Consulter Neuvième Art la revue

le savant diplodocus à travers les cases

Harry Morgan

[Mai 2020]

Le Savant Diplodocus à travers les siècles de G.Ri, exploration fantaisiste de la formation de la Terre et des ères géologiques, parut dans Les Belles Images, entre le No.432, du 25 juillet 1912, et le No.442, du 3 octobre 1912, sous forme de deux planches hebdomadaires, la première, en couleur, occupant la une du journal, la seconde, au verso, en noir et blanc.

Le Savant Diplodocus occupe une position centrale entre deux autres récits d’imagination scientifique, mais à thème planétaire ceux-ci, Dans l’infini, paru de décembre 1906 à février 1907, qui raconte une équipée dans le système solaire (Lune, Mercure, Jupiter, deux planètes non nommées, Saturne) et Dans la planète Mars, paru d’août 1914 à avril 1915, qui se déroule entièrement sur notre voisine céleste. Ils ont été rassemblés dans un même ouvrage par les éditions 2024 et les éditions de la BnF.

Physiquement, le Savant Diplodocus est curieusement similaire à M. Theodolitus de Dans l’infini et au professeur Polycarpe de Dans la planète Mars. Il s’agit à chaque fois de vieillards déjà chenus, chauves ou dégarnis, physiquement assez disgracieux. Seuls des détails les distinguent : forme du nez et du menton, pilosité. La crête de cheveux et le bouc, demeurés noirs, de Theodolitus contrastent avec les (rares) cheveux hérissés et comme électrifiés de Diplodocus et avec la mèche survivante sur le dessus de la tête de Polycarpe. Diplodocus porte bésicles, au moins pour lire, Polycarpe est affublé en permanence de petites lunettes rondes. Ces savants sont correctement vêtus d’une redingote, que complète, dans le cas de Diplodocus, un chapeau de type « tuyau de poêle » qui, malmené au cours de l’expédition, s’ouvrira comme une boîte de conserve. Le professeur Polycarpe porte plus démocratiquement le melon.

Les récits eux-mêmes sont des décalques. L’action y est minimale. Elle procède essentiellement par énumération de merveilles, celles de la paléontologie dans Diplodocus, celles des mondes habités dans les deux récits planétaires. Pour ce qui tient lieu d’intrigue, on est à chaque fois en présence de savants décatis qui tombent amoureux – et, curieusement, sont aimés en retour –, mais sont menacés par des rivaux. Dans l’infini ne fait qu’esquisser ce scénario, le voyage dans le système solaire de M. Theodolitus, en compagnie d’un ingénieur et d’un chauffeur, étant pour l’essentiel dépourvu d’intrigue. Cependant, arrivé sur Jupiter, et à la onzième planche d’un récit qui en occupe vingt-deux, Theodolitus a le béguin pour la reine Arielle, représentée comme une sorte de fée, qui assez inexplicablement veut l’épouser, et il est en proie à la jalousie du Premier ministre, qui fait prohiber cette mésalliance par le conseil des ministres. La reine-fée s’enfuit alors avec les Terriens, et continue avec eux le tour du système solaire.

Le Savant Diplodocus et Dans la planète Mars offrent des intrigues plus solidement charpentées car, au schéma initial du vieux savant épris, s’ajoute la rivalité scientifique d’un autre savant. Le Savant Diplodocus nous présente dès la première planche les personnages et leurs relations. Diplodocus, qui prépare un immense ouvrage sur les origines du monde, a une sœur veuve et un neveu d’âge scolaire, il est épris d’une Mlle Sophie Basbleu, décrite de façon peu charitable comme une « vieille fille qui pose à la femme de science ». Il a un rival dans la personne de M. Marsupiaux, qui essaie de lui souffler un poste convoité à la direction de l’Observatoire et qui, pendant l’expédition, pille ses notes pour gonfler son propre ouvrage. Dans la planète Mars raconte comment le professeur Polycarpe – qui voyage avec sa sœur Brigitte, une vieille fille acariâtre, et son mécano –, tombe amoureux d’une veuve martienne, Mahama, fille d’un savant, Chaolu. Polycarpe est aimé en retour et le récit s’achèvera par un double mariage, entre Polycarpe et Mahama et entre Brigitte et Chaolu. La rivalité porte ici entre les savants martiens, le sage Chaolu, et l’assistant de celui-ci, Tanfouchi, qui lui sabote ses inventions en volant des pièces mécaniques et des plans. Dans les deux récits, les rivaux démasqués se suicident à la fin en se jetant dans le vide, de sorte qu’à la fin heureuse, matrimoniale, s’ajoute le motif du vice puni.

Songe, vision et astronautique

Évacuons d’emblée un possible contresens. G.Ri n’est pas, entre 1906 et 1915, en train d’inventer la science-fiction dans sa version en bande dessinée. Il se situe fermement dans la tradition du voyage imaginaire et de la féerie, en y introduisant seulement, de façon ad hoc, des éléments de merveilleux scientifique, mais qui participent, à l’époque où paraissent les récits, à un « air du temps » et qui ne sont pas forcément interprétés par son lectorat comme relevant d’un « genre » littéraire précis. Cet ancrage dans des formes anciennes (et pré-scientifiques) explique l’usage qui est fait du songe et de la vision comme médium de translation vers les mondes inconnus. Il explique aussi l’usage de moyens de locomotion parfaitement inadéquats (mais fréquents dans les voyages imaginaires). Et les deux procédés, le rêve et le moyen de transport absurde, se combinent.

Dans le premier récit, Dans l’infini, c’est en dirigeable qu’on se rend sur la Lune. De là, on décolle vers Mercure en étant éjecté d’un volcan. Après quoi on va dans Jupiter sur la queue d’une comète. Les planètes suivantes seront atteintes à tire-d’aile. Mais la fin du récit révèle que le dirigeable n’a jamais quitté la Terre, que, pris dans la tempête, il s’est écrasé sur la cheminée d’une usine, et que tout le voyage n’était qu’un rêve de Theodolitus, qui cependant retrouvera son Arielle dans la fille de l’industriel qui l’a soigné après sa chute, et qu’il épousera.

Dans Le Savant Diplodocus à travers les siècles, Diplodocus, qui a demandé la main de Sophie, le bas-bleu, et qui, ayant essuyé un refus, fait une dépression nerveuse, avale en une fois les vingt-cinq drogues qu’on lui a prescrites, ce qui lui donne « la clairvoyance du passé ». Il accomplit donc un voyage mystique dans le lointain passé, assiste à la formation de la Terre, puis traverse toutes les ères géologiques. On est ici dans une version modernisée et rationalisée du voyage de l’âme, autrement dit de la littérature apocalyptique de l’antiquité judéo-chrétienne et du moyen-âge.

Pour les aventures de M. Theodolitus comme pour celles de Diplodocus, ce recours au songe ou à la vision atteste la nature de fantaisie, de féerie, du récit. L’emprunt à ce procédé montre aussi qu’il s’est pour ainsi dire dévalué, et que le motif philosophique et mystique du ravissement de l’âme n’est plus propre qu’à un récit de fantaisie, qui est en outre spécifiquement destiné à la jeunesse. Il se confond alors avec le récit de voyage comique qui a un beau pedigree, dans les littératures illustrées (The Tour of Doctor Syntax in Search of the Picturesque, 1812, illustré par Rowlandson) et dans les littératures dessinées (Le Docteur Festus, 1840, de Töpffer, Des-Agréments d’un voyage d’agrément, 1851, de Gustave Doré).
Enfin, sur le plan de la stratégie éditoriale, la chute du récit passant par le réveil du protagoniste (tout cela n’était donc qu’un rêve) constitue un procédé fort commode pour effacer, notamment aux yeux de parents et d’éducateurs sourcilleux, ce que le récit pourrait contenir d’un peu trop imaginatif.

Finalement, ce n’est que dans le troisième récit, Dans la planète Mars, que M. Polycarpe va réellement dans Mars. Il a inventé un procédé qui, en chargeant une plaque de cuivre d’un certain fluide, rend cette plaque de cuivre impondérable. Il construit donc une sorte d’obus à facettes, facettes qu’il peut charger à son gré du fameux fluide qui annule la force de la pesanteur. L’influence du Wells de The First Men in the Moon, 1901, est évidente. La plaque de cuivre chargée du fluide évoque la cavorite et l’obus à facettes la sphère à facettes inventée par Cavor pour aller dans la Lune.
Tout se passe donc comme si G.Ri avait lu Wells, entre Dans l’infini et Dans la planète Mars, c’est-à-dire entre 1906 et 1914, et en avait tiré le meilleur parti fictionnel. On mesure mal aujourd’hui l’importance que put avoir, en France, H. G. Wells dans la littérature sérieuse du début du siècle, ainsi que son prestige auprès des intellectuels et des gens de lettres, compte tenu de la traduction systématique de ses romans d’imagination scientifique par Henry-D. Davray au Mercure de France.
Cependant on ne constate aucun emprunt technologique à Wells pour ce qui concerne le voyage du Savant Diplodocus. Il n’y a pas apparence que G.Ri ait lu The Time Machine, ou, s’il l’a lu, qu’il en ait conclu qu’il pouvait faire voyager son savant à travers les ères géologiques par un procédé para-scientifique plutôt que par un songe.

L’époque de transition

Revenons à la vision paléontologique de Diplodocus. Le savant est donc, par un simple effort de volonté, amené aux premiers âges du monde et il voit la formation de la Terre à partir de la nébuleuse primitive. Puis il traverse les différentes ères géologiques. Il lui suffit de penser fortement à sa sœur et à son neveu pour qu’ils apparaissent et le rejoignent, et il fait venir à lui par le même procédé Mlle Sophie. Diplodocus est moins content de voir que son rival est présent lui aussi dans la préhistoire, et même qu’il dispose d’un équipement scientifique supérieur au sien : M. Marsupiaux prend des photos et même des images de cinématographe.

Le savant, sa sœur et son jeune neveu sont tous obsédés de science (flore pour la sœur, faune pour le jeune neveu), de même que ce bas-bleu de Sophie, et les personnages sont par conséquent parfaitement satisfaits de voir se multiplier sous leurs yeux les fossiles vivants. La leçon d’histoire naturelle et de paléontologie met ici les protagonistes dans une position de simple faire-valoir. Ce qu’on lit est bien le récit des âges et Diplodocus et ses compagnons ne sont point des agents du récit, mais uniquement des témoins, à la fois substituts du lecteur et garants de la nature narrative plutôt que purement didactique de ce que nous avons sous les yeux.

Cependant la fiction ainsi produite paraît ingérable car il faut expliquer que ce que voit Diplodocus dans un temps apparemment naturaliste couvre en réalité les ères géologiques. D’où dans le texte des rappels constants : « L’espace ni le temps n’existent pour Diplodocus. Ce qu’il vient de voir en quelques heures a demandé des milliers d’années. »
Intervient de plus une incompréhension foncière de l’évolution en tant que phénomène. Il est d’ailleurs parfaitement possible que Diplodocus – et derrière lui G.Ri – soit fixiste, la science française ayant eu énormément de mal à accepter l’évolutionnisme. Cependant la paléontologie postule évidemment tout le contraire de la création ex nihilo d’espèces nouvelles, végétales ou animales qui, une fois créées, demeurent immuables jusqu’à leur éventuelle disparition. L’existence des types intermédiaires fait partie des prémisses de la discipline. C’est précisément ce qui réconcilia la théorie darwinienne avec la foi, dès l’origine, puisque la théorie expliquait que Dieu ne glissait pas subrepticement les espèces apparues depuis l’avènement de l’homme en des coins où nous ne regardions pas. Or ce que raconte Le Savant Diplodocus, du début à la fin, c’est précisément une telle avalanche d’apparitions spontanées, qu’elles soient végétales (« Au bord de la mer, il trouve une algue », « Ursule est assez heureuse pour découvrir de toutes petites fougères ») ou animales (« Et c’est maintenant par milliers que les différentes espèces de mollusques se trouvent sous les yeux du savant et de sa compagne »).

Cependant le fonctionnement même du récit dessiné contrecarre heureusement les propres positions de l’auteur. L’impression procurée au lecteur quand il passe d’une vignette à l’autre est bien celle d’une transformation, non certes à l’intérieur des espèces, mais d’une espèce à l’autre. Ainsi la succession des mollusques, des polypiers, des poissons, puis des poissons à cuirasse, donne l’effet d’une série de métamorphoses inexplicables. De même, du point de vue du lecteur, la grenouille géante fait place au crocodile, qui fait place à un crocodile encore plus gros et celui-ci donne naissance fatalement, dans la mer primitive, aux grands monstres marins.

Le nom ancien d’une ère géologique citée dans le récit par le Savant Diplodocus, l’époque de transition, pourrait désigner l’effet généré par le type de récit dessiné que pratique G.Ri. En vertu d’un principe de transition, rien n’est jamais arrêté, ce que nous voyons est un processus continuel, où tout se transforme en tout. De ce fait, du point de vue fictionnel, Le Savant Diplodocus fonctionne mieux que les deux récits planétaires, qui se présentent, eux, comme de simples visites guidées, c’est-à-dire un amoncellement de merveilles. En outre, du fait de l’unité de lieu, le récit tourne à une sorte de robinsonnade aux temps géologiques, avec encore une fois cette curieuse compression temporelle qui fait que les faits et gestes des Robinsons prennent en réalité des siècles.

Ce cours accéléré des âges n’a rien de paisible, car l’auteur, si ses positions sur l’évolutionnisme sont loin d’être claires, est par contre très résolument partisan du catastrophisme, dans la droite ligne de Cuvier (Discours sur les révolutions du globe). Dans le récit, les bouleversements préludant aux grandes extinctions prennent l’aspect de tremblements de terre qui abattent et engloutissent toute la végétation (c’est l’origine du charbon, nous dit le texte) et qui font que les grosses bêtes tombent dans des crevasses (voilà l’origine des fossiles, nous apprend-on), d’explosions générales des volcans, d’inondations diluviennes. Ces commotions de la croûte terrestre constituent des menaces pour les personnages, qu’on voit détaler à toutes jambes — on se demande bien vers où –, et sont évidemment interprétées comme les « clous » des épisodes par le lecteur, ce qui n’est pas nécessairement l’intention de l’auteur. Mais la fiction reprend ici ses droits. Sur le plan de l’intérêt dramatique, il n’y a pas de différence entre une explosion volcanique aux ères géologiques dans Le Savant Diplodocus, et l’explosion d’une bombe ou d’un obus dans Les Pieds Nickelés de Forton.

On peut sourire aujourd’hui de toutes ces naïvetés, chez un auteur dont le dessein est d’instruire son jeune lecteur. Mais ces naïvetés nous permettent des réflexions qui intéressent notre époque, puisque l’on n’a jamais publié autant de bandes dessinées de vulgarisation scientifique qu’aujourd’hui. La science, en particulier quand elle est descriptive, sait très peu et ce qu’elle croit savoir est par définition provisoire et sujet à caution. Le vulgarisateur, lui, en particulier quand il emploie le médium de l’image, a besoin d’une vision claire et il lui faut de plus construire un exposé didactique, qui prend généralement la forme d’un récit. Le résultat concret est une fantaisie qui n’a en général de science que le nom. Il y a fort à parier qu’on trouvera dans cent ans les bandes dessinées didactiques qui font la fortune de nos éditeurs aussi bizarres qu’apparaît à nos yeux Le Savant Diplodocus à travers les siècles.

La cosmographie et le chronoscope

Autant, dans Le Savant Diplodocus, l’intrigue est squelettique (rivalité scientifique, rivalité amoureuse), autant l’action y est monotone, simple enfilade de menaces ou de merveilles, autant le récit apparaît complexe sur le plan narratologique. Le récit nous est raconté, en images et dans un texte infra-vignettal, par une instance à la fois auctoriale et magistrale, qui se livre à un exposé, par le texte et par l’image, des grands événements géologiques et biologiques, et qui commente les réactions des personnages dans l’image à la manière de Töpffer ou de Christophe : « Diplodocus a excessivement chaud », « Diplodocus trouve ce spectacle fort intéressant, mais cela ne lui fait pas oublier Mlle Sophie. » Cependant ce récit est bel et bien celui de Diplodocus, puisque c’est lui qui, « par un simple effort de sa pensée concentrée », se retrouve « transporté à l’époque de nos origines les plus lointaines ». Diplodocus est donc, pour parler comme Henry James, le « réflecteur principal » de l’auteur G.Ri. La toute dernière case du récit, où l’on voit, dans l’entrepôt de l’éditeur des Belles Images, Fayard, la couverture du livre de Diplodocus, est fort instructive à cet égard, puisque G.Ri a apposé sa signature comme par hasard dans le coin de case où figure cette couverture, de sorte qu’on lit : « La Formation du monde / par / Diplodocus / G.Ri ».

Pour compliquer encore les choses, le récit met en œuvre un récit interne, non communiqué, et même deux, puisque et Diplodocus et Marsupiaux écrivent tous deux leur grand ouvrage sur la formation de la Terre, en ayant cet avantage inouï d’être témoins des événements. Or ces ouvrages, que peuvent-ils raconter d’autre que ce que nous sommes en train de lire, puisque les explorateurs vivent sur le terrain et dans le temps biographique ce que leurs livres raconteront sous la forme d’une frise chronologique, en caviardant ce qui a trait à leurs propres faits et gestes ?

Les deux récits planétaires sont, sur ce plan narratologique, beaucoup plus simples, puisqu’ils constituent simplement une relation de voyage, à la fois voyage imaginaire et voyage amusant. Ils n’en ont pas moins une portée scientifique, au titre de l’astronomie populaire, mise en vogue, comme on sait, grâce aux efforts de vulgarisation d’un Camille Flammarion. Le parcours paléontologique et le programme spatial de G.Ri sont du reste en conformité avec le programme éditorial des Belles Images, qui annoncent, entre autres, en sous-titre de leurs reliures, « récréations scientifiques ».

Curieusement, il existe un mot fort commode, mais tombé en désuétude, qui réunit les savants de G.Ri. C’est le mot de cosmographe. Cosmographe : Personne qui s’attache à expliquer l’origine et l’évolution de l’univers. Personne qui s’occupe d’astronomie descriptive. (CNRTL.) La personne qui s’occupe de l’origine et de l’évolution de l’univers, c’est le Savant Diplodocus. Les savants qui s’occupent d’astronomie descriptive, ce sont ses collègues, M. Theodolitus et le professeur Polycarpe.
Mieux : ce mot de cosmographe pourrait s’appliquer à G.Ri lui-même, en tant qu’auteur de fantaisies scientifiques en bandes dessinées. La description des mondes habités, la description des âges de la Terre ne diffèrent pas dans leur principe. On se contente de remplacer les espaces infinis dans un cas par un temps tout aussi démesuré dans l’autre cas. Comme cette cosmographie emprunte le moyen du récit graphique, c’est sous cet angle technique qu’il nous faut l’aborder.

Le dispositif employé par G.Ri, est celui de toutes les bandes dessinées des Belles Images. Il reprend celui de la planche à vignettes de l’imagerie Pellerin, avec gaufrier et textes sous l’image. Cependant la planche à vignettes de l’image d’Épinal raconte une histoire complète, tandis que Le Savant Diplodocus à travers les siècles compte deux pages par livraison, et vingt-deux pages en tout.

Si l’on se place au point de vue du dispositif, on constate que, dans Le Savant Diplodocus, la formulation textuelle, si maladroite selon les canons du romanesque – « le temps, qui n’existe pas pour nos amis, passe rapidement » –, décrit en réalité assez bien l’opération de restitution du temps diégétique dans le dispositif de la bande dessinée (opération pour laquelle nous avions introduit autrefois le terme de chronoscope). Dans l’exemple précis où intervient la formule textuelle citée à l’instant, ce que Diplodocus vient de voir, dans le temps diégétique, en quelques heures, a demandé dans le temps géologique des milliers d’années, et nous l’avons vu, pour nous, les lecteurs, du point de vue du chronoscope, le temps d’à peine cinq vignettes.

Dans les récits planétaires, c’est le temps diégétique qui commande, autrement dit le temps des touristes en visite dans les planètes, même si l’enfilade de merveilles doit être en réalité assez espacée, puisque les personnages voyagent, et voyagent dans le cosmos, ce qui doit occuper une certaine durée. Les cases du récit dessiné constituent donc en quelque sorte l’album de voyage. On dépeint les merveilles, on décrit les étapes. Mais le voyage lui-même n’est pas restitué dans sa durée. Ainsi, dès la première planche de Dans l’infini, le ballon de Theodolitus atteint la Lune en une case, la dernière de la page. Sur la page deux, en verso, on est déjà sur notre satellite, et en pleine tempête. Éjectés de la Lune par un volcan dans la dernière case de la troisième livraison hebdomadaire, les voyageurs dérivent dans l’espace dans la première case de la livraison suivante. Mais dès la case deux, ils voient la courbure d’une planète (Mercure) et dans la case trois, ils y ont atterri. Dans Le Savant Diplodocus, c’est le temps géologique qui progresse ainsi par bonds, c’est-à-dire que ce qui se succède de case en case, ce sont des étapes dans l’histoire de l’évolution. La scansion des cases permet donc de combler des hiatus qui peuvent être à la fois spatiaux et temporels (dans les récits planétaires) ou seulement temporels, mais couvrant alors les temps géologiques (dans Le Savant Diplodocus). Le dispositif ne fait pas de distinction entre temps et espace.

Enfin, on peut mettre au compte de cette même matrice l’apparition des créatures, que ce soient les êtres conjecturaux dans les récits planétaires ou les plantes et les animaux préhistoriques dans Le Savant Diplodocus. Tous naissent du dispositif, qui est donc in fine l’unique source de la cosmologie (temps, espace, matière), de la géogonie (naissance de la Terre), et de l’ontogonie (naissance des êtres organisés, sur la Terre et dans tous les mondes habités).

Le crocodile au plafond : monstres et merveilles

Nous l’avions noté d’entrée, Le Savant Diplodocus à travers les siècles et les deux récits planétaires de G.Ri s’ancrent dans la tradition du voyage imaginaire et de la féerie. En dépit de l’impératif d’instruire en distrayant, qui fait du récit une leçon de géologie et de paléontologie à peine déguisée, Diplodocus apparaît héritier des alchimistes. Après tout il fait un voyage mystique, méthode d’investigation assez peu compatible avec le positivisme. Le crocodile empaillé, au plafond des laboratoires des anciens spagyristes, figure comme un avertissement dans la deuxième case du récit, au sommet d’une vitrine. Certes le texte nous a expliqué dès la première phrase que Diplodocus est toutologue (« astronome, géologue, zoologiste, paléontologue, etc., etc. »), mais ce crocodile qui regarde, du haut de son meuble, son maître faire au tableau des calculs algébriques, n’est certainement pas là par hasard.

Dans la leçon de géologie et de paléontologie qui nous est prodiguée, il n’y a pas de départ entre le scientifique et la tradition. Le propos sur la formation du monde est empli de souvenirs de la Genèse. « Les eaux diminuent et Diplodocus voit apparaître et croit distinguer [sic] des continents » (« Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul lieu, et que le sec paraisse. Et cela fut ainsi. Dieu appela le sec terre, et il appela l’amas des eaux mers ». Genèse, 1, 9-10). De même, le premier reptile vient terrifier la femme aimée et Diplodocus se porte à son secours et chasse la sale bête, dans une sorte d’inversion du mythe d’Ève. À la fin du récit, à l’ère quaternaire, la description d’un déluge semble bien être la description du Déluge.
On trouve la même inspiration mixte dans les récits planétaires. Il n’y a pas de partage net entre ce qui relève de la spéculation scientifique et ce qui relève du mythe, voire du surnaturel, les deux étant unifiés par la féerie.

Le voyage de Theodolithus étant accompli en songe, et se faisant dans les planètes, Dans l’infini devient en quelque sorte naturellement un roman apocalyptique, au sens des apocalypses judéo-chrétiennes, des « songes » greco-romains, ou des « visions » médiévales. Il n’est donc pas étonnant que s’intercalent entre Jupiter et Saturne deux planètes qui ne sont pas nommées mais qui sont clairement l’une l’enfer, l’autre le séjour des bienheureux, comme si l’on était dans l’Apocalypse de Paul, apocryphe du IVe siècle. Et on s’étonne d’autant moins de trouver des morts dans les mondes habités que l’idée que les planètes servent d’au-delà est rebattue par la littérature spirite du tournant du siècle.

Dans l’infini place à égalité comme source d’inspiration science et mythologie. Dans Mercure, les voyageurs rencontrent des petits êtres noircis qui se comportent comme des fous. Cela est tiré de Fontenelle (Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686, Quatrième soir). Mais dans les écoles mercuriennes, on n’enseigne pour unique matière que le vol sous toutes ses formes et ce vol est considéré comme une activité honorable. On est ici dans la mythologie (le dieu Mercure est le dieu des marchands mais aussi des voleurs).

Les Mercuriens de G.Ri font penser à ceux de Jean de la Hire dans La Roue fulgurante (paru en feuilleton dans le quotidien Le Matin en 1908). Ceux de G.Ri ont quatre bras. Chez La Hire, ils ont un seul bras, un seul pied, un seul œil, une trompe. Le monstre est basé sur une variation de l’individu standard, donc on augmente ou réduit de façon discrétionnaire le nombre des membres, dont on combine arbitrairement les traits humains ou les traits animaux. Dans la planète Mars ajoutera à la recette des souvenirs de Wells (The First Men in the Moon) sur les organes développés en fonction du métier. Les coureurs à pied sont tout en jambes, les parfumeurs tout en nez, etc.

Le dépaysement relatif aux conditions physiques des planètes emprunte lui aussi à égalité à la science et à l’imagination. Chez G.Ri, arrivé dans Mercure, on veut boire. Mais l’eau est brûlante (Mercure est près du soleil). Chez La Hire, on saute dans un fleuve jaune. Mais on n’enfonce pas. En effet, dans ce fleuve coule du mercure. Variations monstrueuses sur la nature des eaux courantes. Chez G.Ri, la justification est astronomique (l’eau est trop chaude à cause de la proximité du soleil). Chez La Hire, c’est plus compliqué. Lui aussi commence par se souvenir de Fontenelle (Entretiens sur la pluralité des mondes) : sur Mercure, les métaux sont en fusion. La Hire commence en baptisant son fleuve le Fleuve d’Or. Mais finalement, ce liquide sur lequel on tient debout est déclaré être du mercure. La merveille repose in fine sur un simple rapprochement lexical (sur Mercure coule... du mercure).

Certes, le récit paléontologique du Savant Diplodocus diffère, sous cet aspect de la fantaisie, des récits planétaires, puisqu’il se place dans l’orthodoxie scientifique. Les êtres représentés ont réellement existé. Mais la différence n’est pas si grande. Les époques géologiques permettent de trouver sans effort phénomènes naturels remarquables et monstres étranges. Et le lecteur féru de science-fiction aura peut-être un pressentiment terrible en trouvant dans la livraison du 29 août 1912 du Savant Diplodocus « le ramphorhynchus, cousin germain du ptérodactyle, qui comme lui a des sortes d’ailes d’aéroplane, ne lui permettant pas de voler mais seulement de planer ». Deux ans après la parution du Savant Diplodocus, les mêmes ramphorhynchus apparaîtront dans le roman d’E. R. Burroughs At the Earth’s Core. Ils sont les monstrueux Mahars, qui ont réduit en esclavage et qui dévorent les humains, dans le monde intérieur de Pellucidar.

Face à la fantaisie débridée, on note chez G.Ri la présence de ce qu’on pourrait appeler des stabilisateurs automatiques. Le premier est la plénitude de la vision. La préhistoire du Savant Diplodocus est bourrée comme une planche d’illustration d’ouvrage de paléontologie. Cependant, même si la Terre des premiers âges grouillait de vie végétale et animale, tout ce monde n’y figurait pas ensemble. La planète Mars que visite le professeur Polycarpe est rayée de canaux. Mais comme l’explique Camille Flammarion lui-même, en note à ses cartes des canaux martiens dans La Planète Mars et ses conditions d’habitabilité, 1892, aucun astronome n’a jamais vu cela dans aucun télescope : il s’agit d’une compilation d’observations partielles, faites dans des conditions difficiles, sur un nombre considérable d’années. En brossant d’emblée un panorama, en agrégeant en un tout plus ou moins organisé, dans la case et dans la planche, un grand nombre de données, le dessinateur donne une certaine consistance à sa fantaisie.
Le second stabilisateur automatique est la plénitude de la narration. Le texte sous l’image ménage des possibilités que la bande dessinée usant de bulles et de récitatifs n’aura plus. L’auteur introduit, explique, décrit, commente, justifie, porte des jugements, avec un sérieux tout typographique. Cela donne également de la texture à son récit. C’est seulement en y repensant qu’on s’étonne que ce récit soit finalement si peu de chose.

Le triomphe de l’imaginaire de la Belle Époque

En examinant les fantaisies scientifiques de G.Ri, nous avons insisté sur les influences lointaines mais persistantes de la féerie, du voyage imaginaire, voire de l’imaginaire religieux, et nous avons vu qu’elles prenaient fréquemment une sorte de prépondérance sur la récréation scientifique, sur l’astronomie populaire, sur le roman d’imagination scientifique. Demandons-nous, en guise de conclusion, et pour tenter une synthèse, comment situer les récits conjecturaux de G.Ri dans leur époque.

Notons d’abord que les emprunts à Jules Verne ne nous semblent pas aussi considérables qu’on pourrait s’y attendre, si l’on met à part des réminiscences évidentes (la situation de départ de Dans l’infini, trois hommes en ballon, comme dans Cinq semaines en ballon) ou des réminiscences probables (on a déjà signalé les scènes au bord d’une mer primitive habitée par des sauriens antédiluviens dans Le Savant diplodocus à travers les siècles, souvenir probable de Voyage au centre de la Terre). Ce qu’on observe est plutôt une similitude entre le programme narratif de Hetzel, l’éditeur de Jules Verne – instruire en amusant – et le programme éditorial des Belles Images.

En outre, quand G.Ri emprunte à Jules Verne, c’est plutôt au Verne du théâtre de la Porte-Saint-Martin (Voyage à travers l’impossible, 1882). La « hauteur sous plafond » n’est jamais si grande, même dans les scènes les plus spectaculaires du Savant Diplodocus à travers les siècles, qu’on n’ait l’impression de personnages dans les décors d’un théâtre. Les scènes représentées doivent également beaucoup aux vues pour lanternes magiques, aux dioramas, à toute l’imagerie spectaculaire de l’époque. Quant au didactisme de G.Ri, s’il ressemble à quelque chose du côté des littératures romanesques, c’est à du Louis Boussenard davantage qu’à du Jules Verne, Boussenard ayant l’habitude de hacher sa prose par des notations encyclopédiques.

Dans le domaine de la science-fiction, il est par contre une influence évidente sur les deux récits planétaires de G.Ri, et en particulier sur Dans la planète Mars, c’est celle de Robida, au point qu’on est parfois proche du plagiat. La représentation d’une civilisation où le moyen de locomotion ordinaire est aérien sort du Vingtième Siècle, La Vie électrique (1890). Les deux récits planétaires de G.Ri font également penser aux Aventures extraordinaires d’un savant russe, de Le Faure et Graffigny (4 volumes, 1889-1896). Les images de G.Ri, des savants munis de lunette astronomiques, en costume de ville dans les planètes, accompagnées de leurs dames évoquent fortement les illustrations du roman. Dans l’infini raconte que, dans Mercure, les voyageurs montent à cheval sur une comète, qui les dépose dans Jupiter. Il y a là un possible souvenir confus de Le Faure et Graffigny, où depuis Mercure les voyageurs sont arrachés sans s’en rendre compte par une comète, qui les dépose... dans Mars.

Mais au-delà d’influences probables ou seulement possibles, G.Ri puise à un imaginaire commun à son époque, et qui n’est nullement cantonné à une culture nationale. Ses voyages conjecturaux ressemblent à ceux du britannique George Griffith (A Honeymoon in Space, 1900, avec sa succession d’astres morts, de planètes guerrières et de planètes civilisées), ou à ceux de la bande dessinée américaine (The Explorigator, de Harry Grant Dart, en 1908, décrit un voyage du dirigeable baptisé précisément The Explorigator dans une Lune tellement fantaisiste qu’elle semble proche d’un parc d’attraction).

On constate aussi chez G.Ri, qui produit en toute conscience une version « scientifique » de la féerie, une étonnante ressemblance avec les descriptions planétaires infantiles de la médium genevoise Hélène Smith (Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars, 1900). Les Martiens de G.Ri volent parce qu’ils ont des ailes, ceux d’Hélène Smith volent parce qu’ils tiennent des sortes de lanternes lançant des flammes. Même orientalisme chez les deux auteurs, qui apparaît dans les architectures évasées, dans les décors tarabiscotés, dans les costumes à grands ramages, dans la végétation à enroulements. Il importe peu qu’on soit effectivement en Orient, comme dans les féeries de G.Ri pour Les Belles Images, ou dans le « roman hindou » de la médium Hélène Smith, ou qu’on soit, chez l’un et l’autre, dans Mars, qui n’est après tout qu’une sorte de sur-Orient ou d’Orient absolu.

Dans cette vision des extraterrestres comme des êtres quasi-angéliques (les Jupitériens et les Martiens de G.Ri), on pense aussi, au cinéma, à l’étonnant Himmelskibet [A Trip to Mars] (1918) du Danois Holger-Madsen, où l’on peut voir des Martiens aussi sages et civilisés que dans le récit de G.Ri, et qui trouvent le moyen de prêcher le pacifisme, en pleine Grande Guerre.

Finalement, dans l’imaginaire Belle Époque, la verve inventive se donne libre cours sans même le prétexte d’aventures spatiales ou temporelles. L’Australie de Paul d’Ivoi pourrait fort bien se situer au milieu des convulsives ères géologiques du Savant Diplodocus : le sol s’y dérobe inopinément sous les pieds des habitants du fait de l’activité volcanique (Corsaire Triplex, 1898). Quant à la fabrique des monstres, n’importe quel environnement exceptionnel y suffit. On pense aux Talpa de Gaston Leroux (dans La Double Vie de Théophrase Longuet, paru en feuilleton dans le quotidien Le Matin en 1903), ces « monstres souterrains au groin rose » (talpa est le nom latin de la taupe) qui ont évolué de façon darwinienne dans les catacombes de Paris. La première vision de Talpa est celle d’une très belle femme qui plonge dans un lac souterrain avec la souplesse d’une otarie, mais qui n’a pas d’yeux et présente une sorte de groin, et qui parle à sa compagne en moyen-français. Et Leroux ponctue son invention sur l’adaptation évolutive de ces Français du XIVe siècle enfermés dans leurs ténèbres par un « moi, j’ai la science avec moi ! », aussi impudent que l’aplomb de G.Ri quand il multiplie ses êtres extraordinaires.

Harry Morgan