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militance féministe et queer dans la bande dessinée argentine actuelle

Laura Caraballo

[Avril 2020]

Le milieu de la bande dessinée argentine, comme bien d’autres, a longtemps été presque exclusivement masculin. Aujourd’hui, si les lieux de pouvoir dans le champ de la bande dessinée sont encore largement occupés par des hommes, les femmes et les personnes LGBTIQ+ ont « envahi » le milieu et travaillent infatigablement pour amplifier leur visibilité dans l’industrie, ainsi que pour revendiquer leur importance dans l’histoire de l’historieta.

Pour contextualiser l’énergique mouvement féministe et queer dans la bande dessinée argentine actuelle, il faut comprendre les contradictions qui subsistent dans le pays. Si de nombreuses avancées, qui existent très peu ailleurs, ont été obtenues, l’avortement est toujours considéré comme un délit, comme d’ailleurs presque partout en Amérique latine. Cependant, le mariage pour tous est en vigueur depuis 2010 et il a été établi sans désaccords majeurs, malgré la forte opposition de l’Église catholique. Adoptée en 2012, la loi d’identité de genre a été la première au monde à ne pas pathologiser la condition trans. Le système de santé publique comme les assurances privées ont l’obligation de prendre en charge tout traitement médical en lien avec l’expression du genre, notamment la chirurgie de changement de sexe.

La lutte pour le droit à l’avortement [1], qui a pris une ampleur extraordinaire, a poussé les femmes à occuper, à une grande échelle, l’espace public. Que ce soit le mouvement Ni una menos (« Pas une de moins »), dont la première manifestation a eu lieu en 2015 dans plus de 80 villes, contre la violence faite aux femmes et face à la quantité bouleversante de féminicides [2], ou le combat pour démanteler les réseaux de traite de femmes et la prostitution dans des conditions inhumaines, les femmes sont mobilisées en permanence. Dans ce contexte, l’apport du trans-féminisme a été important, étant donné qu’il questionne, à travers une perspective décoloniale, le féminisme « blanc et hétérosexuel » ainsi que la sexualité dominante (hétéronormée) et les stéréotypes de genre normatifs.

Les bandes dessinées en lien avec ces mouvements abordent largement les thématiques propres au trans-féminisme. Mais le corrélat en papier et encre de ces revendications existe depuis longtemps, notamment dans le mouvement underground états-unien des années 1970, comme les collectifs Tits & Clits et Wimmen’s Comix. On y cristallise en dessin, avec une approche nettement ironique et grotesque, des sujets comme la carrière frustrée suite au choix d’une vie de famille, la maternité, l’avortement, le lesbianisme, l’abus sexuel, la violence au sein du couple, les inégalités dans le monde du travail… Dans la même décennie, en France, la revue Ah ! Nana, créée en 1976 et qui a fait paraître 9 numéros jusqu’à son arrêt par la censure en 1978, était une revue volontiers provocatrice qui traitait, dans le même registre ironique, ces thèmes et d’autres parfois polémiques, tels que l’inceste, la sexualité des petites filles ou le sadomasochisme.

Paula Suker, La sombra del altiplano, illustration

Aujourd’hui en Argentine, la bande dessinée féministe est portée par les nouvelles générations de dessinatrices, très jeunes et actives. Parmi les précurseures récentes, il y a, d’une part, le collectif Chicks on Comics fondé en 2008 par neuf dessinatrices (Bas, Clara Lagos, Delius, Maartje Schalkx, Caro Chinaski, Pixin Weng, Zane Zlemeša, Power Paola et Sole Otero) comme un espace de rencontre et de visibilisation du travail des autrices au niveau international. À travers les ressources narratives de la bande dessinée, elles produisent de façon collective des dessins animés, des dialogues, des publications, des expositions, etc. Sur leur site web, leur manifeste exprime le parti pris de l’ironie et de l’humour au moment de traiter les problématiques de genre. Les Silent Conversations, l’un de leurs modes opératoires, sont des dialogues sur des thématiques déterminées (par exemple, l’amour romantique) à travers des dessins construits suivant une formule proche de celle du cadavre exquis. Il en résulte une bande dessinée muette et collective.

D’autre part, la revue de critique culturelle féministe de bande dessinée Clítoris, fondée en 2011, installe les thématiques brûlantes de l’agenda féministe, dont celle de la visibilité des autrices, ce qui n’a pas empêché d’inclure des hommes dont le travail se situait aussi dans des considérations féministes. Les thématiques de l’avortement, de la place de la femme dans la bande dessinée, des collectifs artistiques féministes, du harcèlement de rue, y sont donc présentes. Clítoris était de même un espace pour mettre en question les représentations du désir féminin. Le premier volume du livre Clítoris, paru en 2014 chez Hotel de las ideas et intitulé Sex(t)ualidades en viñetas, insiste sur la nécessité de faire converger la narration graphique et la perspective féministe comme une façon d’intervenir politiquement dans l’espace public. Tout comme dans les revues, on y trouve des articles d’experts ainsi que des bandes dessinées de quelques pages qui évoquent la sexualité des femmes handicapées, la prostitution, la traite des personnes, le transgenre, etc.

Jasmin Varela, Tengo unas flores con tu nombre, page 7

Al pie de la teta, de (Cecilia) Gato Fernández, est une adaptation en bande dessinée de la pièce de théâtre éponyme de Seba Fanello. Cette histoire, réalisée par l’autrice spécialement pour Clítoris en 2014, se situe dans un monde parallèle, mettant en scène un personnage du nom de Walter. Seul homme à avoir toléré une greffe d’utérus, et de plus tombé enceint, il est recherché activement par des militaires. Après avoir réussi à se cacher pour réaliser un avortement clandestin, il meurt des suites de l’opération, au moment même où une déclaration officielle lui accorde le droit d’avorter en toute légalité et à la lumière du jour, pour sauver sa vie. Une des idées sous-jacentes de ce récit fantastique est que tout se passe comme si la vie des femmes valait moins que celle des hommes, la pénalisation de l’avortement conduisant des milliers d’entre elles, en particulier celles issues des milieux les plus défavorisés, à une mort certaine suite à des interruptions de grossesse clandestines.

Au-delà de ces premiers exemples, le mouvement a aujourd’hui un caractère nettement « fanzineux ». Tout un nouveau circuit s’est récemment mis en place : suivant l’inspiration du do it yourself, les jeunes dessinatrices s’autoéditent, se rassemblent, et leur travail circule dans les divers événements qu’elles-mêmes organisent. Le salon Vamos las pibas ! (« Allez les filles ! »), dont la première édition date de 2017, en est un exemple intéressant. Il s’agit d’un festival d’autrices de bande dessinée, avec des expositions, des tables rondes et des ateliers de dessin. Le but principal est de combattre les préjugés quant à l’existence de thématiques ou de styles spécifiquement féminins (par exemple l’idée d’un style « girly »). Commencé à une échelle presque domestique (des amies qui se réunissaient), l’événement a vite pris de l’ampleur, avec une assistance surprenante dès la première édition.
Un autre événement, Tinta queer (« Encre queer »), initié en 2016, rassemble des créat-eurs.rices LGBTIQ+ et fait converger bande dessinée, dessin et culture queer par la vente de fanzines, des conférences et des rencontres avec des auteurs et autrices. Dans le même ordre d’idées, le collectif Secuencia disidente s’est créé il y a plus d’un an avec le but de fédérer les dessinateurs.rices LGBTIQ+ et de construire un grand réseau, un lieu de rencontre et de partage. Leur manifeste affirme que le nom et l’identité politique de l’aut-eur.rice racontent (ou disent) autant, voire plus que son dessin. Les critères de sélection sont alors plus en rapport avec la visibilisation des subjectivités refoulées qu’avec un standard de qualité graphique dominant.

Nacha Vollenweider, « Mi titanic », page 2, dans Vamos las Piblas No.2

Dans cette déconstruction du trait et du dessin confluent plusieurs collectifs qui se focalisent sur l’exclusion. Notamment Línea peluda, groupe de femmes et de transgenres qui militent à travers le dessin. Le graphisme est libéré de la catégorisation bon/mauvais dessin. Ce positionnement apparaît dans le nom du groupe : la línea peluda (« ligne poilue ») est une « mauvaise » ligne. Dans l’enseignement du dessin on préconise une ligne homogène, nette et non pas hésitante : il s’agit bien entendu d’un modèle imposé.

Sur le plan du rendu visuel, on trouve certaines dessinatrices avec des styles qu’on pourrait qualifier de naïfs ou même d’enfantins, si l’on tient à cette norme du bon dessin. Avec une ligne imprécise et des aplats réalisés par juxtaposition des lignes de crayon, où le passage de l’outil est délibérément apparent, Power Paola, dans son roman graphique Todo va a estar bien (Musaraña, 2016), raconte ses amours de jeunesse au graphite. Dans la même rhétorique visuelle mais avec des crayons de couleur, on trouve Tengo unas flores con tu nombre, un « guide pratique de la sororité » où Jasmín Varela, en plusieurs images uniques – une par page –, nous montre différents exemples de la solidarité entre femmes dans leur réalité quotidienne, lorsqu’elles se protègent mutuellement : raccompagner une amie à l’arrêt du métro dans la nuit, l’écouter, la soutenir, la conseiller…

Paula Suker, La sombra del altiplano, page 5

Avec des figures, des lignes et des proportions plus influencées par le manga, La sombra del altiplano de Sukermercado (alias Paula Suker ; Barro Editora, 2018) est l’histoire d’une super-héroïne à machette qui sauve les jeunes filles victimes de la traite de personnes. Les histoires sont situées dans le nord-ouest du pays, une région conservatrice où l’Église catholique a une grande influence et où se trouve un grand réseau de prostitution forcée.

Fondatrice du salon Vamos las pibas !, Agustina Casot, dans son fanzine Diverses, rapporte en bande dessinée plusieurs témoignages intimes des personnes « différentes », non seulement à l’écart du modèle hétéronormé, mais aussi de toute définition de la « normalité ». Les vies intimes et les difficultés d’un homme trans et d’une fille en fauteuil roulant sont racontées dans une atmosphère surréaliste, dans un décor de désert la nuit : seuls une ligne d’horizon et un ciel noir étoilé accueillent les personnages qui dialoguent. En mettant également en images l’exclusion, le fanzine autobiographique Amarga (« Amère » ; 2018), de l’autrice Sine, raconte le vécu adolescent de la différence, à travers une anecdote : une nuit de sortie en discothèque qu’elle a détestée et qui l’a éloignée de ses copines, très habituées à ce type de situation.

La réappropriation du corps suite au dépassement des stéréotypes imposés, ainsi que la dé-chosification, dans le cas des femmes, appellent à la recherche d’un nouveau graphisme. Comment mettre en images ces nouvelles expériences ? Ces récits de la dé-construction, qui trouvent leur place dans le circuit de la bande dessinée alternative en Argentine, invitent les lect-eurs.rices à réviser leurs a priori pour se repositionner individuellement et socialement. Ensuite, la réflexion et l’action deviennent collectives et inclusives – seule manière de modifier le contexte et sa répartition des forces par le biais de l’encre, du crayon, du trait, du geste.

Laura Caraballo

Jasmin Varela, Tengo unas flores con tu nombre, page 5

(Cet article a paru dans le No.1210 de Quinzaines, le 1er mars 2019, dans le cadre d’un dossier coordonné par Luc Vigier et intitulé « Bande dessinée : les nouvelles approches ». Il est repris ici avec l’autorisation de l’autrice, qui y a apporté quelques modifications.)

[1] Le projet de loi d’interruption volontaire de grossesse (présenté pour la première fois à l’Assemblée nationale argentine en 2007) a été approuvé par les députés en juin 2018, mais a par la suite été rejeté par le Sénat. Début 2020, le tout nouveau président de la République s’est publiquement engagé à soutenir la loi qui devrait être traitée cette même année.

[2] On dit « fémicide » en Argentine. Spécificité juridique d’Amérique latine, ce terme a été conçu pour désigner les meurtres des femmes par des hommes dans le contexte du foyer, résultat de la violence de genre ou crime de haine et de misogynie. La distinction entre homicide et féminicide a pour but de reconnaître et de rendre visibles la discrimination, l’inégalité et la violence systématique à l’égard des femmes. En Argentine, il y a eu, en 2018, 225 féminicides. En France, le chiffre est un peu moins important mais néanmoins préoccupant.