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écoutez la parole du Chris

Chris Ware fait partie de ces dessinateurs américains, dont je parlais ici le 26 février, qui ne dédaignent pas de coucher par écrit leurs réflexions sur le média qu’ils pratiquent au quotidien. Il avait ainsi, à ma demande, rédigé un texte de présentation pour le récit Here, de Richard McGuire, quand celui-ci avait été repris dans Neuvième Art n° 12. Et la récente monographie de Jacques Samson et Benoît Peeters Chris Ware, la bande dessinée réinventée (les Impressions nouvelles), contient quelque quatre textes de sa main, qui n’avaient pas encore été traduits.

Celui présenté aux pages 69 à 75 est un essai écrit pour le catalogue de l’exposition que lui consacra en 2007 la Sheldon Memorial Art Gallery, à l’Université de Nebraska-Lincoln. Parallèlement, Ware écrivit aussi un texte pour accompagner l’exposition présentée en même temps que la sienne sous le titre « Comic Art », exposition qui réunissait des œuvres assez hérétoclites figurant dans les collections de la Sheldon. Ce second texte étant, lui, toujours inédit dans notre langue, il m’a semblé intéressant d’en traduire moi-même ici deux passages, qui définissent assez bien la posture idéologique revendiquée par l’auteur de Jimmy Corrigan par rapport au monde de l’art.

Extrait de Rusty Brown, dans l’Acme Novelty Library n° 17

Les voici donc.

« Pour une raison ou une autre – et mieux vaut laisser ces raisons aux historiens et aux conservateurs de musée spécialisés dans ce genre de choses –, l’art américain a sa part profondément ancrée de préjugés de classe. On nous apprend à penser que certains médias et modes d’expression sont plus "élevés" que d’autres : la peinture est noble, la sculpture est honorable, les dessins destinés à être imprimés sont tout juste bons à être glissés sous la panière du chat. (…)

D’un certain côté, cette distinction est vraiment commode pour les "gens ordinaires" qui regardent la télévision, vont au cinéma, jouent à des jeux vidéo et lisent des bandes dessinées. Ils n’ont pas à se demander si quelque chose est pertinent, provocateur ou développe une critique adéquate de leur standing social ; ils peuvent simplement prendre du plaisir. En revanche, nous qui avons poussé l’excès jusqu’à faire six années d’école d’art, nous avons toute une batterie d’équations, de formules et de lignes de codes digitaux qui s’agitent en permanence dans notre cerveau pour nous aider à décider si 1) quelque chose est de l’art ou pas, et 2) si oui, si nous devons "l’apprécier" — mais, malheureusement, quelquefois "2)" vient en premier, ce qui annule "1)", à moins que la raison pour laquelle 2) nous apprécions cette chose est en vérité que 2a) nous ne l’aimons pas, et ainsi se perpétue une controverse dûment répertoriée et assimilée qui débuta peut-être avec Marcel Duchamp, une contestation de la définition de l’art et de la sentimentalité qui s’attache aux représentations, aux émotions, à la relation du spectateur avec l’espace de la galerie et avec son corps et divers autres sujets ésotériques qui nous intéressaient beaucoup quand nous étions en deuxième année mais qui sont devenus de plus en plus brumeux et inappropriés 3) à mesure que nous avons vieilli. Alors la plupart d’entre nous vont écouter de la pop music merdique ou vont voir un film stupide avant de retourner au musée. »

(…)

« Ce qui importe vraiment, c’est si l’artiste, l’écrivain ou le cartoonist était honnête et s’il a créé quelque chose qui entrera en résonance et en sympathie avec une génération qui n’est pas encore née. (…) Le réalisateur Stanley Kubrick a dit quelque chose qui m’a frappé la première fois que je l’ai lu : "Le test, pour une œuvre d’art, c’est, en fin de compte, l’affection que nous éprouvons pour elle, et non pas notre capacité à expliquer pourquoi elle a de la valeur". »

Chris Ware est un artiste dont le travail peut, du point de vue formel, paraître froid et cérébral. On voit à travers ces déclarations que dans son système de valeurs, la sincérité et le plaisir viennent en premier. Ce sont, il faut en convenir, et Ware ne l’ignore certainement pas, deux notions tenues en grande suspicion dans le monde de l’art contemporain.