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les études de bande dessinée et l’édition universitaire

Laurent Gerbier

[Avril 2020]

Depuis 2011 se tient chaque année à Paris, au mois de décembre, le SoBD. Ce salon présente une particularité : c’est le seul salon en Europe qui porte spécifiquement sur les ouvrages étudiant la bande dessinée, de la réédition patrimoniale aux études érudites. Son existence même témoigne d’une évolution du statut culturel et scientifique de la bande dessinée : on est loin des philippiques des éducateurs qui vouaient jadis les illustrés aux gémonies. Pourtant, les éditeurs universitaires sont très peu représentés parmi les exposants du salon. Les études de bande dessinée peineraient-elles encore à conquérir leurs lettres de noblesse académiques ?

Il faut souligner tout d’abord l’ampleur du chemin parcouru : dans les années 1930, éducateurs catholiques et militants communistes s’accordaient sur la nocivité des illustrés, et leur convergence s’est poursuivie jusqu’au vote de la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Il a fallu attendre le début des années 1960 pour que certains sociologues travaillant sur les cultures de masse s’intéressent à la bande dessinée [1], au moment même où se créaient les premiers clubs savants, approchant la bande dessinée de manière érudite. Mais le véritable tournant date de 1970 : Antoine Roux publiait le premier ouvrage pédagogique défendant l’intérêt de la bande dessinée comme support éducatif [2], tandis qu’est soutenue à l’université de Tours une des toutes premières thèses de doctorat consacrées à la bande dessinée, celle de Pierre Fresnault-Deruelle, en linguistique ; elle sera bientôt suivie de la thèse de Jean-Bruno Renard (1974), en sociologie, puis de celle de Serge Tisseron (1975), en médecine.

Dans les décennies qui suivent, les travaux universitaires ont nourri certaines des productions théoriques les plus importantes : une des plus magistrales analyses d’un album d’Hergé est ainsi issue du travail de fin d’études de Benoît Peeters, mené à l’EHESS en 1978 sous la direction de Roland Barthes, d’abord publié en 1984 par Magic Strip, puis repris en 2007 dans une version refondue aux Impressions nouvelles [3]. De même, le Système de la bande dessinée de Thierry Groensteen, qui est désormais un classique, publié en 1999 aux PUF, est issu d’une thèse de littérature soutenue à Toulouse en 1996. Benoît Peeters et Thierry Groensteen sont cependant de bons exemples du statut académique singulier de la bande dessinée en France : tous deux ont produit des travaux universitaires, tous deux en ont dirigé, tous deux ont siégé dans des jurys de doctorat, mais leur œuvre importante s’est pourtant largement déployée en dehors des circuits académiques.

Cette situation est emblématique d’un certain état de la production d’études savantes en France : une bonne partie du travail de recherche a été réalisée, et surtout publiée, en dehors d’une université par ailleurs réticente à lui faire une place. C’est là en partie la conséquence de l’histoire des études savantes, d’abord nées dans les revues (Phénix dans les années 1970, Les Cahiers de la bande dessinée dans les années 1980, ou Neuvième Art dans les années 1990 et 2000). Les livres publiés par ces générations de spécialistes sont donc restés extérieurs au monde universitaire, et très liés en revanche à celui des revues et des fanzines, ou à l’édition de bande dessinée elle-même (que l’on songe par exemple aux 17 volumes parus depuis 1993 dans la collection « Monographies » des éditions Mosquito, ou à la trentaine d’études qui figurent désormais au catalogue de PLG, maison d’édition née du fanzine du même nom, créé en 1978).

Une des titres récents de la collection "Mémoire vive", aux éditions PLG.

Il n’en reste pas moins que les études académiques se sont largement ouvertes à l’objet bande dessinée. En témoigne, par exemple, l’accroissement du nombre des thèses : si trois thèses sont soutenues entre 1970 et 1975, Thierry Groensteen en recense en revanche 32 entre 2010 et 2014 [4]. Mais ces thèses relèvent de disciplines très variées : des lettres à l’histoire en passant par la sociologie, l’anglais ou les sciences de l’information ; l’éclatement disciplinaire de ces thèses reflète l’absence d’unité académique du champ, qui, contrairement aux études cinématographiques, ne s’est jamais structuré en une discipline en soi, avec ses laboratoires, ses postes et ses réseaux de publication propres. Cette situation explique en grande partie celle de l’édition universitaire en matière d’études sur la bande dessinée : le catalogue des presses universitaires en France montre que la plupart d’entre elles ne traitent absolument pas de bande dessinée. Tout au plus rencontre-t-on parfois un ouvrage isolé, ou encore, dans un volume collectif, une contribution dont le corpus relève de la bande dessinée (ce qui est, à tout le moins, le signe que l’ostracisme dont cette dernière a longtemps souffert est désormais dépassé).

Paru aux Presses universitaires Blaise Pascal en 2006

Cependant, quelques cas particuliers montrent qu’une certaine structuration est là aussi à l’œuvre, accompagnant logiquement la multiplication des travaux de master et de doctorat. Ainsi les Presses universitaires Blaise Pascal (Clermont-Ferrand) témoignent d’un intérêt plus soutenu pour la bande dessinée : elles proposent à leur catalogue cinq ouvrages consacrés à la bande dessinée dans trois collections différentes, tandis qu’un sixième est annoncé pour mars 2019, à l’occasion de la création d’une nouvelle collection, « Graphème ». Cependant, les livres concernés n’apparaissent pas dans des collections spécifiquement consacrées à la bande dessinée, et ne témoignent pas d’un projet éditorial constant et continu.

Il en va un peu différemment des éditions Georg : liées à l’université de Lausanne sans en dépendre directement, elles ont publié depuis 2009 dans leur collection « L’Équinoxe » cinq volumes collectifs abordant la bande dessinée sous différents angles thématiques, de la bande dessinée historique à l’autobiographie en passant par le sport. D’autre part, aux Presses universitaires François Rabelais (Tours), la collection « Iconotextes », créée en 2012, publie majoritairement (mais non exclusivement) des études portant sur la bande dessinée, avec treize volumes parus à ce jour [5] Il faut enfin citer la collection « Papiers », publiée par les Presses de l’ENSSIB à Lyon, qui a accueilli en 2018 coup sur coup deux monographies importantes sur la bande dessinée. Ainsi, si les collections spécialisées demeurent rares, la situation semble bien être en train d’évoluer. Deux exemples récents permettront de donner une idée des effets de cette évolution.


Paru en 2018 aux Presses de l’ENSSIB dans la collection « Papiers », le livre de Sylvain Lesage, Publier la bande dessinée. Les éditeurs franco-belges et l’album, 1950-1990, est en partie tiré d’une thèse d’histoire soutenue à l’université de Versailles-Saint-Quentin en 2014. Appuyé sur un minutieux travail dans les archives, le livre documente pour la première fois de manière synthétique la vaste transformation des pratiques éditoriales, des modes de diffusion et des hiérarchies culturelles qui a vu la bande dessinée passer de la publication périodique dans des revues ou des magazines pour la jeunesse à un produit de librairie capable de s’affirmer comme un des secteurs les plus dynamiques de l’industrie du livre en France. Sylvain Lesage met en particulier en évidence le rôle essentiel de Dargaud, dont la stratégie singulière accompagne et précipite la mutation éditoriale et médiatique de la bande dessinée au milieu des années 1960. Il montre alors de quelle manière le secteur de l’album, devenu essentiel dans l’édition de bande dessinée dès les années 1970, conduit à un véritable « printemps des éditeurs » dans les années 1970-1980, printemps parfois trompeur dont les vicissitudes annoncent les grandes recompositions du secteur de l’édition dans les années 1980-1990. En s’appuyant sur l’examen scrupuleux des tirages, sur l’étude de la situation économique et géographique des éditeurs, ou sur la connaissance très détaillée de leurs catalogues, l’ouvrage de Sylvain Lesage offre une fresque historique très documentée qui est appelée à devenir un classique.


La même année, Julien Baudry publie dans la collection « Iconotextes » des PUFR un ouvrage longuement mûri, Cases-pixels. Une histoire de la BD numérique en France. Le livre est issu de la refonte et de l’augmentation d’une série d’articles publiés en ligne par NeuvièmeArt2.0 en 2012. Saisissant la bande dessinée numérique dans ses aspects techniques et économiques aussi bien que culturels ou esthétiques, le livre de Julien Baudry entreprend d’en reconstituer l’histoire de 1984 à 2017, en l’inscrivant dans une culture numérique dont elle ne peut être dissociée. L’auteur est ainsi amené à distinguer trois grandes phases dans l’évolution de la bande dessinée numérique : la bande dessinée multimédia, la bande dessinée en ligne, et la bande dessinée numérique au sens propre – trois phases qui se chevauchent en partie et qui permettent d’ordonner la très grande diversité d’exemples concrets que l’auteur convoque à l’appui de ses trois paradigmes. Complété par une galerie de 21 œuvres marquantes qui rythment cette histoire de 1984 à nos jours, l’ouvrage assume ainsi la tâche de produire une première mise en ordre historique ainsi qu’un premier canon de la bande dessinée numérique, proposant avec cette synthèse un outil précieux pour les chercheurs qui s’intéressent à la bande dessinée et aux cultures numériques.

Alors que les thèses se multiplient, que les laboratoires de recherche sont de plus en plus nombreux à accueillir la bande dessinée parmi leurs objets, et que les objets de la culture médiatique suscitent de plus en plus massivement l’intérêt des étudiants et des jeunes chercheurs, ces deux livres, exemples du nouvel intérêt des presses universitaires pour la bande dessinée, confirment le jugement de Thierry Groensteen : « Il y a dix ans encore, pour un chercheur travaillant sur la bande dessinée, la question “où publier ?” ne trouvait guère de réponse. Cet obstacle est en train de tomber [6]. »

Laurent Gerbier

(Cet article a paru dans le No.1210 de Quinzaines, le 1er mars 2019, dans le cadre d’un dossier coordonné par Luc Vigier et intitulé « Bande dessinée : les nouvelles approches ». Repris avec l’autorisation de l’auteur.)

[1] Voir Edgar Morin, L’Esprit du temps. Essai sur la culture de masse, Paris, Grasset, 1962.

[2] Antoine Roux, La Bande dessinée peut être éducative, L’École, 1970

[3] Benoît Peeters, Lire Tintin. Les Bijoux ravis, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2007.

[4] Thierry Groensteen, La Bande dessinée au tournant, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2017 (citant une étude non publiée de Julien Baudry).

[5] Il serait malhonnête de ne pas signaler que le rédacteur de ces lignes est également codirecteur de la collection en question.

[6La Bande dessinée au tournant, op. cit., p. 85.