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la bande dessinée du réel et la poésie de la non-fiction

Laurent Gerbier

[Avril 2020]

L’histoire de la bande dessinée est celle d’une série de tentatives pour échapper à une « assignation à l’enfance » qui se double d’une forte standardisation des récits : la « bande dessinée du réel », qui s’est imposée en Europe au cours de la dernière décennie, est la dernière en date de ces tentatives.

Lorsque le nom même de « bande dessinée » commence à s’imposer, dans les années 1950, les histoires en images que l’on appelle encore généralement des illustrés sont enfermées dans une double contrainte : elles sont considérées comme essentiellement destinées à un public enfantin, au nom de quoi la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse en prévoit l’encadrement, et elles relèvent essentiellement des récits de genre – aventure, western, science-fiction, romance, édification morale ou humour. Mais les années 1960 et 1970 voient émerger, dans le sillage des grands mouvements contre-culturels et protestataires, des usages de la bande dessinée qui revendiquent vigoureusement le droit de s’adresser aux adultes et d’explorer des territoires jusqu’alors interdits : de la satire politique virulente de Hara-Kiri à l’érotisme assumé du Barbarella de Jean-Claude Forest (1964), une première forme de « bande dessinée adulte » apparaît alors, qui se heurte cependant très vite à une équivoque durable. En effet, la sexualité constituant le principal tabou de la bande dessinée pour enfants, « bande dessinée pour adultes » se met à désigner de manière à peine euphémisée la bande dessinée pornographique.

Néanmoins, les transformations de cet art que l’on commence à appeler « neuvième » sont réelles : dans les années 1970 et 1980, un certain nombre de créateurs et d’éditeurs inventent, à tâtons, un nouveau style de bande dessinée, marquée par une conscience claire des changements du lectorat et de ses attentes et par un renouvellement et un élargissement notable des thèmes et des récits. Baptisée graphic novel aux États-Unis, et « roman en bande dessinée » en France [1], cette nouvelle forme ne définit pas un genre nouveau : elle proclame sa différence, sa maturité, sa capacité à traiter de la réalité avec la même richesse que le cinéma ou la littérature.

Pourtant, des années 1980 aux années 1990, la concentration industrielle de l’édition de bande dessinée entraîne, en France, une croissance forte du marché en même temps qu’un renforcement des standards génériques et formels. Les revendications de maturité et les expérimentations narratives et visuelles n’auraient-elles été qu’un trompe-l’œil ? C’est ce qu’affirme en 1990 Jean-Christophe Menu dans l’unique numéro de Labo, revue éditée par Futuropolis : « Adulte ! Elle a tout perdu, la bande dessinée, à vouloir soi-disant jouer les adultes. Au moment où elle avait tout fait pour le devenir, adulte (si elle ne l’était pas encore avec ses meilleures créations tous publics), repli complet vers tout ce qui caractérise l’adolescence et le transitoire. »

L’année suivante, Menu fait partie des fondateurs de L’Association, un éditeur indépendant revendiquant une logique d’auteur contre la logique des produits, et entendant rompre avec les stéréotypes et l’indécrottable immaturité des productions marchandes. L’Association n’est pas isolée : autour d’elle, une douzaine de petits éditeurs sont fondés au début des années 1990, qui vont profondément renouveler les manières de créer, d’éditer et de lire de la bande dessinée. Cette troisième vague de renouvellements formels met au centre de son entreprise le récit autobiographique, imposé par plusieurs œuvres fortes qui marquent les années 1990, du Livret de phamille de Jean-Christophe Menu (1995) à L’Ascension du Haut Mal de David B. (1996-2003) en passant par le Journal de Fabrice Neaud (1996-2002) ou celui de Jo Manix (1994-2001). Pourtant, dès le début des années 2000, le succès même de ces nouvelles perspectives donne lieu à une foule d’imitations plus faciles ou moins inspirées, et dès 2007 Neaud et Menu, deux des premiers auteurs à avoir investi cette voie, en constatent avec dépit la sclérose et la standardisation [2]

La quatrième vague : sortir de la fiction

La « bande dessinée du réel » peut ainsi être considérée comme le quatrième grand mouvement de renouvellement et de redéfinition formelle de la bande dessinée depuis les années 1960. Aucun des épisodes précédents n’a véritablement échoué – il existe toujours des bandes dessinées satiriques, politiques et contestataires ; il existe toujours des romans graphiques ; il existe toujours des introspections autobiographiques. Mais aucun n’a pu échapper à l’immense appétit de livres que manifeste le marché de la bande dessinée : tous ont fini, en raison même de leur succès, par définir quoi qu’ils en aient un nouveau code, un nouveau standard, une nouvelle stéréotypie, face à laquelle peut et doit émerger un nouveau « front de renouvellement ». On peut ainsi considérer la bande dessinée du réel comme la « ligne de front » propre aux années 2000-2010.

Aujourd’hui, cette appellation recouvre des pratiques variées, mais sa véritable singularité tient dans le choix d’un rapport non fictionnel au réel – par ce biais, d’ailleurs, la bande dessinée rencontre (en les ignorant très souvent autant qu’ils l’ignorent elle-même) des débats sur le « virage documentaire » des arts médiatiques et plastiques contemporains, situation qui n’est pas sans rappeler le développement de l’autobiographie dessinée dans les années 1990, strictement parallèle au développement des pratiques littéraires et des études savantes sur l’autofiction, mais là aussi dans une quasi-ignorance mutuelle très frappante.

C’est cette proximité avec le documentaire qui a valu à ce nouveau « courant » l’appellation de « bande dessinée de reportage », ou de « bande dessinée documentaire », deux étiquettes brièvement essayées avant que s’impose au milieu des années 2000 l’expression de bande dessinée du réel : esquissée par Pierre-Alban Delannoy dans un ouvrage publié en 2007 [3], cette dénomination doit peut-être aussi être rapportée à la création à Ravenne en 2005 du Komikazen, festival internazionale del fumetto di realtà. Quoi qu’il en soit, l’expression « bande dessinée du réel » a fini par s’imposer, chez les journalistes, les critiques, les théoriciens, les libraires et les lecteurs, dans les premières années de la décennie actuelle.

Varier les dialectes visuels

Dans leur effort pour appréhender la réalité, sous ses visages parfois les plus complexes, les créateurs qui ont emprunté cette voie ont été conduits à imaginer de nouvelles solutions graphiques, afin de transmettre au lecteur une figuration intelligible des faits complexes, des circonstances intriquées, des processus historiques embrouillés auxquels ils choisissaient de s’attaquer. Ce faisant, ils ont mis au travail une très ancienne caractéristique des premiers récits en images : au XIXe siècle, les « bandes dessinées », les caricatures et les dessins de presse avaient développé une étonnante capacité à imiter toutes les nouvelles formes visuelles de la connaissance scientifique et technique.

Comme l’a montré Thierry Smolderen, qui a abondamment documenté ce phénomène [4], le récit dessiné se montrait capable de parler tous les « dialectes visuels » de son temps à l’instant même où ils apparaissaient, et cette capacité s’étendait des nouveautés du divertissement de masse (la bande dessinée s’appropriant le langage visuel des dioramas, des phénakistiscopes, des premiers pas du cinéma) aux éléments de découverte scientifique (de la photographie aux rayons X en passant par la gamme variée des représentations savantes d’une réalité saisie à l’échelle microscopique ou macroscopique). Les « bandes dessinées du réel » se servent aujourd’hui de cette même capacité plastique, et font preuve du même genre de « polyglottisme visuel » pour appréhender la réalité.

Renouvelant l’usage pédagogique des bandes dessinées dans les illustrés pour la jeunesse de l’après-guerre, certains artistes explorent les potentialités de la vulgarisation scientifique en bande dessinée. D’autres rencontrent l’enjeu pédagogique depuis un point de vue qui est d’abord militant, ou politique, ou plus directement journalistique. D’autres enfin apprécient les « dialectes visuels » empruntés à des registres qui ne relèvent pas de la fiction pour leur puissance poétique propre, ou pour leur capacité à véhiculer des discours complexes, articulés et techniques, que la bande dessinée semblait incapable de transmettre. Sans prétendre décrire l’ensemble du champ, désormais extrêmement riche et varié, il est possible de mentionner quelques exemples significatifs de ces trois registres – vulgarisation savante, journalisme ou militantisme dessiné, poésie des images savantes – dont je force ici un peu la distinction.

Les magazines pour enfants, dès le début du XXe siècle, incluaient fréquemment des pages didactiques, dont l’intention relevait souvent de l’édification morale (sur un mode qui relevait alors en général de l’exemplum), mais aussi parfois de la vulgarisation : fiches pratiques, dossiers documentaires, schémas, permettaient de traiter de sujets concrets, de la santé à la technologie, des fusées spatiales aux secrets de fabrication de la télévision. Se réappropriant ce genre ancien de « bandes dessinées pédagogiques », Jean-Yves Duhoo entreprend en 2008 dans Spirou de publier une série de reportages scientifiques, au cours desquels il visite des laboratoires de recherche en expliquant le travail des chercheurs, en décrivant leur manière de penser, en détaillant le type de faits qu’ils établissent ou les instruments qu’ils utilisent. Un premier recueil chez Dupuis en 2010, Le Labo, relève à la fois du reportage et de la vulgarisation savante. Duhoo, qui avait travaillé entre 2004 et 2006 pour Capsule comique, un trop éphémère magazine pour enfants, a pu y croiser Marion Montaigne, dont le blog « Tu mourras moins bête (mais tu mourras quand même) », créé en 2008 et publié depuis 2011, aborde à sa manière la vulgarisation scientifique, sur un mode humoristique mais sérieusement travaillé.

Dans un autre registre, Philippe Squarzoni, impliqué dès la fin des années 1990 dans le mouvement altermondialiste, s’intéresse en 2008 au changement climatique et réalise qu’il ne maîtrise pas les enjeux techniques du sujet : il entreprend alors de se former, lisant, rencontrant et interviewant les experts du GIEC, rassemblant de la documentation savante. L’ensemble débouche sur la publication de Saison brune : Squarzoni y livre une étude pédagogique minutieuse de la complexité du changement climatique, saisi dans ses enjeux scientifiques et politiques. Plutôt qu’un exposé didactique magistral, l’auteur choisit de raconter à la première personne ses interrogations, ses doutes et ses recherches, accompagnant son lecteur plutôt qu’il ne l’instruit, et employant ainsi le registre autobiographique pour la fonction d’intercession extrêmement efficace qu’il lui offre. Ce choix lui permet de juxtaposer dans ses planches des schémas, des diagrammes, des photographies redessinées, des photogrammes de cinéma ou de télévision, en même temps que des autoportraits méditatifs qui scandent ses propres découvertes. La « réalité » qu’il s’efforce d’appréhender n’est jamais simple ni univoque : la variété des « discours visuels » qui tentent de la cerner lui conserve au contraire toute sa complexité.

Saison brune paraît en 2012, l’année même qui voit la création de La Revue dessinée, premier support entièrement consacré au reportage en bande dessinée : le plus souvent, un dessinateur et un journaliste travaillent ensemble leur sujet (mais parfois le dessinateur est lui-même le journaliste). Là encore, la complexité technique des sujets abordés conduit très souvent les auteurs à intégrer dans leur reportage des outils visuels qui ne relèvent pas du récit : schémas, diagrammes, cartes, tableaux, fresques historiques, qui viennent compliquer les niveaux d’énonciation en même temps que les registres visuels. Ces auteurs se montrent confiants dans la capacité de leur lecteur à intégrer ces hybridations iconotextuelles pour circuler entre les différents vecteurs de connaissance qui lui sont proposés. Sept ans et 22 numéros plus tard, ce pari semble fécond : la revue s’est imposée dans le paysage de la bande dessinée, et a largement contribué à y installer la « bande dessinée du réel » comme catégorie communément utilisée. [5]

Le travail de Jens Harder offre une prise toute différente sur le réel. Né en Allemagne en 1970, il y publie en 2009 (et la même année en France) le premier volume d’une trilogie littéralement monstrueuse. Alpha… directions entreprend en effet de récapituler toute l’histoire de la Terre, depuis la formation de la planète jusqu’à l’apparition de l’homme (Beta… civilisations, le second volume, paru en 2014, suit l’évolution de l’homme jusqu’à l’invention de l’écriture – le troisième volume est encore à paraître [6]). L’entreprise est originale, visuellement magnifique, et délibérément déroutante : c’est une fresque aussi bien qu’une épopée, et le texte y est rare, tandis que le dessin immensément riche mêle illustrations scientifiques, diagrammes, données factuelles et rêveries poétiques en de vastes compositions soigneusement architecturées qui requièrent du lecteur une immersion complète et un « contrat de lecture » inédit, indispensable pour suivre le cours de cette histoire dont les planches encyclopédiques obligent à inventer une pratique de lecture nouvelle.

Illustration de couverture de Alpha... directions, par Jens Harder

Ces trois exemples, de la vulgarisation scientifique à la poésie diagrammatique en passant par le reportage journalistique ou militant, n’ont pas pour ambition de résumer la richesse et la variété des formes de la bande dessinée dite « du réel ». Désormais bien installée dans le paysage éditorial, cette dernière n’a par ailleurs aucune raison d’échapper à l’implacable dialectique des cultures de masse qui a affecté les trois précédents « fronts pionniers » de la bande dessinée : son succès même, à n’en pas douter, est déjà en train de la scléroser, et ce nouveau standard appellera certainement d’autres expériences et d’autres lignes de coupure dans la décennie à venir. Cependant, en réactivant la capacité du récit dessiné à parler tous les dialectes visuels de son temps, en la reconnectant à l’image savante comme à l’histoire de la peinture, à la photographie comme à l’illustration pédagogique, la bande dessinée du réel aura au passage eu le mérite de rappeler que la « bande dessinée » elle-même, dont le nom n’a pas plus de soixante-dix ans, n’est peut-être qu’une des manières singulières de cultiver le vaste champ des iconotextes imprimés dans lequel elle circule avec aisance.

Laurent Gerbier

(Cet article a paru dans le No.1210 de Quinzaines, le 1er mars 2019, dans le cadre d’un dossier coordonné par Luc Vigier et intitulé « Bande dessinée : les nouvelles approches ». Repris avec l’autorisation de l’auteur.)

[1] L’expression apparaît pour la première fois en 1975 sur le quatrième plat de La Ballade de la mer salée de Pratt, publié chez Casterman.

[2] Dans le troisième et dernier numéro de la revue théorique L’Éprouvette, publiée par L’Association.

[3] Pierre-Alban Delannoy (dir.), La Bande dessinée à l’épreuve du réel, L’Harmattan, 2007.

[4] Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, de William Hogarth à Winsor McCay, Les Impressions nouvelles, 2009.

[5] Sur Saison brune, voir sur ce site, dans le dossier « Fin(s) du monde », l’entretien avec Philippe Squarzoni, philippe squarzoni : retour sur saison brune, et le texte de Marion Tournay, saison brune, dix ans après

[6] Note de l’éditeur : le « Grand Récit » de Jens Harder comprendra quatre volumes, Beta… civilisations étant divisé en deux volumes, que suivra Gamma.