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deux lettres d’aristophane

[Juin 2020]

« Peut être pourrais-tu lui suggérer si tu le vois de m’écrire deux mots, parce que j’aime recevoir des lettres… » (Lettre à Dominique Hérody, 06.03.93)

[Nous avons volontairement gardé les quelques fautes émaillant le texte.]

Lettre à Dominique Hérody

06.06.93

Dominique

Je me suis acheté – l’aurais-tu imaginé – récemment un disque de musique classique. Il s’agit de la symphonie n° 4 de Shostakovich ; je n’imaginais pas que la musique puisse donner tant de liberté à l’imagination. On y trouve des douceurs et des violences, des mouvements intimes qui nous invitent à nous replier sur nous même et à nous chuchoter des tendres bêtises. Les agréables chatteries sont balancées par des éclairs subits, des éclats d’orage et là je me rends compte que la musique parle aussi de ce qu’est la force intérieure, non pas comme certaines musiques trop simples qui ne captivent les sens simples et ne les convient à aucun changement, à aucune métamorphose. Celle-là demande à la force d’évoluer, de se risquer sur un fil suspendu comme un funambule ; seul en l’air, il est faible en perdant la sécurité du sol, mais en se risquant à ce qui effrait la plupart il se fait invincible. Je voudrais être fort et faible comme lui.

Je connais trop peu de choses à la musique classique, je veux en tout cas m’y intéresser comme au jazz. Je me suis fatigué de ce que j’écoutais, je m’éloigne toujours d’avantage de ce qui est le plus populaire ; j’admire ce qu’avant mon envie couronnait de mépris. Je m’imagine être Orphée dissipant le mirage de l’enfer et me retournant pour contempler mon ouvrage avec un ouvrage de regret mais victorieux tout de même.

Ça a été un rafraîchissant plaisir d’avoir un avis autre que « c’est bien » sur l’histoire, car curieusement bien qu’étant conscient de certains mes défauts, j’ai besoin que certaines personnes me le confirment. Je vois plus clairement à présent les passages trop naïfs, je le corrigerai ou, si la flemme est trop forte, du moins une partie.

À la vérité ce qui dans tes remarques m’a fait les plus de plaisir est que tu vois le conte démoniaque comme de la poésie. Tu me l’as dit après Joël Bernardis, une autre personne a vu de la poésie dans mes dessins pour enfant. Quelle belle récompense de savoir que mon trait a assez de personnalité pour évoquer de grandes sensations (la poésie est le summum du langage qu’il soit parlé, écrit, dessiné ou peint ou mis en musique ; elle est de plus universelle.) Si je suis un poète, je suis pour le moment médiocre. Si on ne possède pas l’alchimie des mots, on ne possède pas la poésie.

En bande dessinée en tout cas, la poésie a une place à se faire, et si celle-là n’a plus de succès d’il y a quelques années c’est que celle-ci qui y naissait et qui aurait du s’y développer a été affadie par le commerce. Pour qu’elle renaisse il faire appelle à l’individualité, les idées communes ruinent toute sorte d’œuvre pour, une fois qu’elles ont pressé l’originalité d’une manière de penser, en faire un terrain neutre ou chacun se reconnaît. Nous n’avons alors plus d’œuvres mais des produits de consomation.

Tu m’as rassuré et le peu que tu m’as donné m’as raffermi. Maintenant je ne doute plus qu’un jour on me considérera. (même si c’est après ma mort.)

Aristophane

*

Lettre à Olivier Josso Hamel

23.05.98

Olivier

Les commentaires de ton ami me font plaisir, surtout ces deux mots pleins de sens : « remonte et élève ».

Il y a, schématiquement, pour moi, trois catégories d’histoires, celles qui n’apportent rien parce qu’elles sont pitoyablement navrantes ou au mieux superficielles, celles qui m’enfoncent ou dévoient la psyché, les histoires morbides qui assassinent notre santé psychique ou qui se complaisent dans des idées, sentiments et impulsions contre nature ; et la troisième catégorie, celle des histoires qui nourrissent, enrichissent. Ce sont là, pour moi, trois extrêmes, les trois sentiers avec infiniment de variations que peut emprunter un conteur suivant son caractère, ses tendances, ses aspirations. Tu peux comprendre alors comme ton ami me cause de la satisfaction.

Une deuxième chose est que même si une histoire a des qualités on peut l’oublier facilement, soit parce qu’elle est confuse et mal ordonnée, soit parce qu’on ne s’attache pas aux personnages parce qu’on ne peut s’identifier à eux, ou qu’ils sont mal décrits. Ton ami dit que l’histoire est restée en lui, c’est un double plaisir.

J’ai lu ton histoire dans le dernier lapin, je n’ai pu que feuilleter son début dans le numéro précédant, elle est très belle, aussi bien le dessin que l’écriture, les auteurs de bande dessinée qui écrivent bien sont vraiment trop rares.

Aristophane