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la bande dessinée africaine dans tous ses états

Thierry Groensteen

[Juin 2020]

Sandra Federici, L’Entrance des auteurs africains dans le champ de la bande dessinée européenne de langue française (1978-2016), L’Harmattan, « Logiques sociales », 2019.

C’était en 1995. J’étais alors, depuis deux ans, le directeur du Musée de la bande dessinée, quand j’accueillis dans mon équipe, pour quelques mois, un stagiaire originaire du Bénin. C’était la première fois qu’il mettait un pied en Europe et, lors de la réunion d’équipe où je le présentai, il posa sur la table un cadeau pour nous tous : « Ce sont des arachides, une spécialité de mon pays ». Il fut très surpris quand nous lui assurâmes que la cacahuète était une denrée qui nous était familière.

Rien ne laissait présager que ce jeune trentenaire réservé, qui se présenta lui-même à nous comme « un grand paresseux » [1], allait quelques années plus tard se faire un nom dans les Lettres africaines, devenir un écrivain à succès, dont les livres (publiés notamment au Serpent à plumes et chez Gallimard) seraient multi-récompensés et traduits en plusieurs langues.

Florent Couao-Zotti, puisque c’est de lui que je parle, n’a pas seulement à son actif des romans, nouvelles et pièces de théâtre, il a également co-écrit le scénario d’une bande dessinée publiée en 2016 par la maison d’édition béninoise Laha. Dessiné par Constantin Adadja, Gbèhanzin revient sur l’histoire du plus célèbre roi du Dahomey, celui qui, après avoir lutté plusieurs années contre l’occupation française, finit par faire acte d’allégeance.
Cet album est dûment mentionné à la page 59 du copieux essai de Sandra Federici ayant pour titre L’Entrance des auteurs africains dans le champ de la bande dessinée européenne de langue française (1978-2016).


Sandra Federici est journaliste et chercheuse. Cet ouvrage est tiré de sa thèse soutenue en décembre 2017 à l’Université de Lorraine. Elle se place sous le patronage explicite de Pierre Bourdieu et de sa théorie du champ, faisant grand usage des concepts d’habitus, de stratégie, de périphérie, d’autonomie et d’hétéronomie. L’usage qu’elle en fait reste toutefois assez scolaire, et cette partie théorique a surtout le défaut de ne jamais véritablement réussir à s’articuler sur les études de cas et la masse d’informations factuelles que le livre contient par ailleurs. Curieusement, l’autrice ne donne aucune définition du concept d’entrance, qui, me semble-t-il, avait été introduit par Gaël Ndombi-Sow, à l’occasion notamment de ses travaux sur Alain Mabanckou.

Une autre faiblesse de l’ouvrage est la connaissance déséquilibrée dont fait montre Sandra Federici, s’agissant du neuvième art. Autant elle semble remarquablement informée de tout ce qui concerne l’histoire et la situation présente de la bande dessinée africaine, autant il est manifeste que la bande dessinée européenne ou états-unienne lui est peu familière, comme en témoignent un certain nombre d’allégations fausses (page 200 : La Ballade de la mer salée, de Pratt, compterait 250 pages ; page 211 : les fondateurs de l’Association auraient été au nombre de trois, Menu, Trondheim et David B ; page 212 : Silence, de Comès, serait un album ne comportant aucun texte) ou de raccourcis discutables (page 275 : Fantagraphics Books qualifié d’éditeur underground).

Le postulat implicite qui sous-tend toute sa réflexion, et qui n’est jamais interrogé en tant que tel, est que le salut des dessinateurs africains passe nécessairement par leur adoubement par le marché international. Aussi met-elle en exergue les carrières de Barly Baruti [2] et de Pat Mansioni [3], tous deux dessinateurs congolais, et de la scénariste ivoirienne Marguerite Abouet [4], « figures exemplaires de ces trajectoires transnationales ».
Les pages 245 à 292 sont consacrées au récit détaillé des dites trajectoires, suivies par une présentation succincte de quelques autres artistes : Anton Kannemeyer, Conrad Botes, Karlien de Villiers, Joe Daly, Pahé, et Christophe Edimo. Là encore, on peut juger surprenant que si la date de naissance de Baruti est mentionnée (1959), celles de Mansioni [1961] et d’Abouet [1971] ne le sont pas, ce qui ne permet pas au lecteur d’apprécier l’existence ou non d’un effet générationnel.

Pour l’autrice, la réussite d’un auteur africain francophone se mesure à sa capacité à être publié par un éditeur français, à être invité dans un festival français, à collaborer avec un scénariste français, à avoir des retours positifs sur son travail dans la presse française [5]. Trouver des lecteurs en Afrique même, réussir à y développer un projet éditorial, à y gagner une popularité, lui semblent des accomplissements plus secondaires. Ce postulat demanderait, pour le moins, à être mis en cause, puisque la stratégie d’entrance ne peut finalement que maintenir la production africaine en situation de vassalité.

Toutes ces réserves mises à part, le livre dense (un peu trop, sans doute, avec ses 1039 notes infrapaginales) et faiblement illustré de Sandra Federici – qui paraît sept ans après le « répertoire analytique » Quand la BD d’Afrique s’invite en Europe et quatre ans après le Dictionnaire de la bande dessinée d’Afrique francophone, deux ouvrages de Christophe Cassiau-Haurie, chez le même éditeur – se révélera fort utile à tous ceux qui s’intéressent au destin de la bande dessinée africaine. Il fourmille en effet d’informations sur les revues, fanzines, festivals, associations, formations, circuits de diffusion, et sur le rôle des institutions internationales.
Le paysage général est celui d’une bande dessinée qui, dans un contexte colonial ou post-colonial, connaît des conditions d’existence très difficiles, sur les plans matériel, logistique et institutionnel. L’autrice ne manque pas de rappeler les causes de la faiblesse de l’édition en général sur le continent africain : « l’analphabétisme élevé, la faiblesse du pouvoir d’achat, l’inexistence d’un encouragement à la lecture, les taxes sur les matières premières, ou encore le recours à l’importation de livres scolaires de l’étranger » (p. 44). Sans compter, comme le formulait plaisamment le scénariste Christophe Edimo, qu’« il existe peu d’albums de BD ludiques et un peu trop d’albums de BD à thème (le sida, le paludisme, l’onchocercose, etc. : faut-il être malade ou menacé par une maladie pour lire une BD en Afrique ? » (propos rapportés p. 62). Un phénomène qui s’explique peut-être par le fait que « le développement de la BD africaine est de toute évidence largement influencé par l’action institutionnelle de la diplomatie occidentale, singulièrement des instituts culturels français, belges, suisses, allemands et portugais… » (p. 128)

Rappelons que la première présence de la BD africaine au festival d’Angoulême concernait quelques dessinateurs malgaches, en 1986. Le couple de peintres malgaches Xhi et Maa avait d’ailleurs publié trois récits dans Charlie mensuel dès 1978 [6].

Cette année, à Angoulême, dans l’espace « Nouveau Monde », on ne pouvait pas rater le stand de la collection « L’Harmattan BD », qui fêtait ses dix ans d’existence et affichait un catalogue de plus de trente titres, originaires de quinze pays différents. Diffusée par La Diff et distribuée par Hachette, cette collection est aujourd’hui la meilleure vitrine d’une bande dessinée africaine pleine de vitalité mais qui attend encore les conditions de son développement.

Pour terminer, je signalerai l’existence d’un groupe « Bande dessinée africaine » sur Facebook, géré par Benjamin Kouadio, qui rassemble la plupart des auteurs francophones les plus renommés.

Thierry Groensteen

[1] Il existe une trace de son passage au musée : un compte rendu critique de la série Sin City de Frank Miller, portant sa signature, paru dans Neuvième Art No.1, page 132.

[2] Dessinateur des séries Eva K (1995-1998), chez Soleil Productions, avec Frank Giroud, et Mandrill (1998-2007), chez Glénat.

[3Rwanda 1994, 2. vol., sur scénario de Cécile Grenier et Alain Austini, chez Glénat ; Lycée Samba Diallo, de 2003 à 2010 dans la revue Planète Jeunes, puis une collaboration avec DC Comics.

[4Aya de Yopougon avec Clément Oubrerie, Akissi avec Mathieu Sapin.

[5] Page 14 : « le champ européen de langue française finit par représenter le seul endroit permettant une publication de niveau professionnel et, par conséquent, donnant l’opportunité au dessinateur de s’affirmer. »

[6] Voir les Nos.109, 112 et 17.