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le syndicat des éditeurs alternatifs

[Avril 2020]

Thierry Groensteen : Quelles ont été les circonstances de la création du Syndicat en janvier 2014 ?

JLG : À la fin 2013, l’espace « édition alternative » de la bulle « Nouveau Monde » du Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême a vu sa superficie menacée d’être réduite pour la troisième année consécutive. Un groupe d’éditeurs liés à cet espace (Bicéphale, L’Égouttoir, L’Œuf, Pré Carré et The Hoochie Coochie) ont lancé une discussion par mail, à laquelle Jean-Christophe Menu et moi-même avons été associés en tant qu’éditeurs de Willem, Grand Prix de la ville cette année-là. D’autres problèmes récurrents liés à la bulle et son éditorialisation se sont greffés au débat et la discussion a été élargie à la majorité des éditeurs de ce « Nouveau Monde » qui ressemblait beaucoup à l’ancienne bulle New-York, de sinistre mémoire. Un courrier de doléances a été adressé au Festival et une réunion réunissant la majorité des éditeurs de la bulle « Nouveau Monde » a été organisée au premier jour du Festival 2014 pour débattre de ces sujets. Peu de temps avant, j’avais été contacté par le SNE pour y être intégré. J’avais refusé cette offre tout en proposant qu’un groupe représentatif des éditeurs alternatifs puisse devenir membre à part entière du SNE. Ce qui fut refusé. La suite naturelle des choses était donc de négocier avec le SNE ou de constituer un nouveau syndicat, hypothèses qui furent exposées aux autres éditeurs alternatifs lors de cette réunion. Nous avons unanimement opté pour cette dernière option.

Aucun des éditeurs adhérents n’était auparavant membre du SNE [1] ?

JLG : Non. Ce qui a facilité les choses. De toute façon, les conditions d’adhésion au SNE étaient trop contraignantes et peu compatibles avec la taille des structures du SEA. Par ailleurs, aucun d’entre nous ne se retrouvait dans la pensée et les manières industrielles du SNE.

Quel est le fonctionnement du SEA ?

JLG : Nous avons deux temps de réunion dans l’année : l’un en janvier pendant le festival d’Angoulême, l’autre en juin dans une ville différente à chaque fois. Nous fonctionnons par petits groupes sur des sujets définis lors des AG et échangeons sur un forum que nous avons créé. Le bureau se charge de synthétiser les travaux en cours pour les autres membres.

Assemblée générale de janvier 2020, à Angoulême

Comment évolue le nombre d’adhérents ? Les entrants sont-ils cooptés ? Y a-t-il des refusés ? Pour quelle raison ?

BP : Le SEA rassemble une cinquantaine d’éditeurs. L’intégration d’un nouveau membre se fait par un vote majoritaire. Les refus se font sur la base des critères définis dans notre charte et nos statuts, dont les principaux sont d’être une maison d’édition de création, de ne pas être affilié à un groupe d’édition et de ne pas publier plus de 40 titres par an. Notre charte est accessible sur notre site, lesea.fr.

Le SEA a des membres dans toute la francophonie (Québec, Belgique, Suisse). En quoi cette dimension est-elle importante à vos yeux ?

BP : Les SEA intègre effectivement des éditeurs dont le siège se situe en Belgique, en Suisse ou au Québec, ce qui reflète la réalité du marché français, qui a toujours été irriguée par ces pays.

Quelle est votre définition de la notion d’éditeur alternatif ?

JLG : La notion d’éditeur alternatif s’est imposée tardivement, la première appellation ayant longtemps été « éditeur indépendant ». C’est sous l’impulsion du SEA que cette formule un peu creuse a été délaissée ; beaucoup d’éditeurs industriels sont détenteurs de leur capital et peuvent être à ce titre considérés comme « indépendants ». Nous préférons la notion d’alternative car elle reflète mieux notre action, tant sur le plan historique que sur le plan pratique. Les éditeurs du SEA, dans leur approche de l’édition comme dans leur production, sont une alternative aux méthodes et produits industriels qui dominent le marché du livre.

La ligne de partage avec les grands éditeurs s’est-elle déplacée, depuis les années 1990 ?

JLG : L’idée d’une ligne de partage impliquerait que le marché est découpé, de manière tacite ou négociée, entre les différents éditeurs, quelle que soit leur obédience. Ce n’est pas le cas. La démarche des éditeurs du SEA étant de se positionner comme une alternative aux méthodes et aux productions de l’industrie du livre, nous n’entrons pas en rivalité avec les publieurs et les grands groupes. D’une certaine manière, nos pratiques étant très divergentes, nous ne faisons pas le même métier. Que des éditeurs industriels voient dans nos catalogues des directions ou des partis pris qu’ils tentent d’imiter dans une volonté commerciale n’est pas nouveau. C’est parfois un problème. Mais c’est aussi la preuve que l’édition telle que nous la pratiquons a contribué à modifier le paysage éditorial et que notre action n’est pas vaine. Par ailleurs, ces ersatz industriels sont d’excellentes alertes qui rappellent que l’axiome de toute alternative est de se réinventer en permanence.

A l’époque du Comptoir des indépendants [2], les alternatifs mutualisaient leur outil de diffusion ; ce n’est plus un enjeu aujourd’hui ?

JLG : La mutualisation est au cœur du SEA, même si l’aspect logistique échappe à notre champ d’action. La plupart des éditeurs alternatifs sont aujourd’hui concentrés aux Belles Lettres et chez Makassar. La vraie question serait plutôt de savoir si le modèle de diffusion-distribution à la française, qui a déjà démontré son obsolescence et qui porte une grande responsabilité dans la surabondance de livres et la précarité qui en découle, ne doit pas se voir opposer un modèle alternatif. Mais c’est un autre sujet, qui émergera quoi qu’il arrive.

Pour le FIBD 2020, vous avez publié un catalogue commun de 90 pages, en anglais (French-language alternative publishers) et pris un stand au marché des droits ; cela traduit-il la volonté d’un nouveau développement à l’international ? Cette stratégie a-t-elle donné des premiers résultats ?

BP : Au SEA, nous pensons que nos livres pourraient intéresser beaucoup de personnes dans le monde. Ils sont pour l’instant très peu traduits, mais de nouvelles maisons d’édition alternatives se créent en Amérique Latine, en Asie, en Europe de l’Est... qui sont intéressées par nos catalogues. Nos actions commencent à peine, cela prend du temps, mais les premiers retours sont en effet prometteurs.

Stand de vente de droits internationaux
avec, au premier plan, le catalogue du SEA.

Même si certains adhérents sont en région parisienne (Hoochie-Coochie, les Rêveurs, Une autre image, Rackham, PLG, Matière, Insula, Delirium, La Cafetière, Adverse, L’Association), beaucoup ont leur siège en région. Est-ce une particularité de l’édition alternative par rapport aux plus gros éditeurs ?

JLG : C’est en réalité une particularité de l’édition en général. Les grands groupes sont pour l’essentiel localisés en région parisienne mais les maisons d’édition sont bien plus nombreuses à être installées en province. Il n’y a qu’un éditeur parisien pour croire que l’édition n’est possible qu’à Paris. Ce métier s’exerce en vérité bien plus plaisamment loin de la capitale et le développement des technologies de communication ne fera qu’amplifier les départs qu’on observe depuis dix ans.

L’aide des Régions est-elle déterminante ? A-t-elle augmenté ces dernières années ? Qu’attendriez-vous de plus des collectivités territoriales ?

JLG : Le soutien et les dispositifs en faveur de l’édition varient considérablement d’une région à l’autre. L’Île de France et Auvergne-Rhône-Alpes sont peu attentives à ce secteur, La Nouvelle Aquitaine ou Provence-Alpes-Côtes d’Azur se montrent plus investies. Certaines régions ont par ailleurs développé des contrats de filière avec le CNL qui leur permet d’élargir leur champ d’action. Mais ce type de considérations entre peu en ligne de compte lorsqu’une maison d’édition se choisit une implantation.

Il y a parmi les éditeurs adhérents une diversité de statuts, mais aussi dans les choix éditoriaux et les rythmes de publication. Cela engendre-t-il des difficultés (par ex. le fait que Çà et là, Insula, Delirium font seulement de la traduction et pas de création) ?

BP : Les structures font des choix éditoriaux différents, ont des tailles différentes, des modes de gestion différentes, mais la plupart ont en commun une certaine précarité. Vous trouverez peu de membres qui ont plus de deux salariés par exemple. Tous les points que nous débattons en assemblée ou sur le forum ne touchent pas forcément toutes les structures, mais nous avons de nombreux points communs : l’engagement en faveur de la création, la volonté de respecter et de soutenir les auteurs et les autrices, des difficultés à montrer nos livres dans un milieu saturé...

Plusieurs structures « historiques » ont à présent 30 ans d’ancienneté (L’Association, Cornélius, Les Requins Marteaux, Atrabile, PLG…) Cette pérennisation vaut-elle consolidation, ou chacune de ces structures reste-t-elle malgré tout fragile ?

JLG : Ces structures, qui ont fait le choix d’une production limitée, sont fragiles par nature. Un succès ne peut garantir la survie d’une maison d’édition alternative. Il lui apporte au mieux une aisance et une capacité d’action accrue. Marjane Satrapi ou Fabcaro ont largement contribué aux succès de L’Association ou de 6 Pieds sous terre. Mais ils ne peuvent à eux seuls assurer la pérennité de ces éditeurs. On observe même qu’un succès peut parfois être fatal à certaines maisons, encourageant un développement artificiel que l’activité réelle ne peut soutenir.

Certains d’entre vous ont-ils été la proie de tentatives de rachats par de plus gros ?

JLG : Bien sûr, c’est inévitable. Mais la majorité des adhérents du SEA est préservée de cette tentation par le statut associatif qu’ils ont choisi. Ceux qui se sont constitués en société (comme Çà & Là, Cornélius ou Le Lézard Noir, par exemple) sont régulièrement approchés par des groupes d’édition désireux de capter une identité et de la rendre plus profitable. Ce qui dénote une forme de candeur de la part de ces acteurs dominants.

Le SEA siège dans des instances comme l’Association pour le Développement de la Bande Dessinée d’Angoulême (ADBDA), présidée par Bruno Racine, et il est l’un des interlocuteurs de la puissance publique pour tout ce qui touche au statut des auteurs. Comment vivez-vous ce rôle et cette reconnaissance ?

JLG : Le SEA a aussi été créé dans ce but. Il était anormal que le SNE soit le seul organisme à incarner la profession alors qu’il n’en représente pas, loin de là, toute la diversité. Nos positions sont très opposées à celles du SNE sur le sujet des auteurs et des autrices comme elles divergent fondamentalement quant à la notion même de ce qu’est l’acte d’éditer. Notre présence permet donc de faire entendre des points de vue qui sont loin d’être minoritaires et qui étaient jusqu’alors occultés. Je pense que l’expérience de ces divergences a démontré à ceux qui y étaient hostiles que les désaccords sont souvent instructifs, parfois profitables. Ils sont surtout le minimum de ce qu’un fonctionnement démocratique se doit d’accepter. Dans ce cadre, l’intérêt général finit couramment par prévaloir.

Pouvez-vous nous présenter le modèle de contrat d’édition simplifié que vous avez mis en œuvre, et sa philosophie. Tous les adhérents y ont-ils souscrit ?

JLG : Ce contrat a vocation d’exemple, au-delà des adhérents du SEA, qui sont libres de l’utiliser ou de l’adapter à leur guise — le SEA n’a pas de dimension coercitive. Nous avons travaillé avec des juristes au dépouillement de ce qui apparaissait jusqu’alors comme la norme. Beaucoup de choses nous semblaient contestables ou illégitimes dans les accords qui liaient traditionnellement les maisons d’éditions aux auteurs et aux autrices. L’essentiel de notre travail a donc été de retrancher certaines clauses abusives ou incompréhensibles et de rendre l’ensemble lisible par tous. Les différentes formes de rémunération ont été revues au profit des auteurs et des autrices, notamment sur les droits primaires et les droits étrangers. Nous avons aussi supprimé tout ce qui relevait des droits annexes, considérant qu’un contrat d’édition ne peut pas s’étendre à d’autres domaines que celui du livre sans faire l’objet de contrats parallèles, ouvrant à d’autres droits et à d’autres engagements.

Vous avez fait le choix d’accorder 10 % de droits aux auteurs. Quelles sont vos autres solutions ou préconisations pour soutenir les auteurs en situation difficile ?

BP : Le métier d’auteur est difficile, le respect est une première chose à rétablir. Le modèle de contrat du SEA a été conçu dans cet esprit d’équité. Quand le SNE affirme qu’il est normal que les droits d’auteur puissent être inférieur à 10 % pour un livre, c’est irrespectueux, et le passage au numérique est souvent l’occasion de contrats indignes. Les modes de gestion de la sécurité sociale et du système de retraite ont montré de grandes négligences par le passé, le relais passé à l’Urssaf ne s’est pas vraiment déroulé dans une grande sérénité non plus. Les syndicats de défense des auteurs et autrices sont actifs et ont un discours que nous soutenons régulièrement sur ces sujets.

Faites-vous des conditions particulières aux libraires ?

JLG : Cet aspect des choses échappe malheureusement à la majorité d’entre nous dès lors qu’ils sont liés à un diffuseur par contrat, puisque cet accord est une délégation commerciale dans laquelle une partie de nos prérogatives sont abandonnées au profit de la stratégie du diffuseur. Nous ne pouvons donc intervenir qu’à la marge ou dans le cadre d’une négociation particulière avec le diffuseur. Ce qui, je le reconnais, est parfois frustrant.
BP : Au-delà de l’aspect financier, nous avons des relations particulières avec certaines librairies. Des rencontres, expositions ou signatures s’organisent de façon dense et régulière avec des partenaires qui apprécient nos publications. Des moments privilégiés de présentation de nouveautés ont également été organisés. Le réseau des librairies indépendantes est crucial pour nos structures.

Y a-t-il des échanges entre adhérents sur les évolutions de la BD en termes de création ? Le Syndicat a-t-il fait naître des projets nés en commun ?

JLG : La discussion fait toujours émerger des choses. La confrontation des points de vue est l’un des plus grands intérêts du SEA. Nous avons tous été changés par cette action, qui nous a permis de mieux nous connaître et de comprendre plus finement le milieu qui est le nôtre.
BP : Le SEA regroupe des maisons d’édition qui ont parfois des lignes éditoriales très éloignées. Nous ne défendons pas du tout un goût commun, au contraire. La diversité est essentielle. Nous nous vivons comme des partenaires et non comme des concurrents, de nombreuses initiatives ont vu le jour et le verront encore, sans que le SEA en soit forcément le déclencheur (coéditions, expositions partagées, collaborations sur des projets de revues, de festivals, etc.).

Quels sont les rapports que le SEA entretient actuellement avec le SNE ? avec le FIBD ?

JLG : Les rapports actuels avec le SNE sont d’ordre variable, quoique rarement belliqueux. Mais ils confirment qu’une discussion est toujours préférable au silence et qu’une engueulade est parfois une excellente façon de se comprendre. Il n’y a, de part et d’autre, aucune forme d’agressivité de principe et la cordialité reste toujours la première approche. Ce qui est valable avec le SNE est bien évidemment valable avec le FIBD et nous nous réjouissons que les tensions qui se cristallisaient autour du festival soient revenues à de plus justes proportions, grâce à la création de l’ADBDA ainsi qu’aux différents comités montés sous l’égide du CNL ou du Ministère de la Culture.

(Propos recueillis par échanges de mails, période de confinement oblige.)

[1] Syndicat National de l’Edition, qui comporte un « groupe BD » dont sont membres tous les grands éditeurs.

[2] Outil de diffusion créé au tournant des années 2000 par Latino Imparato, qui diffusait L’Association et de nombreux autres alternatifs, et qui a cessé ses activités en 2010.