il n’a personne à ses côtés. Il ne tient pas debout, ses sens sont émoussés ; il rencontre un corbeau et, croyant être calomnié, lui promet vengeance. Le monde de Faune est, dès le début, un univers où toutes les rencontres sont occasion de violence.

Que raconte ensuite Faune ou l’histoire d’un immoral ? Le moteur narratif est actionné par deux crimes commis par le héros : d’abord le viol d’une jeune fille (II), puis le meurtre d’un enfant (VI). Il s’attaque aux êtres symboliquement les plus faibles de la société, et le fait « pour le plaisir de nuire », comme s’il s’agissait pour lui d’un jeu : sa violence n’a aucune noblesse. Les hommes, dans le premier cas, vont clore le dossier en considérant comme folle l’amie qui s’est sauvée ; dans le deuxième, ils inculpent le chien qui accompagnait l’enfant, ce qui était l’objectif de Faune. Comme les hommes ne sont plus capables de reconnaître les dieux, ce sera le désir de vengeance du chien Titus qui amènera les chasseurs à Faune et provoquera sa castration puis sa mort (XI).

Le récit procède assez rapidement, aucune séquence ne compte plus de sept pages. En parallèle de l’axe principal sont présentés quelques épisodes de vie des bois qui détournent les situations des fables classiques. Ils sont en fait caractérisés par la violence de Faune et par sa volonté de destruction et de puissance : on y aperçoit constamment une sensation de péril et de tension, car l’histoire ne semble construite que sur l’alternance d’embuscades et de bagarres. Toutes les séquences ont un titre qui en marque l’amorce, imitant le style des parutions en revue : cela crée une évolution de l’histoire par tableaux isolés, tout en gardant un effet de continuité narrative dans lequel l’auteur peut trouver son souffle.

Le libre jeu de la fantaisie

A travers Faune, en isolant une pulsion individualiste propre à tout être humain, Aristophane cherche à saisir quelque chose qui se trouve au plus profond de l’esprit. On remarque constamment chez lui la finesse des questionnements sous-jacents aux récits.

Fréquemment, Aristophane construit des histoires avec l’ambition de mettre des questions existentielles à l’épreuve à travers le récit et ainsi de les faire éprouver aussi au lecteur. Se reliant à la tradition du roman-essai, il teste et questionne la condition humaine, en suivant les aventures et les pensées de ses personnages. Cette allure éclectique de l’auteur, alternant tout au long de sa carrière profondeur des questions et plaisir ludique de la narration (et du dessin notamment), transparaît depuis le bavardage de Jun et Edith (Logorrhée) jusqu’à la vie de Sri Ganesha racontée dans Jade. Ainsi en est-il pour Faune. La quête intellectuelle de l’auteur y est explicitée dès l’amorce du récit. Le titre complet de l’album – Faune ou l’histoire d’un immoral – fait écho à l’écriture de Voltaire et des philosophes conteurs ; après les contes de l’optimisme (Candide) et du destin (Zadig), voici l’histoire d’un immoral. Mais la tournure du titre permet de faire transparaître la position romanesque de l’auteur, différente de celle du philosophe des Lumières : non pas une allégorie, mais l’expérience intime et charnelle d’une vie. Traditionnellement, l’espace narratif pouvant par excellence donner lieu à un propos existentiel a été celui du mythe : c’est dans cet esprit qu’Aristophane en fait son terrain de prédilection.

Un mythe sauvage

Les mythes parcourent les histoires d’Aristophane, du Japon à l’Inde, en passant par le mysticisme et les légendes infernales : il s’agit pour lui des sources d’une réflexion qui investit le monde d’aujourd’hui.
Il est curieux de remarquer à quel point, de Neil Gaiman à Stan Lee et Larry Lieber, les dieux et les légendes du nord de l’Europe ont souvent trouvé une descendance artistique, une survie culturelle, dans le monde contemporain. Les dieux grecs et latins semblent avoir eu moins de chance. Mais est-ce vraiment le cas ? En réalité, et de manière assez surprenante, la culture dite classique ne subsiste que dans ses formes les plus troublantes, marginales et marginalisées : les plus difficiles à intégrer. Bacchus d’Eddie Campbell, Priape (même s’il faudrait plutôt parler d’Œdipe) de Nicolas Presl… Quand les mythes classiques sont interpellés, il s’agit presque toujours de récits dont la narration se teinte d’une note troublante de noirceur. L’esprit mythique n’y est ni décoratif, ni rassurant.

Aristophane participe de cette vague et conçoit avec Faune une histoire scandaleuse qui met au centre le nihilisme irrationnel et volontariste de son héros. Il prend un personnage traditionnel et il n’en change pas le moindre détail iconographique : Faune est un être au corps mi-homme, mi-chèvre. C’est ainsi que le message symbolique est transmis. Le héros de son récit est parfaitement identifiable : un personnage démoniaque et luciférien, enrichi du regard porté par Friedrich Nietzsche sur l’esprit dionysiaque dans La Naissance de la tragédie (1872).

Faune, l’Unique

L’album Les Sœurs Zabime s’ouvre avec un texte qui ressemble à une prière : « Ce travail modeste est pour le divin / à l’Unique dont tout est la propriété / et qui se trouve en chacun de nous. / En signe de ma dévotion. » Après avoir lu cette histoire luxuriante et souple, on court le risque de n’y voir que la célébration d’un élément transcendant ; cependant, dans le deuxième vers, on trouve la citation explicite d’un ouvrage qui charpente – entre charme et conflit – les réflexions de l’auteur : L’Unique et sa propriété, de Max Stirner (1845). Les Sœurs Zabime représente un moment singulier de la carrière d’Aristophane : même si ses premières pages sont dessinées et publiées presque en même temps que Faune et le Conte démoniaque, le livre semble relever d’un moment artistique complètement diffèrent : le trait y devient plus léger, l’histoire plus naïve. Qu’est-ce que le livre de Stirner fait là ? Il n’est pas possible de résoudre aisément les questions interprétatives autour du troisième grand album d’Aristophane ; remarquons seulement comme, au stade de Faune, l’« unique » est encore, sans doute ni hésitation, l’individu solitaire et nihiliste présenté par le philosophe allemand.

En fait, en introduction des récits conçus spécifiquement pour l’album, Aristophane compose quatre pages dans lesquelles le narrateur synthétise de façon très explicite l’étrange condition éthique du personnage, rendant claire la référence à l’Unique de Stirner. Il s’agit du chapitre Mélancholia (IV), titre qui devrait indiquer la présence d’un moment – vraisemblablement – lyrique. Et c’est bien le cas. Mais même la mélancolie, chez Faune, correspond à une réaction violente. Un regard menaçant ouvre et conclut l’unité des deux dernières pages de la séquence, où on voit Faune presque immobile, enchaîné à sa rage et à sa haine. C’est à ce moment-là qu’il se déclare guidé par une philosophie guerrière et pessimiste, rêvant une plénitude lyrique qui ne lui est plus accordée ; il conclut en jurant : « Je m’opposerai à toute morale, renierai toute transcendance, raillerai tout amour et toute amitié, n’honorerai que ma volonté ».

Faune est en fait un personnage libertin, sadien, asocial ; il est un solitaire, comme l’est traditionnellement le démon ; il est un personnage bestial, toute sa vie n’est qu’action et parole (« le crâne aussi vide que possible »), son langage est cru, agressif, mensonger. Il ne reconnaît plus le monde qui l’entoure, il est un violent qui repousse le regard et les sentiments du lecteur, un dépravé qui nous oblige à juger et condamner ses actes. Il ne vit qu’une vie sensorielle : ainsi il insulte, trompe et tue le corbeau Alexandre (V) ; Alexandre, lui, est un contemplatif, un « savant », un « métaphysicien », qui ne peut rien contre le pragmatisme « aveugle » de Faune. Le dessin accompagne souplement cet apologue, où de gros coups de pinceau esquissent le corps du corbeau, alors que Faune est dessiné par un trait fin. Le narrateur assiste impuissant à la scène, compatissant au sort réservé au corbeau : l’oiseau n’est plus apprécié pour ce qu’il dit ou pense, mais pour le goût de sa chair, accompagnée par « des oignons, des pommes de terre et quelques tomates ».

La voix du narrateur et une morale insaisissable

Le narrateur est un personnage crucial du récit, une figure indispensable : pour chercher à saisir le plus profondément possible cette créature bizarre et élusive qui est Faune, il nous faut un intermédiaire, quelqu’un qui le connaisse ou mieux, qui lui rassemble. En effet, le narrateur connaît bien ce monstre délicat, et il en raconte fidèlement l’histoire, sans censure d’aucune sorte, guidant le lecteur.

Comment se positionne-t-il envers l’immoralité du héros ? Sa voix est-elle celle d’un poète ou d’un moraliste ? Aristophane est avant tout un conteur. Le narrateur n’interfère pas, il laisse son héros libre. Il en suit les aventures et les présente, synthétise, commente, interroge. Ne prenant pas partie, il cherche à faire le tour de cette existence en en gardant toutes les nuances. C’est peut-être ce point qui a pu effrayer rétrospectivement son auteur, qui prenait très au sérieux la matière de ses œuvres ; c’est pourtant cette même attitude qui rend le récit très marquant, si vif. Il lui arrive en fait ce que Milan Kundera remarque concernant Le Sacre du printemps de Stravinski :

La musique, avant Stravinski, n’a jamais su donner une grande forme aux rites barbares. On ne savait par les imaginer musicalement. Ce qui veut dire : on ne savait pas imaginer la beauté de la barbarie. Sans sa beauté, cette barbarie resterait incompréhensible. […] Dire qu’un rite sanglant possède une beauté, voilà le scandale, insupportable, inacceptable. Pourtant, sans comprendre ce scandale, sans aller jusqu’au bout de ce scandale, on ne peut pas comprendre grand-chose à l’homme. Stravinski donne au rite barbare une forme musicale forte, convaincante, mais qui ne ment pas : écoutons la dernière séance du Sacre, la danse du sacrifice : l’horreur n’est pas escamotée. Elle est là. Qu’elle soit seulement montrée ? Qu’elle ne soit pas dénoncée ? Mais si elle était dénoncée, c’est-à-dire privée de sa beauté, montrée dans sa laideur, ce serait une tricherie, une simplification, une « propagande ». C’est parce qu’il est beau que l’assassinat de la jeune fille est tellement horrible. […] La beauté apollinienne de ce portrait de la barbarie n’occulte pas l’horreur ; elle nous fait voir qu’au fin fond de l’extase ne se trouvent que la dureté du rythme, les coups sévères des percussions, l’extrême insensibilité de la mort.
(Les Testaments trahis, Gallimard, 1993, p. 112-113)

Ce que Stravinski conçoit dans la musique, Aristophane le propose dans la bande dessinée : il y introduit la barbarie, à travers un geste puissant mais contrôlé. Faune est un album qui mord : l’auteur y décrit le mal dans sa brutalité et dans sa beauté, sans chercher à en cacher le caractère d’ivresse fascinante. C’est donc comme si, dans la cruauté et la folie des temps anciens, subsistait une intensité de vie inconnue au monde contemporain ; de cela naissent la grâce et l’amertume de cette histoire.
On peut parfois noter une emphase dans le ton employé qui pourrait sembler excessive, mais pourtant l’allure du récit, parfaitement cohérente avec un dessin vif, n’en est pas alourdie, d’autant plus qu’Aristophane est capable de garder des moments d’une ironie discrète et fine. L’album est globalement sombre, dur, mais sa richesse se trouve dans la savante alternance des tons mis en scène par l’auteur. Toute la grandeur du récit demeure en fait dans la coexistence de « poésie » et de « cruauté » dont parlaient les éditeurs.

Faune est charmant, quand il exprime sa force et sa nostalgie ; effrayant, quand il commet le mal sans aucune forme de regret ; comique, quand il tombe n’arrivant pas à atteindre un lapin ; noble, quand il traite Titus le chien d’esclave ; dramatique, quand on le voit se perdre dans la végétation.

À la fin du récit, Faune devient aussi un personnage tragique, une fois perdu le symbole représentant la possibilité de produire et d’agir : il a été castré (IX). Quand les chasseurs le trouvent et le torturent, il est immobilisé dans la position du sacrifice et de la dérision. Le titre de cette séquence est Le Martyre de Saint Faune : il faut prendre au sérieux cette ironie, une fois que le premier sourire a disparu, parce que cela serait trop simple d’en faire une propagande. Finalement, dès que la séance semble levée et le coupable condamné, Aristophane creuse encore et sollicite un effort de plus. Le narrateur pique et surprend le lecteur, il ouvre le récit à la complexité de la perception (visuelle et éthique), sans chercher une unité rassurante et trompeuse. C’est en cela que se retrouve le défi esthétique d’Aristophane.

L’auteur semble proposer une méthode, plus qu’une vision. Il s’agit d’une méthode perturbante, embrasée : suspendre le jugement d’un personnage tel que Faune n’est pas anodin. L’immoralité, en fait, ne devient pas chez Aristophane une étiquette immuable ; dans cet album l’important n’est pas de juger un esprit, mais d’être toujours prêt à le suivre dans ses méandres. Faune reste jusqu’à la fin un personnage à cerner : son histoire ne s’arrête pas, tout comme la quête à laquelle le narrateur oblige le lecteur.

Un style qui défie le lecteur

Faune ou l’histoire d’un immoral est un récit qui scrute l’intimité de son héros. La vie et le corps du personnage sont au centre du récit, ils n’échappent jamais au regard du lecteur.
Aristophane, qui probablement accompagne la profondeur du questionnement par le goût de la provocation, n’efface rien de son récit. Ceux qui ne sont pas prêts à une telle quête ouverte sur l’abîme de l’âme humaine, auraient dû arrêter immédiatement leur lecture. Sa composition est un défi lancé au lecteur, comme on peut en lire dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont, source déclarée du Conte démoniaque. Tout comme le poète, Aristophane a décidé de regarder l’esprit humain comme une carcasse, sans en faire un objet éloigné qui ne concerne pas le lecteur. Les coups de pinceau secs et les cases encombrées de traits font plisser les yeux. Les cadrages tournent autour du personnage, dans toutes les perspectives, s’arrêtant sur toutes sortes de détails : les sabots, les pattes, une cuisse, le sexe, la queue, le dos, le buste, les mains, les poings, le visage, le profil, la tête, les yeux, les cheveux. Chacun de ces éléments occupe au moins une case, au centre. Les cadres dont Faune est absent sont minoritaires. On peut le voir de loin, coincé aux marges, mais il est toujours là.

Tout dans cette histoire relève du récit : Faune est une histoire sans repos. On n’y trouve aucun baroquisme dans l’organisation de la planche ou dans la disposition des cases : la structure demeure classique, mais habitée par un trait bouillonnant. Tout est en fait tracé au pinceau [1] : les contours irréguliers des cases, l’espace des didascalies, le lettrage. Tout est dessin, et Aristophane fait de ce tremblement si humain sa marque [2].
À partir du quatrième chapitre le trait se fait plus épais et lourd. Les lignes sont moins claires et le pinceau est utilisé d’une manière plus désinvolte et expressive. Pourtant, si l’auteur désobéit aux normes morales et dessine librement, ses figures ne sont pas monstrueuses ou hors norme : le trait au pinceau d’Aristophane naît des nerfs de José Muñoz et Edmond Baudoin, mais aussi de la douceur des encrages d’Hugo Pratt, et aspire à la grâce de He Youzhi.
La noirceur de son dessin relève donc à la fois d’une tradition, d’une exigence thématique, d’un souci d’expressivité : la violence qu’il décrit est rapide, sans relâchement, et donc son geste se fait sec et enragé ; l’esprit de son personnage est insaisissable, de plus en plus faible, et alors le dessin peut devenir doux et léger ; il décrit l’oscillation entre concret et immatériel – qui est chez Aristophane constante et inévitable – et alors ses traces deviennent tantôt palpables tantôt suspendues.

La pierre de scandale

Dans Faune, les personnages issus du réel et de la fantaisie habitent le même monde. À cause du souffle mythique du ton et du caractère mythologique du héros, le récit pourrait être interprété sous le prisme du rêve ; on a du mal à en saisir l’époque, qui se situe dans un temps sans temps. Pourtant, vers la fin du récit, au moment de la chasse et de la vengeance des hommes et des chiens, notre époque affleure. Dans les dessins de l’album, les formes d’abstraction qui caractérisent d’habitude le style démoniaque de l’auteur sont rares : tout en étant archétypique, le récit reste vraisemblable, il faut pouvoir en observer le décor. Faune – ce que Faune symbolise – pourrait être vraiment là, dehors, quelque part ; c’est cela qui compte.

Aristophane, en concevant un tel récit, se fait par style et intentions pierre de scandale, à l’image de son personnage et de son éditeur. Si l’attitude du narrateur est neutre dans la description, elle est partisane dans le choix du sujet : raconter l’histoire de Faune est une décision à la fois éthique et esthétique. Il y a dans cette allure quelque chose qui rappelle Victor Hugo : épopée de la société, Les Misérables est un roman qui n’est plus écrit par « le pair de France », mais par « le proscrit », auquel la condition d’exilé apporte un nouveau regard sur le monde. Hugo se penche sur ses personnages sans les étrangler, avec d’un côté la pleine volonté de les comprendre, de l’autre l’espoir de les sauver ; Jean Valjean, s’il n’avait pas été pardonné par un extrême geste de pitié de l’évêque Miriel, n’aurait jamais pu sortir de sa condition de damné, et le roman (sa vie) n’aurait jamais existé. Ainsi procède Aristophane avec les âmes torturées qu’il raconte, damnés de l’Enfer ou misérables damnés de la terre, à la suite de Franz Fanon. Il les scrute, cherche, compatit, admire, condamne, protège ; il leur rend leur place dans la mosaïque qui compose l’esprit et la société.

Aristophane affirme de cette façon que vivre sérieusement n’a rien de rassurant. Le dernier dialogue du récit a lieu entre Faune et le narrateur : il n’y a personne d’autre qui croie en lui et puisse se pencher sur son expérience. Son corps, qui tout au long de l’histoire existait de façon très charnelle sur la page, commence à s’évanouir ; il devient inconsistant, faible, minuscule ; il se fait tout petit face à une végétation qui l’engloutit. Il disparaît. Ce livre en fait un monument, une mise en garde, une épreuve et, à travers lui, Aristophane témoigne une fois de plus de l’importance et du besoin d’une curiosité intellectuelle qui repose sur le plaisir et qui soit inventive, aventureuse, mythique.

Alberto Pellegrini

[1] Exception faite du premier chapitre, dessiné à la plume. On peut remarquer le même changement dans les pages du Conte démoniaque.

[2] On fait ici référence au concept de graphiation. Cf. Philippe Marion, Traces en cases. Travail graphique, figuration narrative, et participation du lecteur, Louvain-La-Neuve, Académia, 1993 ; et Jan Baetens, Sur la graphiation. Une lecture de Traces en cases (http://sites.uclouvain.be/rec/index.php/rec/article/viewFile/1251/1101).