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des coupes pleines d’histoires

Thierry Groensteen

[Avril 2020]

En 1996, Lars von Trier avait investi pendant trois mois la Kunstforeningens Hus (la Maison du Cercle d’Art), à Copenhague. Ce musée avait été transformé en une sorte de multithéâtre. Voici comment Les Inrockuptibles ont rendu compte du spectacle conçu par le réalisateur danois : « Aux trois niveaux, du rez-de-chaussée au deuxième étage, von Trier et ses collaborateurs avaient construit dix-neuf espaces de jeu, dix-neuf intérieurs très différents les uns des autres. Il y avait là toutes les pièces d’une maison : le salon, la chambre à coucher, la salle à manger, etc. Il y avait également un bureau, une salle d’hôpital, une salle d’attente, une tente, une roseraie, un quai de gare, une partie d’aéroport et une galerie d’art. Dans ces intérieurs, cinquante-trois comédiens, d’âge différent, improvisaient des scènes trois heures par jour. »

Le théâtre semble, en cette occasion, s’être approprié un dispositif renvoyant vers un certain nombre de modèles préexistants.
Dans le domaine du jouet, en premier lieu, avec les maisons de poupée, ces répliques miniatures de maisons ou d’immeubles d’habitation. Initialement réservées aux familles royales, et devenues des objets de musée, elles se sont peu à peu démocratisées, pénétrant les chambres d’enfants. Leur miniaturisation, associée souvent à un grand souci de réalisme, en font un formidable terrain de jeu, propice à inventer des myriades d’histoires mimant toutes les situations domestiques possibles.
Dans la littérature, ensuite. Le grand roman-monde de Georges Perec La Vie mode d’emploi (dont une maison de poupée lui aurait du reste donné l’idée) retrace, comme l’on sait, la vie d’un immeuble du 17e arrondissement de Paris et évoque ou fait intervenir, au long de ses 99 chapitres, quelque 2000 personnages. « Entrez dans cet immeuble et vous ferez le tour du monde », écrivait Jean-Pierre Amette dans Le Point.
Dans Espèces d’espaces, Perec présentait son roman par les mots : « J’imagine un immeuble parisien dont la façade a été enlevée... de telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles. »

Mais le troisième modèle, c’est sous le crayon des dessinateurs qu’on le trouvera, qui ont été nombreux à représenter des immeubles en coupe. Dès le XIXe siècle, on peut dire que c’est un dispositif récurrent. Et ce n’est sans doute pas un hasard si le plus ancien exemple que je mentionnerai ici, une gravure de Bertall parue en 1845 dans Le Diable à Paris [1] a précisément été repris en couverture de l’édition du « Livre de Poche » de La Vie mode d’emploi (dans une version colorisée).
Cette « Coupe d’une maison parisienne le 1er janvier 1845 » s’inspire d’un plan d’architecte et montre comment « la stratification sociale du bâtiment s’établit à la verticale ». J’emprunte ces mots aux auteurs de l’ouvrage Intérieurs parisiens [2], et ne peux faire mieux que de reprendre ici leur description de l’image : « Au rez-de-chaussée se trouve le logement occupé côté rue par le couple de concierges appartenant à la petite bourgeoisie parisienne. (…) De l’autre côté de l’escalier, la cuisinière est figurée entourée de ses ustensiles. Au premier niveau (…), un salon luxueux, ouvert sur l’unique balcon de l’immeuble, est somptueusement décoré de deux hautes fenêtres entourant une cheminée en marbre sculptée, surmontée d’un miroir encadré d’œuvres magnifiées par un lustre étincelant. Cette pièce de représentation illustre le mode de vie des 1 % des Parisiens les plus riches : les notables fortunés. (…) Une famille certainement issue de la "bonne bourgeoisie" occupe sans ostentation le deuxième niveau. La recherche du confort est symbolisée par les différents sièges garnis de tissu, la cheminée et le lit entouré d’un double rideau, tandis que les deux grands tableaux aux cadres ouvragés pourraient être une marque de goût et de richesse. La superficie se restreint au troisième, où cohabitent sur le même palier un célibataire sur le point d’être expulsé et, peut-être, un rentier qui paraît assisté de sa gouvernante. Enfin, sous le toit, l’ouvrier désargenté, le poète ou le philosophe méditant, et l’artiste encombré par les œuvres sous sa lucarne, se côtoient. Dans ces espaces aux murs quasiment nus, le mobilier presque absent se réduit au strict minimum. » (page 102)
Il s’agit d’une vue latérale, comme le montre le fait que les éléments venant en saillie sur la façade (corniche, balcon) empiètent sur la marge de droite.

Charles Albert d’Arnoux dit Bertall (1820-1882) compte parmi les illustrateurs importants du siècle. Prolifique, il accompagna de ses images des œuvres de Boileau, Perrault, Cervantes, Hoffmann et Dumas (parmi d’autres) et collabora régulièrement avec Balzac. Dix ans après avoir signé cette gravure, il commença en outre à se faire un nom dans la photographie.
L’ambition de Balzac était de transcrire son époque, notamment dans sa dimension sociale, et il n’hésitait jamais à décrire l’ameublement d’une maison avec la plus grande minutie. On peut donc dire que Bertall fait ici du Balzac sous une forme condensée : il nous donne à voir une vision synthétique de la comédie humaine de son temps. Par ailleurs, il montre ce qu’aucune photographie ne pourra jamais présenter, à savoir un montage de scènes situées dans autant de décors, en relation de simultanéité.

Certaines de ces scènes ont un potentiel narratif évident, comme celle de l’homme qui fait face à son propriétaire ou à un huissier (?) et va devoir quitter les lieux. Mais la plupart sont dépourvues de cette dynamique interne et représentent des figures humaines engagées dans des activités anodines. Celles qui montent l’escalier (Bertall en représente à chaque étage, comme s’il n’était pas envisageable de laisser un espace vide, fût-ce la cage d’escalier) sont encore moins déterminées que les autres, puisque nous ne pouvons pas même savoir chez qui elles se rendent. Le dessinateur semble s’être amusé à introduire un effet de rime entre deux scènes de danse : chez les concierges (en bas à droite) et, à l’autre extrémité de sa composition, chez l’artiste. On notera enfin la présence d’animaux (deux au troisième étage, un autre sur le toit).

Robida et autres petits maîtres du XIXe

L’essayiste espagnol Enrique Bordes reproduit une très large sélection de planches analogues dans son bel ouvrage Cómic, arquitectura narrativa [3], et la suite de cet article bénéficiera de son travail de compilation.

Deux ans après Bertall, Karl Girardet (1813-1871) représente à son tour, dans le Magasin pittoresque, la vue en coupe d’un immeuble parisien, lequel obéit à peu près à la même ordonnance. Toutefois les contours de l’immeuble sont cette fois estompés, et l’action se situe visiblement dans la soirée, à la nuit tombée. On retrouve un personnage d’artiste peintre, un salon luxueux (il s’y donne une réception) et un animal sur le toit. Girardet introduit une nouveauté importante par rapport à son prédécesseur : il met en place des interactions entre les différentes scènes représentées. Ainsi, le musicien qui habite au-dessus du salon où se pressent les invités doit se boucher les oreilles en raison du bruit qui monte jusqu’à lui. Deux domestiques sont postés sur le palier, sans doute pour accueillir et introduire les invités, tandis qu’un valet est allé chercher du vin à la cave. Au troisième étage, un homme s’introduit chez le peintre par la fenêtre, on ne sait avec quelle intention, et l’homme qui habite la pièce voisine semble s’en apercevoir, puisqu’il tend l’oreille à la cheminée.
L’immeuble de Girardet n’est donc plus, comme celui de Bertall, une simple collection de scènes juxtaposées, mais un espace de vie coordonné, avec des acteurs en interaction.

Dans La Vie parisienne, Paul Hadol (1835-1875) donne en 1864 sa vue en coupe d’« Un hôtel de Paris au mois de juillet ». Ici l’immeuble n’est plus, comme chez Bertall et Girardet, ouvert en coupe latérale mais bien sous l’angle frontal. Plus aucun escalier n’est visible, on ne sait comment les occupants se déplacent d’un étage à l’autre. Le nombre de pièces dans lequel nous pouvons pénétrer du regard est démultiplié : on en compte 18, contre 13 chez Bertall et seulement 8 chez Girardet. On se trouve devant une mosaïque de scènes où prolifèrent les personnages engagés dans toutes sortes d’activités, l’ensemble manquant singulièrement de lisibilité. Dans les séparations horizontales entre étages prennent place de courtes légendes, qui prennent quelquefois la forme d’une réplique en style direct : « Faites-moi quelque chose de très Gentleman », recommande le bourgeois au tailleur venu prendre ses mesures ; « Ne me forcez pas la main Mr Gaudissard », dit une femme à un marchand venu la démarcher à domicile, très certainement inspiré du protagoniste du roman de Balzac L’Illustre Gaudissart (1833). Il n’y a plus de répartition des conditions sociales indexée sur la localisation dans l’immeuble, et j’avoue ma perplexité devant cette scène, dans la pièce de droite au deuxième étage, qui montre un « monarque » contemplant un coffre d’où débordent les « bijoux de la couronne ».
Tout se passe, en vérité, comme si Hadol, loin de chercher à restituer une quelconque vérité du lieu, avait simplement adopté le dispositif de l’immeuble en coupe pour faire tenir ensemble, sur une même page, des dessins qu’aucune sorte de logique ne relie les uns aux autres. On se trouverait devant une forme de « macédoine », c’est-à-dire devant une accumulation de dessins hétéroclites, comme il s’en publiait alors régulièrement dans les magazines illustrés, mais à laquelle l’immeuble prêterait une cohérence illusoire.

Albert Robida (1848-1926) publie le 13 mai 1882 dans La Caricature (dont il est alors le directeur) une planche inspirée du roman d’Emile Zola Pot-Bouille, dont la prépublication s’est achevée le 14 avril dans Le Gaulois. Ce roman fait pénétrer le lecteur dans la vie des occupants petit-bourgeois d’un immeuble parisien, montrant la « cuisine de tous les jours » pas toujours reluisante qui se cache derrière les belles façades en pierre hausmanniennes. Robida (qui avait déjà antérieurement taquiné l’idée de la maison en coupe dans d’autres planches ; voir notamment la une de La Caricature du 12 juin 1880, et les Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul, en 1879) représente l’immeuble de la rue de Choiseul à la manière d’un « gaufrier » de douze vignettes de superficie identique, plus les combles. La colonne centrale est formée par l’escalier, que dévale une jeune femme épouvantée poursuivie, à deux étages de distance, par un homme exalté. La légende située dans le bas de la page nous apprend qu’il s’agit du personnage de Berthe surprise par son mari dans la chambre d’Octave, leur voisin. Le lecteur de Pot-Bouille aura sans peine reconnu trois des personnages essentiels de Zola.
Les autres scènes, généralement légendées à l’intérieur de la vignette, renvoient à d’autres moments du roman. Octave Mouret, reconnaissable à son costume à carreaux, est représenté à quatre reprises, de sorte que, en se déplaçant d’une scène à l’autre, le lecteur peut reconstituer son parcours à travers l’intrigue du livre. Mais le facétieux Robida a représenté Zola lui-même, à deux endroits qui se répondent, sur l’extrême-droite de la planche. En bas, dans le rôle du concierge ; en haut, perché sur les toits, observant par la fenêtre d’une chambre mansardée l’une de ses héroïnes.

Le 31 mars 1883, Robida récidivait avec une spectaculaire planche présentée comme une « coupe du roman de M. Emile Zola » Au bonheur des dames (alors prépublié en feuilleton dans Gil Blas). Le grand magasin de prêt-à-porter féminin, saisi au moment de sa « Grande Exposition de printemps » vers laquelle se ruent les clientes, y apparaît comme un immeuble de treize étages, d’ailleurs qualifié de « monstre ». Par un effet de loupe, Robida grossit la partie centrale de sa composition, tandis que les scènes périphériques situées dans les différents rayons du magasin sont minuscules. Numérotées, elles font toutes l’objet de brèves légendes regroupées dans le bas de la planche.
Comme il est relevé sur le site de la BnF [4], on peut, cette fois encore, identifier plusieurs personnages du roman : « Octave Mouret y figure en chauffeur d’une locomotive infernale, et semble orchestrer la ruée des clientes et l’activité trépidante du magasin. En bas, de part et d’autre du magasin, le Vieil Elbeuf et la boutique de Bourras, minuscules, étriquées et sur le point d’être englouties par le "monstre". »

La dernière contribution mémorable de Robida au genre a paru sous la forme d’un supplément – planche dépliante – au n° 272 de La Caricature, le 14 mars 1885. C’est « Un restaurant pendant la nuit de la mi-Carême ». Robida propose, en couleurs, une vue en coupe du cabaret à l’enseigne de « La Grue d’or », où l’on sert des soupers fins, dans une grande salle au rez-de chaussée, et dans une série de salons privés disséminés dans les étages. L’établissement affiche complet en cette nuit de fête carnavalesque, ce qui offre au dessinateur l’occasion d’aligner une série de petits tableaux de mœurs, brièvement commentés dans des légendes numérotées regroupées dans le bas de la planche (par exemple : « Débuts dans la vie sérieuse d’une bande de jeunes bacheliers »).
L’on doit supposer que le procédé de la coupe avait valu au dessinateur des compliments et un certain succès, sans quoi il n’y serait sans doute pas revenu avec cette constance, s’imposant alors, incontestablement, comme le spécialiste du genre.
En comparaison, l’immeuble de six étages représenté en coupe dans le Magasin pittoresque en cette même année 1883, sous la double signature de Tissandier et Gilbert, apparaît singulièrement dépourvu de vie, et le dessin de saveur.

Enrique Bordes ne pouvait manquer de reproduire l’occurrence la plus ancienne repérée dans la presse espagnole, une planche de Xaudaró (1872-1933) publiée dans Blanco y Negro le 27 décembre 1902. L’artiste avait passé une partie de ses années de formation en France et avait dû être exposé au travail de Robida. Il allait du reste collaborer au Rire en 1907 et 1914, mais c’est aux magazines Blanco y Negro et ABC qu’il a donné l’essentiel de sa production comme caricaturiste. La planche en question montre, en vue latérale, un immeuble de cinq étages, avec la cage d’escalier sur la droite (c’est-à-dire à l’arrière de l’édifice). Il y a une grande scène représentée par étage (un bal, un souper, une soirée en famille…), l’originalité du dispositif conçu par Xaudaró résidant dans le fait qu’il a intercalé une petite pièce (une sorte de sas d’entrée) entre l’escalier et la pièce principale, qui permet à certains personnages d’être représentés à l’écart des autres, dans des activités qui leur sont propres (en haut, un homme, de dos, vomit son repas). Dans les caves, une bande de malfaiteurs s’emploie à percer un coffre.

Danièle Alexandre-Bidon me fait découvrir une page de Léonce Burret parue dans Le Rire à la date du 26 décembre 1903. Elle montre comment différents types de Parisiens (on est à Montmartre, le moulin visible dans l’angle supérieur droit l’atteste) occupent leur « nuit de Noël ». Selon que vous êtes gueux, bourgeois bambochard, retraité paisible, enfant, solitaire ou artiste bohême, votre Noël est bien différent. On ne s’aperçoit pas tout de suite de l’unité de lieu : mais la chambre du haut est mansardée, et la fête associant musique et femmes légères suscite les protestations de l’occupant de la vignette du dessous, qui représente donc l’étage inférieur. Nous sommes bien devant une maison en coupe, Burret faisant preuve d’originalité et d’audace en ne représentant pas le contour de l’édifice ni aucun élément architectural : pas d’entrée, ni d’escalier, pas de balcon ou de cheminée. L’armature est celle d’un multicadre classique, nous sommes face à une page de bande dessinée dont seule la lecture révèle la nature singulière, le premier coup d’œil n’y suffisant pas. Et le plus surprenant, dans le dispositif adopté par Burret, c’est que les quatre angles de la planche indiquent autant de sorties : ce qu’on y voit évoque, en contrepoint, le spectacle qui s’offre alentour.

Une recherche sur L’Illustré national me fait découvrir une autre planche, parue le 30 mai 1909 dans cet hebdomadaire illustré alors publié par Tallandier. Cette « maison tranquille », ainsi qu’elle est présentée par antiphrase, est dessinée par Thomen sur un texte de Pierre Beaulieu. Découpée en six registres, la planche présente douze pièces de dimensions identiques, du sous-sol (remarquer l’appareil de pierres dans les murs latéraux) aux soupentes, que le lecteur est invité à parcourir du haut en bas, les légendes étant numérotées. L’idée générale est que le bruit et la cacophonie règnent dans toute la bâtisse. C’est à celui qui a l’activité la plus bruyante mais, naturellement, chacun se plaint du vacarme que font les voisins.

Pour en terminer avec cette petite revue (incomplète) d’exemples précoces, faisons un saut outre-Atlantique. C’est dans le tout récent supplément bande dessinée (Comic Weekly) du New York World que parut, le 20 février 1898, une magnifique page due au crayon de Dan McCarthy, intitulée « The American Sky-Scraper is a Modern Tower of Babel » (Le gratte-ciel américain est une tour de Babel moderne) [5]. McCarthy n’a pas laissé de trace marquante dans l’histoire des comics mais il fut le fondateur de la National School of Caricature en 1900. L’immeuble abritant le quartier général de Joseph Pulitzer et la rédaction du World était l’un des plus hauts et des plus célèbres de New York à cette époque. C’est cet édifice que le dessinateur représente, en construction, non sans quelque exagération ironique puisque des petits dessins dans les marges suggère qu’il ridiculise par sa hauteur la Tour Eiffel et les pyramides d’Egypte. Toutes sortes de corps de métier sont au travail à l’intérieur de ce qui n’est encore qu’une carcasse, et l’on imagine que dans cette main-d’œuvre ouvrière toutes les communautés ethniques, les immigrants de toutes provenances sont évoqués, pour la plupart identifiables quand on y regarde de près, non sans que McCarthy n’eût recours à des stéréotypes désobligeants.

L’architecture comme métaphore de la planche

Face à une vue en coupe frontale d’un immeuble, le lecteur se trouve, comme le spectateur de théâtre, du côté du « quatrième mur » absent et pénètre du regard dans chacune des pièces. Le compartimentage de l’espace est analogue entre l’architecture de l’édifice et celle de la page de bande dessinée, l’une s’imposant à l’esprit comme la métaphore de l’autre. Et les vignettes devenant autant de petites chambres qui se creusent en perspective.
Par rapport à une planche de BD classique, la particularité du dispositif est que les scènes dessinées ne sont pas données comme consécutives mais que nous devons les tenir pour synchrones, ce qui autorise tous les parcours de lecture à travers la page. Pourtant, nous l’avons vu, Robida avait introduit une amorce de continuité à l’intérieur de sa planche inspirée de Pot-Bouille.

Il restait aux dessinateurs de bande dessinée à s’emparer du dispositif de la coupe et à l’intégrer dans le cours d’un récit plus ample.
Will Eisner a peut-être été le premier à le faire dans une planche célèbre du Spirit, tirée du 347e épisode, « The School for girls », paru le 19 janvier 1947. L’édifice est représenté en vue oblique, ce qui permet au dessinateur de nous montrer la porte latérale et de conférer un plus grand dynamisme aux volées d’escalier. Dans cette maison surveillée par des policiers (il y en a deux sur le toit), un meurtre vient d’être commis au rez-de-chaussée. Le Spirit et le commissaire Dolan sont sur les lieux, au premier étage, pour mener l’enquête. Les autres occupants de la maison sont tous représentés, de sorte que la planche n’est pas sans faire penser à un jeu de Cluedo (à ceci près que la pièce et l’instrument sont déjà connus).

Pour un exemple français, on peut retenir une planche de Jano intitulée Le H.L.M. infernal, parue dans Métal hurlant No.81 en 1982 [6] Jano représente en vue frontale un immeuble de cinq étages, plus la cave, dans lequel trois policiers viennent de s’engager. Ils vont avoir fort à faire : au sous-sol, un jeune caïd livre sa sœur aux assauts sexuels de ses copains ; au deuxième, l’occupant est mort depuis longtemps et ses chats règnent en maîtres dans la pièce ; au deuxième, ils auront le choix entre un adultère et la répétition assourdissante d’un groupe rock qui suscite l’ire des voisins du dessous ; au quatrième, une baby-sitter est ligotée sur une chaise et suppliciée par des enfants qui jouent aux indiens. Dans ce H.L.M. qui porte bien son qualificatif d’« infernal », Kebra, le rat loubard, héros de Tramber et Jano, est plus tranquillement occupé à un déménagement avec quelques amis.
Le dispositif de la coupe sert ici de moyen commode pour rassembler, en une seule page, une grande diversité de situations qui résument, avec l’exagération propre à la caricature, la vie de banlieue et son cortège supposé de désordres et d’incivilités. Il fonctionne comme un agrégateur de scènes, permettant le déploiement de tout un paradigme thématique.

L’album expérimental de François Mutterer et Martine Van Carpet’s Bazaar (Futuropolis, 1983) s’ouvrait sur une première page représentant trois étages d’un immeuble hausmannien, la nuit. « Les fenêtres éclairées nous permettent d’entrevoir une fête ou une réception mondaine. Le texte le confirme : "on est là pour s’amuser". Cette injonction peut s’entendre à double sens : elle se rapporte aux personnages encore invisibles qui participent à la sauterie, mais tout autant au lecteur qui vient d’ouvrir l’album pour y chercher matière à divertissement. » [7] Le nombre d’étages, trois, correspond au nombre habituel de strips à l’intérieur d’une planche, de sorte que, par rapport aux exemples commentés jusqu’ici, l’analogie architecturale s’en trouve renforcée. D’ailleurs le coin inférieur droit de la façade est corné, comme une page maintes fois manipulée, ce qui la dénonce comme trompe-l’œil, image dessinée, façade non de pierre, mais de papier.

© éditions Actes Sud

Beaucoup plus récemment, Brecht Evens a renouvelé le genre en insérant une coupe d’immeuble au début de son album Les Rigoles (Actes Sud BD, 2018). L’album n’est pas paginé mais il s’agit de la septième page après la page de titre. L’édifice compte neuf étages, plus le sous-sol, et s’organise autour d’une large cage d’escalier. Le lecteur plonge du regard dans près d’une centaine de pièces minuscules, les unes avec des occupants, les autres non, qui découpent l’ensemble de l’espace paginal (comme il n’y a pas de marge, le cadre extérieur de la page coïncide avec l’enveloppe du bâtiment). Cette page a été imprimée sous la forme d’une affiche promotionnelle diffusée par Actes Sud, assortie de la mention « 11 rue Simon-Crubellier 75017 Paris, comme décrit par Georges Perec dans La Vie mode d’emploi – Romans ». Mais, sauf erreur, la référence au chef-d’œuvre oulipien n’est pas rendue explicite dans l’album, et l’on doit supposer qu’elle ne sera pas nécessairement venue à l’esprit de tous les lecteurs.
A la page précédente, Evens avait représenté un homme trouvant un oiseau mort sur son palier et le glissant dans un sac plastique. Il faut un examen attentif de la coupe d’immeuble pour repérer que cet homme y est représenté à cinq reprises, descendant l’escalier, son sac à la main. Le dessinateur a donc repris le procédé déjà expérimenté par Robida : un personnage doué d’ubiquité, qui, en effectuant un trajet, introduit une temporalité dans ce qui semble une vue arrêtée.

On comprend pourquoi le Flamand a choisi ce clin d’œil à Perec en ouverture d’un récit choral, dans une ville livrée à l’ivresse, le temps d’une nuit d’été, où les scènes de foules sont nombreuses et qui pourrait sans doute être sous-titré romans, lui aussi. Mais cette image n’a pas véritablement ici de caractère séminal et ne porte pas à conséquence sur le plan de l’intrigue. A l’exception de notre homme au sac, les personnages minuscules que l’on y voit, dans des petites scènes aquarellées, ne sont pas identifiables, puisqu’aucun ne nous a encore vraiment été présenté. Ce n’est donc pas comme machine narrative que l’immeuble a intéressé Evens, mais en tant que machine graphique, ou structure plastique. On observera ainsi son jeu savant sur les perspectives, incompatibles : l’intérieur de chaque pièce est présenté en vue cavalière oblique, mais avec des lignes de fuite se dirigeant tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite. Et surtout, l’espace compartimenté de l’immeuble entre en résonance avec les effets de damiers vus dans les pages antérieures, avec les boîtes de l’homme au sac sur le point de déménager, et même avec l’alignement des boîtes aux lettres parallélépipédiques sur la page qui suit. Le dessinateur joue en virtuose avec les effets d’orthogonalité et d’entassement, les rythmes, les couleurs.

Bien d’autres dessinateurs ont exploré toutes les possibilités offertes par le dispositif de la coupe architecturale, dans et en dehors de la bande dessinée, notamment dans le livre de jeunesse, et même dans des albums à colorier. Dupuy et Berberian avaient utilisé le principe dans leur illustration pour la une de Télérama Paris No.172, en 1996. Mais il ne saurait être question ici de se vouloir exhaustif.

A ma connaissance, il n’existe qu’une seule série de bande dessinée dont CHAQUE PLANCHE est structurée de la sorte. Inédite en France, elle a paru en Espagne, à partir du 6 mars 1961 (premier numéro du magazine Tio Vivo), avec un succès considérable. Francisco Ibáñez (prolifique dessinateur humoristique, né à Barcelone en 1936, et surtout rendu populaire par sa série Mortadel y Filemón) en est le créateur et a dessiné les 314 premières planches, avant d’être remplacé, la série se prolongeant jusqu’en 1981. Une édition intégrale de la période Ibáñez a paru en 2016 chez Ediciones B.

Première planche de la série 13, Rue del Percebe

13, Rue del Percebe raconte la vie d’un immeuble d’habitation et de ses habitants [8], parmi lesquels une concierge, un vétérinaire, un voleur compulsif (marié, et les yeux dissimulés par un loup), une famille nombreuse, une vieille dame et ses chats, un savant fou. Le magasin du rez-de-chaussée vend toutes les denrées possibles, successivement. Le toit est un lieu très fréquenté. De la bouche d’égout placée juste devant l’entrée sortent quantité de personnages. L’ascenseur, et accessoirement l’escalier dont il est flanqué, sont presque des acteurs à part entière de ce concentré de loufoquerie. Au tout début, l’auteur liait les planches par une forme d’enchaînement, en usant du vieux procédé de l’arbre dont la croissance marque l’écoulement du temps (sur le côté gauche de la maison, qui est représenté en vue oblique). Mais, planté à la page 2, l’arbre était coupé dès la planche 7, au terme d’une croissance rapide. Ce semblant de continuité disparaît ensuite, mais nombre d’éléments font régulièrement retour : l’araignée géante de la 9e planche revient à la 24e, les fantômes apparus pour la première fois à la 21e font retour trois semaines plus tard, et ainsi de suite. Le comique d’Ibáñez joue de l’absurde, des incongruités de toutes sortes (on ne s’étonne pas de voir débarquer Frankenstein, un dinosaure, une baleine, un esquimau, des indiens, un dragon, et cent autres ingrédients dont on pourrait dire qu’ils appartiennent au folklore de la BD populaire), et de variations sur des situations récurrentes. Dans une page, tous les personnages sont traités en ombres chinoises ; dans une autre, l’immeuble est inondé jusqu’au deuxième étage. Le style graphique s’assagit toutefois peu à peu, perdant de sa folie initiale.

Ibáñez devait récidiver pour la revue Guai ! avec 170 épisodes de la série 7, Rebolling Street, dans les années 1990, chaque livraison occupant une double page, avec plus de pièces et donc de situations cocasses. Comme une version augmentée de son succès antérieur, mais qui n’apporta rien de nouveau.
Dans ces deux séries dessinées fondées sur un décor unique et un petit nombre de personnages inamovibles, les images s’offrent à une lecture déchronologisée : il n’y a aucune raison de commencer sa lecture par le toit plutôt que par la loge de la concierge ou par l’ascenseur. Les scènes, presque toujours non connectées entre elles, sont données sans ordre, et tous les parcours translinéaires à travers les pages sont autorisés. Enrique Bordes observe : « 13, Rue del Percebe n’est pas vraiment la coupe d’un édifice, c’est une énorme scène théâtrale ouverte. C’est le modèle théâtral élevé à l’échelle architectonique. » (Cómic, arquitectura narrativa, op. cit., p. 173)

Coupes réglées

En tant que membre fondateur de l’Ouvroir de bande dessinée potentielle (OuBaPo), j’avais proposé, lors d’une réunion de travail, que nous nous attelions à un ambitieux projet collectif qui aurait pour titre L’Immeuble.
Il se serait agi d’un album de grand format réalisé collectivement, comptant quarante double pages. Chacune aurait mis sous les yeux du lecteur la même vue en coupe d’un immeuble (l’hommage à Perec était bien sûr pleinement assumé). Les différentes pièces d’habitation auraient accueilli autant d’histoires singulières, prises en charge par un dessinateur différent (ou un binôme dessinateur-scénariste ; pour ma part, je devais faire équipe avec Baudoin). A la différence de 13, Rue del Percebe – que je ne connaissais pas à l’époque ; j’avais en revanche présenté Bertall et Eisner comme précédents –, le lecteur n’aurait donc pas été confronté à de simples gags ou situations mais bien à des histoires développées dans la durée, bénéficiant de quarante épisodes pour aller au bout d’un scénario évolutif.

Brouillon des deux cases que devait dessiner Edmond Baudoin
pour la première double page de L’Immeuble.

On se souvient peut-être de l’histoire en 6 pages de Régis Franc, « Hong Kong terre de contrastes » [9], où trois histoires parallèles étaient entrelacées. Dans Case planche récit, Benoît Peeters expliquait que cette configuration conduisait le lecteur à hésiter entre deux « types de parcours aussi peu satisfaisants l’un que l’autre » et trouvait sa vérité dans cette oscillation. Avec L’Immeuble, le nombre d’histoires conduites en parallèle étant sensiblement plus élevé, la lecture en aurait été d’autant plus problématique. Epuiser la double page avant de passer à la suivante, c’était perdre le fil de chacune des histoires ; en lire une dans sa continuité, c’était devoir revenir sur ses pas, autant de fois qu’il y avait d’histoires.

Nous avions décidé, avec mes camarades oubapiens, qui s’étaient ralliés au projet, que le récit se déroulerait en 24 heures et serait divisé en quatre séquences correspondant à des tranches horaires précises, à développer chaque fois en dix cases. Des contraintes additionnelles élaborées au cours de plusieurs séances collectives instauraient tout un système de rendez-vous obligés pour tous et de croisements entre les récits. C’était difficile à mettre en œuvre, certes, compte tenu du nombre de participants pressentis (une vingtaine, au nombre desquels les « invités » non-oubapiens Stanislas, Marc-Antoine Mathieu, Vanoli, Baudoin, Jean-Pierre Duffour et Joann Sfar) et d’une coordination quelque peu défaillante. Nous avions initié le projet lors de la séance du 19 février 1995, y avons travaillé longtemps, mais sans aboutir à un résultat satisfaisant et, pour finir, le projet fut abandonné, à mon vif regret.

Stanislas, dessin de la page de titre de L’Immeuble.

En 1999, Stanislas – qui avait tracé le plan de l’immeuble, gabarit de l’ensemble des pages, à l’intérieur duquel les contributions des uns et des autres devaient être rapportées – publiait, seul, chez Flammarion, un album jeunesse proche de ce que nous avions envisagé de faire (mais la continuité des histoires et sans la dimension collective), sous le titre 17, rue Tabaga [10]. Le principe du fonctionnement par doubles pages est repris, mais elles ne sont qu’au nombre de douze. L’illustration de la page de titre renvoie très explicitement à l’idée d’une maison de poupée. Sur les premières gardes, les occupants de la maison nous sont présentés. Au fil des pages s’égrènent les douze mois de l’année. C’est donc la vie de cette maison durant une année qui nous est résumée à travers douze instantanés. Pour chaque mois, le jeune lecteur ou la jeune lectrice est invité.e à répondre à une question ou découvrir un élément plus ou moins dissimulé dans les images. Ici, tout le monde mène une vie bourgeoise et aimable. Les dessins sont gais, les couleurs pimpantes. On est aux antipodes du H.L.M. infernal de Jano.


Un ouvrage récent, par lequel je terminerai cette étude, est Le Gratte-Ciel, de la dessinatrice allemande Katharina Greve (née à Hambourg en 1972), sous-titré 102 étages de vie et paru chez Actes Sud - L’An 2 en 2018.
Dans un format vertical mimant celui du gratte-ciel (24 cm x 12,5), l’album propose au lecteur de parcourir l’édifice de la cave jusqu’au dernier étage, en montant ou en descendant, à raison de quatre strips par double planche. Chaque bande correspond à un étage. La vue en coupe permet de pénétrer du regard dans le hall d’entrée, la cuisine et le séjour, ainsi que sur le petit balcon. À chaque étage/appartement correspond une anecdote, une tranche de vie impliquant des personnages différents : couple, enfants, ados, amants, prophète, cambrioleur, plombier, animaux, visiteurs... Le livre de Katharina Greve a ceci de particulier que l’autrice s’est ingéniée à créer des liens entre certaines histoires distantes de plusieurs étages.

Ainsi, l’analogie – l’homomorphisme ? – entre le multicadre de la bande dessinée, avec ses cases habitées par des acteurs de papier, et la structure orthogonale d’un immeuble, avec ses pièces habitées par un échantillon d’humanité, a inspiré plus d’un dessinateur depuis le XIXe siècle. Gageons que l’on verra dans l’avenir de nouvelles propositions qui sauront en tirer des partis n’ayant pas encore été explorés.

Thierry Groensteen

[1] Ouvrage en deux tomes publié par Hetzel en 1845 et 1846.

[2] Charlotte Duvette, Hadrien Volle, Morgane Walter, Intérieurs parisiens. Du Moyen Âge à nos jours, Parigramme/Compagnie parisienne du livre, 2016.

[3] Enrique Bordes, Cómic, arquitectura narrativa, Madrid, Cátedra, « Signo e Imagen », 2017, 398 pages. Voir pages 132ss.

[4] L’image est reproduite dans l’exposition virtuelle consacrée à Emile Zola. URL http://expositions.bnf.fr/zola/

[5] Peter Maresca n’a pas manqué de reprendre cette page dans sa remarquable anthologie des premiers Funnies intitulée Society is Nix : Gleeful Anarchy at the Dawn of the American Comic Strip, 1895-1915, Sunday Press Books, 1913.

[6] L’original est conservé au musée de la Bande dessinée, sous le numéro d’inventaire 91.16.1, et a été reproduit dans La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Cité internationale de la bande dessinée / Skira Flammarion, 2009, p. 125.

[7] Tiré de mon étude dans Les Cahiers de la bande dessinée : « Carpet’s Bazaar, le rouleau sans visage », No.72, nov.-déc. 1986, p. 87-90.

[8] Ibáñez avait repris l’idée de l’immeuble en coupe de son compatriote Manuel Vázquez, qui avait publié une page unique usant de ce procédé en 1959, chez le même éditeur : « Un Dia en Villa Pulgarcito ».

[9] Reprise dans l’album Histoires immobiles et récits inachevés, Dargaud, 1977.

[10] Il a été réédité en 2017 chez Thierry Magnier sous le titre… L’Immeuble.